jeudi 4 avril 2024

Les lendemains de Pâques

 

Shimon attendait en silence à droite du rideau d’entrée, espérant que nul ne l’appellerait. Il avait reconnu l’étrange lueur qui habitait les yeux des visiteurs, ce soir-là. Ils sentaient le sang et cette odeur les excitait. Comme bien des gens de paix, ceux-ci ne réprouvaient que la violence des autres, et cela surtout quand elle était utilisée à leur encontre.

La tension n’avait pas encore atteint son comble. Elle augmentait par vagues, d’abord ténues, insidieuses puis de plus en plus palpables au fur et à mesure que l’envie de meurtre s’affirmait chez les participants, faisant lentement glisser leurs masques pour laisser apparaître leurs visages.

Bien des fois ce soir-là, Shimon avait eu l’occasion de maudire ses capacités et son ambition. Si seulement il avait été moins diligent, moins exact dans son travail, il aurait été en train de patienter au coin d’un bon feu avec les autres valets. Il valait mieux essuyer les crachats que d’attendre à cet endroit, tandis que la violence et la mort rôdaient entre ces murs pour se glisser dans la pièce où, inévitablement, quelqu’un allait lui dire d’entrer.

Quand le rideau s’entrebâilla et qu’il entendit la phrase qui scellait son destin, Shimon était résigné à son sort mais prêt à jurer qu’on ne l’y reprendrait plus. Il rejoignit son maître qui prenait un peu de repos dans la salle redevenue calme. Le spectacle joué ici approchait de son acmé et l’homme qu’il servait voulait y apparaître sous son meilleur jour. Quand il fut un peu reposé, il but quelques gorgées d’eau puis se leva, prêt à reprendre son rôle. Lui seul avait conservé le masque dont il ne se départait qu’à l’abri des regards de ses subordonnés.

« - Laissons-là les témoins. Je souhaite interroger le prévenu moi-même. »

Le silence fut total. L’heure de la curée allait sonner.

Tout alla très vite alors. Shimon avait entendu son maître maugréer tandis qu’il lui massait les épaules et savait à peu près ce qui allait arriver. Une question, une réponse, une envolée lyrique, et ce fut tout. La salle se déchaîna et se déversa sur le prévenu. Chaque maître hurlait en levant le poing, lâchant son valet favori sur l’innocent afin de ne pas souiller ses mains.

En sentant peser sur lui le regard de son propre maître, Shimon se sentit envahi d’un désespoir incommensurable. Tandis qu’il se tournait vers l’ancien prévenu devenu coupable, il entrevit le sourire de son bourreau plein du bonheur d’avoir brisé sa créature.

Il donna des deux poings, comme les autres, imitant leurs jeux absurdes. Chaque coup le détruisait davantage, mais que faire d’autre ?

Tandis que des gardes armés se saisissaient du corps ensanglanté de la victime, Shimon ne put s’empêcher de lui demander :

« - Tu as bien reconnu quelqu’un, n’est-ce pas ? Pourquoi n’as-tu rien dit ?

- Je ne reconnais pas les morts. Ils sont tous les mêmes. »


Cette réponse chemina longtemps en Shimon tandis que son ombre vaquait à ses tâches habituelles. Il n’avait pas toujours conscience de sa présence en lui mais elle commença à lui barrer certaines routes pour lui en ouvrir d’autres. Elle agissait comme l’une de ces lanternes que l’on place à l’entrée des auberges pour guider les voyageurs perdus dans la nuit.

Au tribunal de sa conscience, tous hurlaient « Coupable ! » en le pointant du doigt, lui conseillant tantôt de se pendre, tantôt de se perdre. La réponse du martyr pointait vers une autre voie.

Quand la rumeur de la résurrection de l’homme parvint à son oreille, il sourit amèrement. C’était tout lui. Ainsi, il aurait eu la chance de rencontrer le Fils de Dieu et il l’aurait frappé pour sauver sa place de valet favori d’un maître inique… Enfin, son mariage allait peut-être lui changer les idées. Il finirait bien par oublier cela. Après tout, chaque homme n’était-il pas condamné à vivre avec le mal qu’il avait fait ?

Il aurait fallu que Shimon fût sourd et aveugle pour ne pas percevoir la violence qui montait dans son entourage et qui allait bientôt le happer, lui aussi. Lapider les chrétiens, ainsi qu’ils se nommaient, était devenu un passe-temps à la mode, et Shimon éclatait d’un rire étrange lorsqu’on lui demandait de venir participer à une mise à mort. Ses refus répétés allaient finir par le rendre suspect, mais qu’y faire ? S’il en croyait l’homme qu’il avait frappé, Shimon était déjà mort, alors pourquoi s’inquiéter ?

Non, la seule chose à faire était de suivre l’homme et de revenir à la vie, mais comment ? Pas en tuant. De cela, Shimon était sûr. Il avait bien essayé d’écouter ses disciples mais rien dans leurs discours n’éveillait en lui la moindre lueur d’espoir. Pourtant, s’il restait là, sans rien faire, il finirait écrasé par le poids de ce qu’il avait fait. Plongerait-il dans le mal ou dans la folie ? Cela, il l’ignorait.

Et puis, un jour, il vit une meule tirée par un âne. La bête ne peinait pas particulièrement parce que tout le système était admirablement conçu et que son maître prenait soin d’elle, mais les mouvements circulaires de la pierre avaient un effet remarquable : séparé de la balle, le grain devenait farine. Affinée, épurée, la semence brute se transformait en pain de vie.

Soudain, un haro retentit, bientôt repris par des villageois disant craindre Dieu et tous coururent sus au chrétien en ramassant des pierres. En tant qu’étranger, Shimon fut à peine convié à se joindre aux festivités et il resta seul en compagnie de l’âne.

Quand les villageois revinrent, ils trouvèrent Shimon étendu près de la meule, les deux mains broyées par la pierre, veillé seulement par l’âne qui reniflait l’agonisant sans paraître le moins du monde effrayé par l’odeur de son sang. Lorsqu’il décéda, son visage arborait le sourire d’un enfant heureux. Dans la mort, son masque avait glissé pour révéler la lumière qu’était devenue sa vie.


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lundi 18 mars 2024

272 bis, Avenue du Ciel

 

Second dialogue de fiel et de miel : les deux étages des enfers



Afin de donner un coup de fouet à ses chiffres d’audience qui ont tendance à stagner, voire à baisser, Iel organise un évènement amplement annoncé : il invite le père de celui qui avait lancé sa carrière d’influenceur, Dieu, en promettant à ses abonnés un spectacle aussi surprenant que scandaleux.

La scène est dans le studio de Iel, toujours plus pimpant, design et stylé. Ses innombrables bouches émettent constamment un brouhaha diffus dont émerge une voix asexuée. La présence de Dieu n’est manifestée que par une absence solitaire d’où sort une voix profonde.



- Oh mon Dieu, quand me tueras-tu ?
N’ai-je pas assez attendu ?
N’ai-je pas assez fait le mal ?
N’ai-je pas assez fui le bien ?

-Pourquoi veux-tu que je te tue ?
Crois-tu que la mort est un dû ?
Quant à ton mal, il est banal
et tu n’as pas aimé en vain.

- Pourtant, Seigneur, j’ai tant erré
sur tous les chemins de la vie !
Et puis j’ai haï tant de gens
et n’ai aimé que mes plus proches.

- Ils sont les plus durs à aimer
car on vit en leur compagnie.
Pourquoi te méprises-tu tant ?
C’est cela que je te reproche.

Ce que je vois, mon petit gars,
c’est que tu tiens tout pour acquis.
Te crois tu si facile à faire ?
Crois-tu que l’on crée comme on pète ?

Et pour réparer vos dégâts,
est-ce si simple, à ton avis ?
Les anges n’ont aucun horaire
Tant vous savez vous montrer bêtes.

- Mon Seigneur, la vie est si dure !
Prends pitié de ta créature !
Tout est si laid, tout est si vain :
chaque jour a un goût de cendre.

- J’ai pitié de ma créature
et parfois c’est vraiment très dur…
Mais vous êtes libres, putain !
Est-ce donc si dur à comprendre ?

Si tout est laid, c’est de par toi :
ta vie est comme tu la fais.
Moi j’ai créé, tu as brisé,
alors n’inverse pas les rôles.

Pleurer, c’est bien ton truc, à toi,
mais quand je fais, toi tu défais.
Mes règles ? Tu les as conchiées
et en plus tu t’est trouvé drôle.

- Tes règles étaient un carcan
imposé à l’humanité ;
quant à ton monde, il est atroce :
devrais-je t’en féliciter ?

- Alors tes lois, c’est du nanan ?
Tes chefs ont de l’humanité ?
Tu ronges la vie jusqu’à l’os
et tu nous la joues dégoûté ?

- Je suis victime ! J’ai des droits !
Je me porte partie civile.
Le monde sera mon témoin :
j’exige un procès sur le champs.

- Ça alors ! Victime de quoi ?
D’un raisonnement imbécile ?
« Oh que j’ai mal à mes deux poings !
Oh que le mur il est méchant ! »

- Écoutez donc donc ce Dieu cruel :
il se moque d’une victime !
Associations, rejoignez-moi !
Nous triompherons du tyran !

- Mais quel tyran vois-tu, bordel ?
Ta bêtise a atteint des cimes…
Tu as tout dévasté sans moi,
rempli d’un orgueil délirant.

- Les défauts de la créature
sont causés par l’incompétence
de celui qui l’a mise au point.
Quelle est ta réponse à cela ?

- Qu’il n’y a rien dans la nature
qui soit aussi plein d’importance
que toi, vain cousin du babouin.
Qu’en penses-tu, de celle-là ?

Futile assassin de ton frère,
minable avorteur de ta fille,
cruel castrateur de ton fils,
lâche bourreau de tes parents,

tels sont tes faits d’armes, mon cher.
Ne vois-tu là que des vétilles
dont tu touches les bénéfices ?
Quand tu te vois, te sens-tu grand ?

- C’est de leur faute, ils m’ont forcé,
ou bien c’est toi, le Créateur.
En tout cas, je n’y suis pour rien :
la société m’a perverti.

- Là pour le coup, c’est du corsé !
Ton frère a contraint son tueur
et l’embryon tenait ta main ?
Que n’as-tu pas tout subverti ?

Allez, c’est bon. Parler est vain.
J’aurais voulu éviter ça
mais tu t’enfonces dans l’abyme :
il vaut bien mieux te foudroyer.

- Police ! Alerte ! À l’assassin !
Tu crois t’en tirer comme ça,
toi dont j’ai dénoncé les crimes ?
Prépare-toi à guerroyer.


Iel s’enfuit bien vite, son interface connectée à la main.

La scène est vide. Seuls un excès d’absence et un excès de présence rendent perceptible l’existence des personnages.


- Es-tu devenu le serpent
de mon Paradis, ô mon Dieu ?
Iel et sa terre sont à moi,
ainsi que je l’avais prédit.

- Ah, Satan, Satan, mon enfant,
tout d’un coup je me sens bien vieux.
L’occident succombe à ta loi ;
ce lieu est devenu maudit.

- Dans ces pays, on tue les vieux,
et les bébés, on les ingère
dans l’espoir de ne pas mourir.
Pars ! Ta place n’est plus ici.

- Pas plus qu’elle n’est dans les cieux :
toute contrée m’est étrangère
depuis le décès d’un martyr.
Il devait bien en être ainsi.


Rideau.


L'Avenue du Ciel (table des matières)

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mardi 12 mars 2024

Du Royaume des Abysses

 

Parabole du blé

Il en va du royaume des abysses comme d’un décideur qui a fait semer du bon grain transgénique dans les cuves hydroponiques de sa serre. Or, pendant que les caméras étaient en panne à cause d’une attaque informatique, son ennemi est venu, il a semé à son tour du blé, au beau milieu des grains transgéniques, et il s’en est allé. Quand le grain transgénique est monté en herbe, puis en épis, alors le blé est apparu aussi. S’approchant, les employés du directeur lui dirent : « Boss, n’est-ce pas du bon grain transgénique que tu as semé dans tes cuves ? D’où vient donc qu’il s’y trouve du blé ? » Il leur dit : « C’est quelque ennemi qui a fait cela. » Les employés lui disent : « Veux-tu donc que nous allions le ramasser ? » « Non, dit-il, vous risqueriez, en ramassant le blé, d’arracher en même temps les plants transgéniques. Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la récolte ; et, au moment de la récolte, je dirai aux techniciens : Ramassez d’abord le blé et liez-le. Les jeunes épis, portez-les dans mes appartements car j’en ai usage ; ceux d’âge médian, enfermez-les dans mes geôles et faites-en mes esclaves ; brûlez les plus âgés car ils coûtent de l’argent. Quant aux plantes transgéniques, entreposez-les dans mes hangars jusqu’à la montée des cours.


Note : Ce texte est une inversion de la parabole de l’ivraie ( Matthieu 13 ; versets 24 à 30 ) légèrement retravaillée.


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vendredi 8 mars 2024

L'air du temps (Mars 2024)


Je vois la nuit venir
et le ciel s’alourdir,
plein d’éclairs de chaleur
aux étranges couleurs
et le sol concassé
sous le poids de nos pieds
s’ouvrir en craquelures
aux dents aiguës et dures ;
j’entends des roulements
dans tout le firmament,
des trompettes austères
qui réveillent la terre,
de grand chœurs angéliques
entonnant des cantiques
et des mugissements
à la croisée des vents
mais je monte le son
de la télévision
pour suivre le débat
sur les pets de nos chats.

mardi 5 mars 2024

De l'amour universel

 

Par une de ces bizarreries dont la vie a le secret, il se trouve qu’il est à la fois plus facile et moins douloureux de souffrir d’amour universel que d’amour personnel.

Qui aime universellement peut en effet caracoler où bon lui semble et faire ce qui lui plaît. Puisqu’il aime tout le monde, le moindre signe d’attention envers un individu deviendrait instantanément un horrible favoritisme : lutter pour aider une personne, c’est négliger le fait que l’on a un monde à sauver.

Il n’en va pas tout à fait de même pour qui aime personnellement. Lui avance comme au milieu d’un marécage, constamment empêché par l’idée d’aider un autre, de contribuer à son bonheur ou tout simplement de ne pas lui nuire. Malheur à lui s’il aime individuellement plusieurs personnes !

Il faut ici se souvenir que Dieu est mort comme un esclave parce qu’il aimait chacun d’entre nous et non pas nous tous à la fois. S’il avait pratiqué l’amour universel, il aurait sans doute fait de la politique et serait devenu un riche notable aimé et apprécié de tous.


Table des contre-essais

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vendredi 16 février 2024

Résurrection

 

Toi qui gémis dans les débris de l’existence
et te souviens du Bon Pasteur qui te guidait
mais que tu as abandonné pour les attraits
d’un grand ravin au gouffre amer qui t’attirait,
renonce à tes désirs, laisse-là ton errance :
cet appel dans la nuit, c’est Sa voix qui te guide
vers un lieu de repos loin du monde et du vide,
loin du mort que tu es quand tu gis impavide.

Prends ta foi dans tes bras et montre la à Dieu,
dis ta peine au Seigneur que tu as ignoré,
tes remords au Sauveur que tu as torturé
et espère en l’Esprit qui saura t’exaucer ;
offre ta foi à ton Seigneur et supplie-le
dans Sa bonté de t’accorder part à la vie,
espère un peu, aime beaucoup et surtout prie,
dis ton regret de n’avoir pas vécu pour Lui.

La fillette n’est pas morte, mais elle dort ;
elle s’éveille et te sourit dans sa gaieté,
elle se lève et vient vers toi te consoler,
elle te sert entre ses bras pour murmurer
les mots d’amour qui signifient ton heureux sort ;
elle te dit mon cher papa réjouis ton cœur
car il y a place pour toi en la demeure :
viens y danser, je t’y attends avec mes sœurs.


Notes :

- Une lectrice devra dire « chère maman » au lieu de « mon cher papa ».

- Il ne faut pas marquer de césure à l’hémistiche, inexistant ou inutile ici : le rythme n’est pas fondé sur des moitiés mais sur des tiers et des quarts de vers.

- Le poème a été inspiré par une lecture sans doute très personnelle de l’Évangile selon saint Matthieu (9 ; 18 à 26).


Poésies diverses (table des matières)

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jeudi 25 janvier 2024

A une Chaldéenne


Baruch est sourcilleux et veut te fustiger
Mais Dieu sait que tu vis et que tu veux aimer.



Ainsi que le faisaient les dames
Dans l’antique Babylonie,
Tu t’abandonnes à la vie
Parmi les trilles et les brames.

Sur un chemin, dans la campagne,
Ou sur un sentier de forêt,
Tu vêts un collier de genêts
Tandis que le désir te gagne.

Les hanches ceintes d’une corde
Que ta main voudrait dénouer,
Tu danses parmi les halliers
Souriant à ceux qui t’abordent ;

Parmi eux tu cherches le roi
Qui saura dénouer ton cœur
Et en vainquant ses propres peurs
Fera battre la vie en toi.

Jusqu’à son arrivée tu danses
Dans la beauté du jour naissant
Tandis que monte dans le vent
Le parfum des fleurs qui t’encense.