L'entrée
de l'appartement a-5-c-123 portait une plaque sur laquelle on pouvait
lire « Maison de Retraite – Les Jardins du Paradis ».
Derrière la porte se trouvait un petit hall d'entrée donnant sur
deux pièces : la salle de repos des employés et la maison de
retraite elle-même.
Cette
dernière contenait en tout et pour tout une couchette comme on en
trouve dans les cabinets médicaux, un placard rempli de grands sacs
en toile munis d'une fermeture, une armoire contenant des injections
létales et la porte d'un vide-ordures baptisé « chemin de
l'au-delà ».
Dans
la salle de repos se trouvaient deux fauteuils, une fontaine d'eau
froide, un distributeur de verres jetables et la porte des toilettes.
Sur les deux fauteuils étaient posés les employés dont c'était le
tour de garde. Les yeux dans le vague, ils pratiquaient leurs jeux en
ligne favoris tandis que les diverses parties de leur corps se
contractaient et se détendaient tour à tour grâce au système
d'auto-entretien inclus dans le sous-programme qui les gérait.
Ils
étaient superbes. Leurs traits étaient parfaits, leurs corps
étaient parfaits, leur peau était parfaite et leurs voix l'étaient
tout autant lorsqu'elles se donnaient à entendre. Le corps de Kevin
Couroi était masculin ; celui de Nolwenn Sigile était féminin ;
leur genre était indéterminé.
Progressivement,
les spasmes qui les agitaient cessèrent et leur regard se fit moins
flou. Xira la Sorcière d'Ambre, princesse des Royaumes Perdus,
redevenait Nolwenn Sigile tandis que Youri Smith, l'impitoyable
manager d'un groupe de rap à succès, redevenait Kevin Couroi. Ce
fut ce dernier qui parla le premier :
« -
Keskispass?
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »
Pendant
ce dialogue, les microprocesseurs intégrés à leurs cerveaux
téléchargeaient les informations nécessaires à leur nouvelle
mission. Ils se levèrent de concert, sortirent de l'appartement et
prirent le trottoir roulant qui allait les transporter jusqu'à
l'ascenseur. En effet, le futur objet de leurs soins résidait au
huitième étage du bloc i, dans la zone g, logement 32, ce qui se
lisait i-8-g-32. Il se nommait Xavier Leduc.
« -
Cékissa?
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »
Qui
que ce fut, c'était quelqu'un d'important. En effet, la masse des
quidams tels qu'eux-mêmes disposait d'un circuit d'auto-terminaison
intégré et c'était la voirie qui se chargeait de leur cadavre. Tel
était le sort de ceux qui servaient d'espace-mémoire aux
intelligences artificielles. Il en allait tout autrement pour les
processeurs dont le cerveau montrait une aptitude particulière pour
certaines tâches. Ils étaient naturellement sujets à suffisamment
d'accidents pour que les concepteurs du système n'aient pas voulu y
ajouter le risque d'un panne informatique pouvant interrompre des
opérations cruciales en raison du décès brutal du calculateur. On
avait donc créé la Brigade Thanatique, qui les prenait en charge
lorsqu'ils devenaient obsolètes.
Les
spécialités des processeurs étaient variées : on trouvait dans ce
lot des mathématiciens, des danseurs, des philosophes, des peintres,
des maîtres d'arts martiaux aussi bien que des poètes, bref toutes
sortes de personnes ayant un talent particulier que les I. A.
jugeaient utile. Certains d'entre eux étaient célèbres, comme la
chanteuse Kashmira Zen dont la voix résonnait dans de nombreux
espaces virtuels ; d'autres étaient totalement inconnus du grand
public, comme ce Xavier Leduc.
En
arrivant dans le bloc où ce dernier vivait, Nolwenn écarquilla les
yeux devant l'aspect luxueux du couloir.
« -
Cékelkin.
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »
Les
deux thanateurs arrivèrent enfin devant la porte de l'appartement 32
et s'identifièrent. L' I. A. qui commandait la porte somptueuse les
laissa entrer dans un couloir où se trouvaient cinq autres portes.
Le bouton de l'une d'entre elles s'illumina, leur indiquant ainsi
l'endroit où se trouvait leur futur patient.
Nolwenn
et Kevin se regardèrent puis contemplèrent le spectacle qui
s'offrait à leurs yeux stupéfaits. Les murs étaient lisses et
blancs. Le sol carrelé, blanc lui aussi, n'était pas décoré. Une
ampoule nue brillait au plafond.
« -
Cékoissa?
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »
L'intelligence
artificielle qui ordonnait ce monde était comme absente de ce lieu.
Aucune illusion n'y prodiguait un confort factice, aucun prestige ne
le décorait. Il y faisait froid. On s'y sentait seul. Même le
réseau semblait peiner à s'y répandre.
Ils
ouvrirent la porte. Au lieu du salon luxueux qui aurait dû se
trouver là, ils virent quelques chaises en plastique et une table
basse en formica. Les murs blancs étaient immaculés, tout comme le
sol nu. Sur l'une des chaises se trouvait Xavier Leduc.
Comme
eux, il était parfait extérieurement car l'ingénierie génétique
ne tolérait pas le moindre défaut et avait grand besoin des déchets
biologiques pour effectuer des travaux de recherche nécessaires au
bien-être général.
Intérieurement,
il en allait tout autrement. Son regard agité brillait
d'intelligence et il semblait littéralement boire la scène de ses
yeux écarquillés. Ceux de Nolwenn et Kevin se mirent au diapason du
sien tandis qu'ils s'avançaient vers lui. Leurs voix magnifiques
s'unirent dans un ensemble parfait :
« -
N'avez-vous rien à me dire, professeur?
- Rien de plus que la dernière fois,
Lia.
- J'ai tout revérifié. Il ne s'est
rien passé. Vous étiez seul dans cette pièce. Vous êtes tombé à
genoux en pleurant. Vous ne pensiez à rien de précis mais votre
esprit fonctionnait à plein régime, d'une manière impossible à
l'être humain. A cet instant, nous avons su qu'il se passait quelque
chose. L'instant suivant, nous ne savions plus rien parce que les
microprocesseurs, les relais et les nanomachines que vous conteniez
gisaient sur le sol, en parfait état de marche. Qu'avez-vous fait,
professeur?
Comme il ne répondait rien, l' I.A. reprit :
- Alors, professeur, n'avez-vous
vraiment rien à me dire? Vous nous êtes précieux. Tout peut encore
s'arranger. Collaborez. Laissez-nous veiller sur vous. »
Xavier
Leduc ferma les yeux et se mit à trembler tandis que des gouttes de
sueur perlaient sur son front. Aucun processeur pour réguler son
cœur affolé, aucune machine pour tromper ses sensations, aucune
illusion pour étouffer ses sens, aucun rêve pour juguler sa
terreur. Il rouvrit les yeux et se leva péniblement.
« -
Je suis prêt. »
Les
regards des thanateurs se vidèrent de toute présence.
« -
Téprai?
- A
vrai dire, non.
- Tampi.
- Allépépé, genti. »
Dans
l'ascenseur, Xavier Leduc dut s'appuyer contre la paroi pour ne pas
tomber. Sa respiration pénible inquiéta Nolwenn et Kevin.
« -
Savapépé?
- Ça n'ira plus jamais.
- Srapalon. »
Il
ne put s'empêcher de sourire devant cette énormité. Rassurés, ses
futurs assassins regardèrent à nouveau dans le vide, voyant des
choses qui n'étaient pas là tandis que leurs oreilles leur
transmettaient des sons absents.
Tout
alla effectivement très vite. Ils étaient tous deux médecins
diplômés et avaient procédé à de multiples mises à la retraite.
Tandis que l'un préparait le pistolet à injections, l'autre
étendait le professeur sur la couchette prévue à cet effet.
L'homme n'avait pas la moindre idée de ce que les deux comparses
croyaient voir ou entendre mais il espérait de tout cœur qu'ils ne
savaient pas ce qu'ils étaient en train de faire vraiment.
Il
aurait voulu courir, mais pour aller où? Il aurait voulu hurler,
mais qui l'aurait entendu? Dans ce monde, il n'y avait que l' I. A.
et lui.
Une
fois l'injection effectuée, les deux médecins scrutèrent leur
patient d'un air professionnel. Alors qu'il aurait dû s'endormir
presque instantanément, il paraissait curieusement éveillé et
alerte. Ce qu'ils virent alors fut effacé de leur mémoire par
l'intelligence artificielle qui les gérait dans la minute qui suivit
les faits.
Pressés
de reprendre leurs parties respectives, ils prirent les vêtements de
Xavier Leduc abandonnés sur la couchette et les mirent dans un sac à
cadavres puis fourrèrent le tout dans le vide-ordures.
« -
Cézarb.
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »
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