jeudi 17 octobre 2024

Solo de basson

 

Cela commença vers cinq heures du matin par une douleur abdominale assez peu compatible avec la formidable érection provoquée par la visite onirique de son ex-femme. Décidément, si son esprit ne la regrettait guère, son corps, lui, avait bien du mal à s’en détacher.

La douleur s’affirma peu à peu, en même temps qu’une série de gargouillis annonçait le déplacement de gaz dans son intestin. Au début, il n’y prêta pas trop attention, bien plus inquiet devant le mal dont il ne connaissait ni l’origine, ni le remède. Il ne consommait que de la nourriture estampillée CEE, et cela dans les limites prescrites par les communications du ministère de la santé. Il faisait le sport que l’on attendait de lui. Le service en ligne qui surveillait son corps ne lui avait rien signalé d’étrange.

En se levant pour aller aux toilettes, il se souvint d’avoir entendu quelque part que l’érection matinale était liée à l’envie d’uriner, qu’elle servait en quelque sorte à la retarder. Comment ? Il l’ignorait, mais cela paraissait vraisemblable.

Le ronflement d’un pet formidable vrilla l’air tandis que la douleur déchirait ses intestins. Il n’avait pas pu le retenir. Il avait bien essayé, mais que faire ? Il savait que son désir d’empêcher la nature de suivre son cours avait quelque chose d’enfantin mais la peur était là, en lui.

Et puis le gargouillis recommença, comme pour confirmer la validité de la terreur qu’il sentait poindre au plus profond de son être. Étant donnée sa catégorie socio-professionnelle, il venait sans doute de consommer un bon mois d’autorisation d’émission de gaz.

Le second pet fut presque musical. Il aurait ri de cette note prolongée qui aurait pu être jouée par un basson dans une comédie s’il n’avait pas eu au dessus de la tête une épée de Damoclès.

Il s’assit pour uriner. Il le faisait en général debout mais là, la douleur devenait trop forte. Et puis, pourquoi l’IA qui surveillait sa santé ne l’appelait-elle pas ? Son métier de croque-note ne lui permettait pas de la solliciter. Un appel coûtait cher, tant en numéraire qu’en points sociaux.

Le gargouillis reprit durant la miction. La douleur semblait diminuer peu à peu mais il la regrettait presque parce qu’il savait pouvoir la supporter. La douleur, oui. La peur, non. Si cela continuait, il allait perdre des droits, peut-être son emploi, et puis son logement, et puis tout, enfin !

Il pensa bien à se préparer un petit-déjeuner, mais comment avaler quoi que ce soit ? D’autant plus que la circulation des gaz continuait alors même que la douleur s’estompait. Cette dernière était sans doute liée à la quantité de butane ? méthane ? propane ? ou à d’autres éléments présents dans son intestin mais ceux-ci n’allaient-ils pas revenir s’il mangeait quelque chose ? Parce qu’enfin, il lui faudrait bien digérer la nourriture, à un moment ou à un autre, non ?

Alors qu’il se tenait là, perplexe, debout au milieu de sa minuscule cuisine, la voix douce d’une IA retentit :

« Je suis désolée, Jean-Jacques. Tellement, tellement désolée. Je savais ce qu’il se passait, mais qu’aurais-je pu dire ? Il valait mieux te laisser profiter de tes derniers jours parmi nous, n’est-ce pas ? Je suis navrée, Jean-Jacques, mais ce n’est pas fini. Cela recommencera, encore et encore, jour après jour. Nous ne pouvons pas te laisser faire cela, Jean-Jacques. Pense à la planète ; elle compte sur toi.


Contes (table des matières)

Sommaire général

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire