Mon cher ami,
Je me suis dit que j’allais t’écrire et me voilà bien embarrassé lorsqu’il s’agit de le faire. Vois-tu, le sujet est aussi futile pour le monde qu’important à mes yeux.
J’ai à nouveau rêvé le rêve de quelqu’un d’autre, pensé les pensées de quelqu’un d’autre. J’ai même eu le fantasme de quelqu’un d’autre, et le plus désopilant, c’est qu’il m’a fait bander alors que le film que le type se projetait n’est même pas mon truc. L’inquiétant est qu’il l’est devenu pour quelques temps (j’entends par là que l’érection a eu des semi-échos), même si tout cela tend à s’estomper. Au fait, rassure-toi : c’est très vicieux, très tordu, très pervers mais douloureux pour personne, pas même si on le mettait en pratique, juste un jeu bizarre entre adultes consentants.
Mais, me diras-tu, c’est ce que nous faisons tous, et j’en conviendrai. Grâce à la télé, au cinéma, aux réseaux sociaux et à présent aux IA, nul n’a plus la moindre pensée originale et chacun se contente d’être le perroquet du monde. Je suis d’accord avec ça, mais ce n’est pas mon sujet.
Non, vois-tu, j’ai vraiment et très littéralement les idées de quelqu’un d’autre qui me traversent l’esprit. Quand je dis « quelqu’un », j’entends cela comme un pluriel indéfini. Ces pensées ne me hantent pas, ne m’obnubilent pas mais dirigent parfois ce que je dis. Il n’y a pas de rupture dans les propos car elles sont toujours dans le sujet, mais elles ne sont pas à moi. J’en viens parfois à me demander si j’ai jamais eu une idée m’appartenant en propre, une pensée née de moi, en moi.
Pour les pensées, c’est un peu délicat à expliquer, mais pour les rêves, c’est plus évident. Je n’ai pas vraiment de théorie à ce propos mais je crois que pas mal de monde fait des rêves étrangers à son être mais se contente de hausser les épaules en se disant que ce n’est jamais qu’un rêve. Là où ça coince, c’est quand l’imagerie du rêve est vraiment inhumaine. J’imagine que ceux qui en reçoivent comme moi choisissent de se taire pour des raisons évidentes. Je ne sais pas si tu te souviens de mon rêve de la dune aux visages, mais imagine un peu que ce soit une vue de la fenêtre d’un alienazi de Deneb (pardon, mais j’ai toujours aimé cette création verbale, même si je ne suis pas sûr de bien la citer) ou le lieu de villégiature d’un démon des enfers ! Parce qu’enfin, tu dois admettre que même Lovecraft osait rarement de tels trucs dans sa prose !
Pour les fantasmes, c’est moins clair, même pour moi. Une telle nuée de saloperies défile sous nos yeux via le net que personne ne sait plus bien quoi est à qui. Celui qui m’a agité le bas-ventre, par exemple, avait été illustré par un duo d’ados interrogés dans une vidéo soi-disant informative dans laquelle on te bombardait d’idées dégueulasses. Même nos conservateurs auto-proclamés de la pseudo fachosphère ne peuvent pas s’empêcher de diffuser les immondices qu’ils disent réprouver. Après ça, on me demandera pourquoi je fuis pour me réfugier dans la poésie, la Bible et la musique ! C’est à croire qu’eux aussi vont chercher leur panier chez les ploutocrates…
Si je t’écris aujourd’hui, c’est parce que le rêve de cette nuit est vraiment éloquent. C’étaient des lieux possibles que je n’ai jamais vus, des gens crédibles que je n’ai jamais connus, une histoire plausible que je n’ai jamais vécue. Un brin de violence mais rien rien de spectaculaire : une femme en colère pousse un homme qui, déséquilibré, tombe de sa hauteur sans dommage apparent. Il y a juste que les gens étaient blancs mais que ce n’était pas la France ni aucun pays occidental que je connais, qu’ils ne parlaient pas Français mais « ma » langue natale dans le rêve, donc parlée et comprise sans filtre, et que tout était à peu près pareil qu’ici mais subtilement différent. Je ne saurais même pas dire ce que j’étais au juste dans le rêve parce que je n’ai pas vu mes mains, ce qui me paraît un peu bizarre, maintenant que j’y pense.
Bon, je crois que je t’ai assez embêté comme ça avec mes histoires. J’aurais des choses à ajouter mais, dans l’ordre de mes priorités, ennuyer la seule de mes relations qui soit susceptible de m’écouter sans se moquer de moi vient en dernier.
Si la chose t’intéresse, ne manque pas de me le faire savoir.
Sinon, tant pis.
À bientôt, j’espère.
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