Cher ami,
Je voudrais tout d’abord te remercier. Sans oser te le demander par peur du ridicule, j’avais vraiment envie de t’entendre raconter mon rêve, ou plutôt ce que je t’en avais dit. Je me souviens distinctement qu’en t’en parlant, et cela seulement trois minutes après mon réveil, je le sentais s’évanouir dans mon esprit. Si nous n’avions pas quitté nos tentes au même moment, il aurait disparu à jamais, je crois. Rien d’étonnant à cela : c’est un lieu commun, mais combien de temps faut-il en réalité pour que les souvenirs que l’on a d’un voyage se transforment en les souvenirs qui nous restent du récit de ce voyage ? Parfois, les images oniriques s’évanouissent alors même que je les note dans mon carnet, et il ne reste bientôt plus que des mots en guise de merveilles, comme ce fut le cas pour l’agneau aux têtes gigognes qui m’avait semblé venir tout droit de l’Apocalypse, si l’on excepte le fait qu’il n’avait que trois têtes, six yeux et aucune couronne. Comme j’aurais aimé savoir dessiner ce jour là !
Mais je m’égare dans des sujets dont tu ne sais rien. Si la distance n’a pas tué nos dialogues, elle est parvenue à les transformer en monologues croisés, je le crains.
Je relève dans ton récit deux choses dont je ne sais pas mesurer l’importance : je ne t’ai presque pas parlé des visages et j’étais terrifié par ce que je nommais « le sable étrange ». Je pense que les visages ont pris une importance démesurée dans ma mémoire en raison d’autres rêves, dont un fait peu après où j’en ai vus de remarquables, très inspirés des dessins de Druillet, je le crains, avec des influences de Moebius ça et là. Dans mon récit de ce rêve, je retrouve la même formule : le sable étrange. Ce sable n’a pourtant l’air de n’être rien d’autre que du sable, mais quelque chose dans les reflets qu’il projette instille en moi une terreur panique. Je me souviens d’un autre rêve désertique où je suis tombé à genoux parmi des rochers pour rendre grâce à Dieu du fait qu’il n’y ait pas eu de vent. Je n’avais pas peur que le sable blessât ma peau. Non, ce n’était pas la crainte qui m’habitait. D’après ce que j’ai noté, elle était liée à la multiplicité des grains. Ne me demande pas ce que cela signifie : je n’en ai pas la moindre idée, ou bien je crains de le savoir.
Je te concède que ma référence à Lovecraft est absurde. Rien ne rattache mes rêves aux siens si l’on excepte l’architecture et la sienne, lorsqu’elle est vraiment étrange, est sous-marine alors que la mienne est plus sèche que le Sahara. Il y a aussi le fait que les êtres qu’il décrit semblent informes et changeants alors que ceux que je vois ont une apparence souvent voisine de celle de créatures existantes. Curieusement, ce sont les visages dans le sable (je parle de rêves récents, pas de celui inspiré de Druillet) qui me font penser à l’ermite de Providence. Il y a en eux des courbes qui forment de bien étranges angles. J’aimerais pouvoir mieux l’exprimer. Ils n’ont ni début, ni fin, ni contours distincts. Ont-ils seulement quelque chose en eux qui ressemble à un visage ? Pourtant, ce sont des visages, j’en suis sûr. Il va falloir que j’y pense.
Pour finir, oui, sale pervers, j’ai revu la chevrette et non, nous n’avons rien fait de ce que tu sous-entends. Elle m’accompagnait durant le rêve de l’agneau et le rituel fut semblable aux autres fois. Je crois que je regretterai toute ma vie le jour où je t’ai parlé d’elle.
Encore merci, mon vieil ami, de prendre la peine d’écouter mes récits sans y voir les élucubrations d’un esprit malade. Salue de ma part ta femme et tes enfants et félicite ton fils en mon nom. Je suis heureux qu’il se soit donné la peine d’aller voir si la réalité ressemble à ses rêves. Trop de gens se noient dans leurs regrets.
Bien à toi,
le reclus du Toulois.
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