mercredi 26 mars 2025

Le dixième courrier

 

Mon bien cher ami,

Oui, ton impression est juste. Sans avoir perdu le chemin de la cathédrale, puisque je ne l’a jamais trouvé, mes pas ne m’entraînent plus vers elle en ce moment. Je sais que je devrais l’accepter en me disant que Celui qui me guide sait de qu’Il fait, que c’est pour mon bien, etc. etc. etc. Mais, dis-moi, sincèrement, crois-tu vraiment que qui que ce soit puisse réagir ainsi ? Tous les religieux qui prêchent de cette façon me paraissent un peu bouddhistes aux entournures, à vouloir que l’être humain se débarrasse de son humanité. J’aimerais bien leur demander pourquoi Dieu a fait de nous des hommes s’Il ne voulait pas que nous en soyons. C’est sans doute pour cela que, parmi les saints, ceux du Carmel sont ceux qui me parlent le plus : leur amour est profondément humain, profondément incarné, tout comme nous. Les amants du Cantique des Cantiques ne sont pas des machines à croire et à accepter, Marie-Madeleine n’est pas un prie-Dieu. Ils sont traversés par le doute, la peur, la crainte de déplaire, la hantise de l’échec ou même de l’erreur. Ils sont amoureux de la beauté et non d’un concept théologique.

Tu me demandes pourquoi j’ai choisi cette voie alors que je ne suis pas sûr d’être capable d’aimer vraiment. Que répondre sinon que j’ai demandé plusieurs fois au Seigneur s’il n’y avait pas erreur sur la personne ou sur la méthode mais que rien n’y a fait, alors que j’ai fini par m’y faire même si je me sens parfois comme un éléphant dans un magasin de porcelaines ?


Je reprends ce courrier commencé dans la sérénité avec un état d’esprit un peu différent. Il y a deux nuits, j’ai rencontré Vieille Dame la Mort dans un rêve et cet évènement m’a marqué d’une manière étrange.

Pour donner son nom à la chose, c’était un cauchemar enfantin. Durant la soirée, j’avais été inquiet pour, le devineras-tu ? Pour mon chat. Et oui, un jour, même ce monstre délicieux allait disparaître ! Et, pour lui aussi, je ne pourrais rien.

Et, la nuit, la mort est venue. Oh, mon ami, dire que j’avais peur serait comme de dire que la perte d’un proche rend triste. Crainte, peur, terreur sont de très petits mots quand la mort est là. Stupéfaction et panique sont plus appropriés.

Elle venait pour quelqu’un d’autre et j’étais sur son chemin. Ce qui rend la chose absolument fascinante – avec un peu de recul – c’est qu’elle était vraiment Vieille Dame la Mort alors que sa forme n’était que vaguement perceptible, non pas parce qu’elle était fantomatique ou évanescente mais parce qu’elle était trop réelle pour être perçue par mes sens. Je l’exprime sans doute mal mais c’est là l’idée. En tout cas, elle était beaucoup plus vraie que moi.

Vieille Dame la Mort, donc, était féminine. Comment le sais-je ? Comme tu sais que le sol est dur. C’était une forme vaguement humaine, debout, et elle avançait parce que telle est sa nature. Elle n’avait pas de faux, pas de houppelande, même si elle semblait en porter une. Elle n’avait pas vraiment de visage, ni de mains, ni de jambes mais elle avait tout cela et bien d’autres choses que je ne saurais décrire.

Ne crois pas, mon ami, que je multiplie les paradoxes à l’envie. Je ne peux tout simplement pas dire tout cela autrement. Le squelette en robe de bure des imagiers médiévaux ou baroques est sans doute la meilleure représentation que nous puissions nous en faire mais elle est bien plus différente de sa personne que ta photo ne l’est de toi.

Aurais-je eu autant peur, voire davantage si elle avait été là pour moi ? C’est possible, mais je ne le crois pas. Tout cela est très confus, je le sais, mais je n’y peux pas grand-chose.

En tout cas, c’était une force ? Énergie ? Puissance ? Je m’y perds. Elle est si fondamentale, si insoupçonnablement vieille et méchante qu’elle en devient incompréhensible. Sur mon carnet presque illisible tant j’avais eu peur, j’ai noté : « Et vieille, ô Seigneur ! Comment peut-on sans être Toi ? Que j’ai été jeune, et vantard, et bête lorsque j’ai parlé d’elle ! »

Méchante est le bon mot. Elle n’est pas cruelle ou sadique mais insensible, inaccessible, inexorable, impitoyable.

Elle venait donc pour quelqu’un d’autre et elle avançait, ni vite ni lentement ni entre les deux car elle était le rythme des choses. J’espère que tu me pardonneras ce soupçon d’orgueil, cher ami, mais c’est là que je me suis bien aimé dans ce rêve, car je me suis mis sur son chemin pour essayer de l’empêcher d’avancer, et cela malgré ma peur panique. Et là, je l’ai frappée, encore et encore et bien davantage, je l’ai frappée de mes deux poings sans me faire le moindre mal mais, hélas, en lui en faisant encore moins.

La vanité du geste ne m’échappe pas mais, comme je me plais souvent à le dire, si Dieu nous avait tous voulus passifs et résignés, Il nous aurait faits ainsi. Seulement, Il n’est pas un chef d’état et n’a nul besoin de notre servilité pour se croire fort. Les meilleurs hommes que j’ai connus, lorsque la situation devenait grave, disaient « Oh putain, qu’est-ce que je fous là, moi ? » et commençaient à retrousser leurs manches : ils ne s’agenouillaient qu’à l’église. Je me suis souvent dit que j’aimerais mourir dans la peau de l’un d’eux.

Je ne sais pas si une telle chose arrivera dans la vraie vie mais, dans ce rêve, j’ai agi comme eux et cela n’a servi absolument à rien ; toutefois, je suis heureux de l’avoir fait.

Que dire d’autre, cher ami ?

Bien à toi.


Ah, non, tout de même : ce rêve était-il mien ? Et bien, oui et non. Je ne sais pas au juste ce que Jung entendait vraiment par ses notions d’archétypes ou d’inconscient collectif mais l’imagerie de mon rêve paraissait avoir été tirée tout droit d’un puits où chacun de nous s’abreuve.

Détail intéressant : tout en frappant, j’appelais des gens à l’aide mais personne ne venait.

Sinon, mon chat va bien : c’était une fausse alerte.

Porte-toi bien, cher ami, et à une prochaine fois.


Contes (table des matières)

Sommaire général

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire