jeudi 17 avril 2025

Le quatorzième courrier

 

Cher ami,

J’ai eu un avant-goût de l’enfer, le vrai, le beau, le médiéval. Cependant, cet enfer était peuplé d’hommes et se situait maintenant à défaut d’être ici. C’était un rêve, bien sûr, mais si vrai, si simplement et bêtement vrai… Mais pardon. Je me prépare à m’égarer. Essayons la mise à distance.

La scène est en Amérique du sud, dans un pays où l’on parle Espagnol. La salle est plutôt petite considérant ce qu’elle est, et il y fait chaud, mais pas excessivement. Ni moite, d’ailleurs, même si l’air est un peu humide. On dirait une sorte de salle de classe presque vidée de son mobilier. Il y a pourtant un bureau et quelques tables, et puis des chaises, dont certaines sont rangées dans le fond. Sur le bureau sont posés une règle d’écolier en plastique, une pince, un casse-noix et un marteau. À quoi la règle va-telle servir ? Mystère. La salle contient aussi le rêveur et trois hommes. Je suis dans le rêveur mais je ne suis pas lui. Je ne comprends pas ce qui se dit. Je reconnais la langue espagnole, que je sais distinguer du Portugais à l’oreille – c’est facile, mais je préfère être précis.

Je ne comprends pas ce qui se dit, donc. L’un des trois hommes parle d’un ton calme et posé. On dirait qu’il est en train d’expliquer un théorème pour le bénéfice des écoliers absents, ou plutôt des élèves si j’en crois le taille du mobilier. Et là, tout à coup, je comprends ce que pense le rêveur. L’homme vient de lui demander s’il savait compter jusqu’à sept en regardant ses mains. Le rêveur les regarde aussi et brusquement, je suis lui et je me demande s’il va retourner tous mes doigts sauf le septième, ou seulement le septième, et s’il faut partir de la gauche ou de la droite. J’ai très peur de la douleur mais c’est l’ignorance qui me tue et je n’ose pas poser de questions.

C’est ridicule, n’est-ce pas ? Crois-tu que l’on puisse vraiment penser ainsi alors que l’on sait que l’on va être torturé ? Je me le suis demandé longtemps après mon réveil plus que pénible. Sur le coup, cela me paraissait normal.

Sinon, l’homme parlait avec l’assurance tranquille d’un être en paix avec lui-même comme avec le monde. À vue de nez, je dirais que les tortionnaires étaient des policiers.

Voilà. Je voulais en finir vite avec cette histoire afin de pouvoir passer à autre chose.

Le rêve date de deux jours. Seulement, à chaque fois que je sens cet homme compter mes doigts, c’est maintenant, et cela alors même que le rêve s’estompe. C’est très curieux, que le mot « peur » te serve à parler des manèges à sensations et d’un homme qui va retourner tes doigts.

J’attends avec impatience que ses mains disparaissent de ma mémoire. D’habitude, cela va plus vite mais là, je crois que le rêveur était dans un souvenir qui ne disparaîtra que dans la tombe. Cela ne fait peut-être pas de moi quelqu’un de très compatissant mais je suis heureux de m’être réveillé alors que l’homme tendait ses mains vers la mienne. On pense rarement à l’aspect concret des choses lorsque l’on parle de torture ou des martyrs. Les gens qui aiment les films d’horreur croient parfois se blinder l’être mais il suffit d’un simple rêve pour que tout cela devienne risible.

Excuse-moi. Je sais que mon discours est en partie incohérent mais j’ai besoin de dire tout cela à quelqu’un et personne parmi les gens que je croise n’est prêt à m’entendre m’épancher ? Me confier ? Déblatérer ? Bavasser ? Je ne sais même pas ce que je fais en ce moment, en fait.

Je suis terrifié à l’idée que certains de mes voisins pourraient me parler aussi posément et me torturer avec autant de douceur si on leur en donnait le pouvoir et ce qui va avec, c’est à dire l’absence de conséquences légales, voire une récompense réservée aux serviteurs dévoués.

Il faut que tout cela s’arrête, mon ami. J’en suis plus que jamais convaincu. Il faut que tout cela s’arrête maintenant parce nous allons recommencer, ici aussi. Nous en portons tous les signes annonciateurs. À vrai dire, cela ne s’est jamais arrêté mais le rêve de paix universelle a vite tourné au cauchemar. Le vernis se craquelle et la vérité de l’être humain va se venger d’avoir été entravée dans sa joie de se vautrer dans la bauge de ses désirs.

Leur, ou plutôt notre maître n’a pas à revenir parce qu’il n’est jamais parti. Il va juste sortir des salons feutrés des grands de ce monde pour organiser quelques « happenings » ça et là, pour reprendre un langage qui n’est sans doute plus à la mode.

Mais bon, tu en as sans doute assez de m’entendre aligner des mots sans suite. Passons à autre chose.


L’écran était cassé, et les brisures esquissaient la forme d’une étoile mais aussi d’une toile d’araignée. Il y avait cinq ou six pointes mais les traits qui les produisaient étaient reliés par de fines fêlures évoquant la toile susdite.

Et oui, ce rouge m’a beaucoup frappé, mais je ne peux pas trop dire pourquoi. Cela va sans doute te paraître bizarre mais je n’ai jamais rien vu d’aussi rouge, même pas les bidules en plastique pour les enfants. C’est étrange, n’est-ce pas ?

Dans mon carnet, je note la présence de « passages » en plus des escaliers, mais je ne sais plus à présent ce que j’entendais par là.

Est-ce là ce que tu voulais dire par prophète ? Tu trouves des indications dans mes rêves ? Je préférerais cela parce que je ne me vois pas vitupérer au milieu d’une foule de citadins pressés d’aller ne rien faire. Je savais que celui-ci t’intéresserait particulièrement, mais ne me demande pas pourquoi. Tout comme je sais que celui sur la torture attirera ton attention mais ne t’apportera rien au-delà de son intérêt intrinsèque.

Encore une fois, je suis désolé de l’aspect décousu de mes propos. Je n’arrive pas à dormir ce soir alors je t’écris. Je comptais le faire demain et la lettre aurait sans doute eu plus de tenue mais je n’aurais pas été aussi sincère. Je n’aurais pas menti, non, mais l’emballage aurait été plus joli, cachant peut-être une partie du contenu.

Allez ! Au lit !

Bien à toi.


P.S. : La prochaine fois, j’attendrai ta vraie réponse avant d’écrire une nouvelle lettre. Je me rends compte qu’en l’état ce courrier est inadapté mais bon, je n’ai pas le courage de le réécrire et je souhaite l’envoyer quand même. Sache toutefois que je suis vraiment heureux de la nouvelle et qu’il me tarde de voir cela. En plus, figure-toi que c’est en te lisant que j’ai su que tu m’avais envoyé un deuxième message en clair. Il était pourtant bien là, dans ma boite de réception. Pourquoi ne l’ai-je pas ouvert ? Mystère.

Sinon, je serai là, bien sûr. Je ne voudrais rater ça pour rien au monde.


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