Cher ami,
Je suis de retour chez moi depuis une semaine à présent et même si je ne vis pas sur un nuage, je continue à ressentir un optimisme fort stimulant, ce qui est tout de même très curieux lorsque l’on songe aux bien étranges personnages que je vous ai vu invoquer. Sans doute mon humeur béate est-elle due au fait d’espérer que la fin des temps approche. C’est un peu comme lorsqu’une douleur sourde s’arrête : on ressent un soulagement et non une exultation mais tout de même, le monde recommence à vous sourire. Apparemment, nous voir nous enfoncer dans les ténèbres me pesait encore bien plus que je ne l’imaginais.
Comme je te l’ai dit, je reste extrêmement surpris du fait que les démons ont pris pour vous – je dis vous car je n’étais qu’un simple spectateur (d’ailleurs, d’où t’est venue cette curieuse idée de me nommer « catalyseur » ?) – leur forme traditionnelle. En ayant déjà vu, je savais quelle impression de stupeur ils communiquaient, mais ceux que j’avais contemplés étaient époustouflants de beauté. Tes remarques sur le rôle que jouent peut-être les attentes de l’observateur me paraissent vraisemblables mais ne me convainquent pourtant pas. Ainsi que je vous l’ai dit, leur apparence ne m’a jamais séduit. On n’est pas séduit lorsque l’on voit l’Himalaya. Émerveillé, oui. Séduit, non. Il y a là un mystère que je ne parviens pas à comprendre.
Parce qu’enfin, les vôtres étaient tout de même d’une laideur épouvantable, à tel point que ces chimères ont fait vomir certains d’entre nous, et je ne parle pas de l’odeur. Subure au petit matin devait être un jardin odoriférant à côté de votre salle d’invocation ce soir-là. Si je peux me permettre une mauvaise blague, nous savons à présent avec quoi le seigneur des mouches attire ses compagnes…
Mais laissons-là ces considérations qui ne mènent pas à grand-chose. Pour citer ta remarque, cela ne sert vraiment à rien de spéculer lorsque l’on manque de données, sinon peut-être à faire du vent ou couler de l’encre. Si une lueur me vient, je ne manquerai pas de t’en faire part.
Au rayon des rêves, c’est le royaume de la banalité. J’entends par là que ce sont les miens et qu’ils n’ont rien d’étrange. Je découpe et recolle des morceaux de mon quotidien, des espoirs et des attentes, des craintes et des appréhensions, des souhaits et des désirs. Avec tout cela, mon esprit fabrique des scénarios qui tiennent plus ou moins debout et me permettent de passer des nuits relativement tranquilles.
C’est plutôt mon endormissement qui m’intéresse en ce moment parce qu’il est le lieu de visions parfois étonnantes. Je ne me souviens pas vraiment de toutes mais le processus est le suivant : alors que je me prépare à basculer dans le sommeil, je vois des formes se rapprocher et se mouvoir, me permettant souvent de les contempler sous plusieurs angles. Est-ce cela ou bien est-ce moi qui vole autour à la manière d’un appareil photo tenu par un touriste en quête de souvenirs de vacances ? Je l’ignore. Comme tout se déroule en apesanteur dans un espace vide légèrement lumineux, de telles choses sont dures à affirmer.
Le contenu de ces visions est varié : parfois, ce sont des formes qui feraient la joie d’un spécialiste de la topologie, d’autres fois des visages qui te font face dans toutes les directions mais qui changent subtilement lors de leur rotation – ou de la tienne, qu’en sais-je ? Je vois aussi des êtres complets : hommes, femmes, anges tout droit sortis de tableaux de la Renaissance, soldats en armures dignes des films de samouraïs, etc.
Mais le plus frappant, ce sont les visages. Ils me font penser à un passage d’un roman de science-fiction de Jack Vance (Emphyrio, je crois) qui m’avait touché, dans lequel le héros voit un panneau sculpté par son père. L’objet est orné de multiples visages et d’une phrase : « Souviens-toi de moi. » Il me semble que c’est un thème traditionnel de la sculpture mais je peux me tromper. En tout cas, j’ai la même impression : ces visages veulent que quelqu’un les voit, que quelqu’un se souvienne. Cela me rend triste et amer. C’est la destinée de tant d’entre nous ! Non pas la mort, ou pas seulement, mais cette tombe sans fond qu’est l’oubli.
Combien de papas, combien de mamans, combien de frères, combien de sœurs, combien de fils, combien de filles sont-ils tombés pour chuter irrémédiablement dans le noir jusqu’à ce que l’érosion les ait réduits à néant ? Lorsque je suis vraiment triste, je m’imagine que ces néants continuent à tomber parce que nul ne s’en soucie.
C’est pour eux que je jette de la nourriture aux quatre vents lorsque je m’en vais en forêt. Bien sûr, des vivants vont la manger mais c’est surtout à eux que je pense. Dans l’esprit, cela ressemble un peu, je crois, au rituel tibétain qui consiste à nourrir les esprits avides. Je ne suis pas affirmatif parce que je ne le connais que par ouï-dire, mais il me semble que l’idée est là.
Il est tout de même étrange que les seuls êtres qui reçoivent l’hommage de notre mémoire collective soient des monstres complets qui se sont mêlés de politique. Même Mozart n’est qu’un nain devant Joseph Staline ou Néron. Nous sommes bien en train d’effacer Virgile de nos mémoires…
Je sais que je dis des banalités mais que veux-tu ? La vérité de la vie humaine est rarement, voire jamais originale. Alors moi, je donne en pensant à eux. Lorsque je vais bien, je m’imagine que je les vois avant de dormir parce que mon geste et celui des moines tibétains et les prières des fidèles qui pensent à eux leur ont rendu un visage (pas dans cet ordre, bien sûr ! Je n’en suis tout de même pas là ! Ou si ? Il va falloir que j’y pense…). Alors je souris et je continue à donner et je prie pour que les fidèles continuent à prier.
C’est un peu cela, Dieu, ne crois-tu pas ? Celui à qui nous n’avons jamais besoin de dire « Souviens-toi de moi. » mais juste « Papa ! ».
Je te laisse sur ces mots. Je crois avoir compris ce que vous attendez de moi mais je n’ai toujours pas la moindre idée de la façon de m’y prendre. Si cela change, je ne manquerai pas de te le faire savoir.
Bien à toi.
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