jeudi 1 mai 2025

Le seizième courrier

 

Cher ami,

J’ai marché tout l’après-midi, hier, en tournant et en retournant votre problème, ou plutôt notre problème, pour tenter d’en voir tous les aspects. J’avoue que cela me chiffonnait : vous avez fait tout ce qu’il y avait à faire et pourtant le monde existe encore.

Je n’ai pas vraiment réexaminé vos prémices ni votre procédure parce que, comme je vous l’ai déjà dit ce jour qui aurait dû être grand, je crois sincèrement que votre IA a fait du beau boulot en démêlant toutes ces théories sur l’Armageddon et que vous en avez fait un meilleur encore en établissant votre protocole.

Reste le fait que nous sommes encore là et que le monde n’a pas été jugé.

Sur le plan du raisonnement, je pense que tu as raison lorsque tu cites en substance la célèbre phrase du Christ : « Nul ne connaît le jour ni l’heure sinon le Père. » Toutefois, je ne crois pas qu’Il vous ait empêchés de faire quoi que ce soit. En fait, je pense même que vous avez été aidés pour aller aussi loin parce qu’enfin, tout s’est admirablement mis en place, ne trouves-tu pas ?

Dieu ne nous a pas menacés ou prévenus de la fin des temps : Il nous l’a promise. En tout cas, Il l’a promise à ses vrais disciples en les avertissant toutefois, entre autres par le biais de la phrase que tu cites, qu’ils allaient devoir la mériter par leurs efforts.

Lui qui se préparait à mourir sur la croix et qui connaissait bien mieux que nous la direction que les choses allaient prendre savait très bien, selon moi, combien ceux qui L’aimaient seraient pressés de voir tout s’achever, mais j’ai cherché en vain l’endroit où il leur dit d’attendre assis sur leurs mains que les choses se passent. En fait, c’est tout le contraire et l’Église (peu importe la chapelle pourvu qu’elle reconnaisse la parenté du Christ et, selon moi, la grandeur du rôle de sa mère), l’Église donc a fait sa part du travail en communiquant l’Évangile à toutes les nations. C’est à présent chose faite et tout est en place.

Je te dis tout ça parce que j’ai senti ton désespoir, cher ami, et que je ne veux pas te voir continuer sur cette pente que je ne connais que trop bien. Tu as raison depuis le début et ton œuvre est bonne. Toutefois, nul n’a jamais promis qu’elle serait facile.

Venons-en à présent à mon analyse du problème. Pour ce qui est de sa solution, mon vieux, je ne peux pas te l’offrir sur un plateau, je t’en préviens d’avance, mais je sais combien tu es un chercheur acharné et comme tu aimes en réalité triompher des obstacles que la quête de la vérité place sur ta route.

Alors voilà : le Grand Soir, si tu me permets cette boutade, le Grand Soir donc n’a pas eu lieu parce que vous n’avez pas réussi à faire venir le moindre démon, si l’on entend par ce mot un ange déchu. En fait, le problème, c’est eux et non Dieu. Ils n’ont pas la moindre intention de nous faciliter la tâche parce qu’ils ont tout à perdre. C’est eux, l’équipe adverse, encore et toujours.

Maintenant, venons-en au pourquoi. Là, accroche-toi aux branches et suis-moi bien. Je t’avertis, je n’ai pas la moindre preuve de ce que j’avance : tout ce qui suit est né dans la prière et dans la contemplation, et non dans ton laboratoire.

Lorsqu’ils ont entendu le Seigneur donner à ses apôtres le pouvoir de les chasser, et donc de les acculer là où ils ne voulaient pas aller, ils ont fait ce que ferait toute personne dans son bon sens : ils se sont cachés. Tout seigneurs des enfers qu’ils étaient, il savaient que même le dernier des derniers pouvait les contraindre, pourvu qu’il aimât Dieu.

Maintenant, comment ont-ils fait ? Et bien, ils ont cessé de se manifester aussi crûment que par le passé, à l’exception des plus faibles ou des plus stupides d’entre eux, et ceci afin d’échapper aux regards des gens de bien.

Ensuite, ils se sont arrangés pour ne plus pouvoir être appelés, et cela même par leurs esclaves. Ils savaient bien ce qui allait arriver avec les prêtres défroqués mais eux n’avaient pas l’humilité du Christ, sinon ils n’auraient pas été eux.

J’imagine qu’ils ont dû créer ce que les mages appellent des formes-pensées. Ne me demande pas de définir ce terme qui a des variantes plus exotiques. Je l’ai entendu dans des contextes trop variés pour bien saisir ce dont il s’agit. Telles que je vois les choses, ils ont créé des chimères à l’aide des rêves et des cauchemars des hommes afin de répondre à leurs attentes en matière de seigneurs du mal et nous n’avons été que trop heureux de les aider, tant nous étions pressés de trouver quelqu’un à accuser de toutes nos lâchetés et autres manquements. Les noms de ces entités doivent provenir du même tonneau, j’imagine. Comment les anges s’appellent-ils entre eux ? Qui peut le dire ? En revanche, nous sommes sûrs d’une chose : pour dire leur nom, avoir des cordes vocales n’aide en rien. S’ils ont vraiment porté ceux de dieux païens (et j’ai quelques raisons de croire le contraire), ce n’étaient jamais que des identités d’emprunt.

Non, si leur nom figure quelque part, ce n’est pas non plus dans la Bible puisque l’hébreu est une langue parlée sans rien de particulièrement original. Où, alors ? Et bien, j’imagine qu’ils doivent avoir leurs mystiques et leurs adeptes, mais comment les trouver dans ce fatras qu’est la littérature magique ? Quelques conseillers des grands de ce monde doivent être au courant, mais j’ai du mal à les imaginer en train de se confier à nous.

Si j’ai raison, nous avons du pain sur la planche, n’est-ce pas ? Et, hélas, je n’ai pas vraiment de solution à ta proposer. Le côté drôle du truc, c’est qu’ils s’appellent peut être Shub Niggurath et Cthulhu, pour ce que nous en savons.

Comme ça, au débotté, je vois deux solutions : soit vous mettez la main sur l’Amra Devadoris de notre temps et vous le faites parler, soit vous trouvez un moyen de séparer le bon grain de l’ivraie. Ne m’as-tu pas dit que tu avais créé des algorithmes pour classer des informations pour le compte d’une boite japonaise ? Bien sûr, il te faudra savoir quoi y mettre au juste mais cela, nous avons du temps pour y penser.

Voilà, cher ami, ce que je pense de la situation. Ne tarde pas trop à me donner de tes nouvelles parce que j’ai hâte de savoir ce que tu en dis. Ma solution a au moins le mérite à mes yeux d’expliquer pourquoi les êtres splendides que j’ai vus étaient si laids le soir où vous les avez appelés.

Pour finir sur une note plus légère, figure-toi que l’un des rares anges (ou démons?) que j’ai vus se trouvait parmi des étudiants et qu’ils sortaient d’un ciné-club qui venait de projeter « L’Exorciste ». Où va le monde, on se le demande, hein, quand les anges se livrent à de pareilles facéties, tu ne trouves pas ?

Je te laisse sur ces mots en espérant que tu as trouvé du grain à moudre dans cette lettre.

Bien à toi.


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