samedi 5 avril 2025

Le douzième courrier

 

Cher ami,

Lorsque j’étais jeune, j’avais les pensées d’un homme jeune et je croyais que seul le mal pouvait souhaiter la fin du monde. À présent que j’ai vieilli, j’ai les pensées qui vous viennent avec la maturité et je sais que seul le bien peut souhaiter la fin du monde. Parce que, vois-tu, tu comprends en le regardant qu’il est tout entier voué à son maître et que même les gens de bien renforcent le pouvoir de ce dernier en le faisant perdurer.

Ne vois pas dans ces quelques mots une vaine parodie de Saint Paul, mais bien plutôt le constat désolé de celui qui sait que tout dégénère puis meurt, à commencer par ce qui est bien.

En lisant ta lettre, je n’ai pas été vraiment surpris. Pour reprendre une métaphore que nous aimons tous-deux, elle a fait pivoter l’image que j’avais de toi de quelques degrés et a éclairé d’un nouveau jour bien des choses que j’avais déjà perçues.

Je n’irai pas jusqu’à dire que je m’attendais à te voir au cœur d’un tel projet, et pourtant … Je sais combien tu souffres d’assister à la représentation du Grand Théâtre du Monde à laquelle la vie t’a convié et je sais aussi combien tu as trouvé amer le vin de l’oubli qui t’a été proposé. Je me souviens encore de ton éclat de rire lorsque tu as reçu les résultats qui t’annonçaient que tu avais vu juste dans ces recherches auxquelles je ne comprenais rien. Au moment même où je finissais d’évoquer ce souvenir, j’ai senti une vague de froid traverser mon échine. Ce soir-là, tu m’as parlé de Dieu et de la foi de tes pères près de la moitié de la nuit et tu t’es littéralement effondré en prononçant le Notre Père dans leur langue.

On m’avait dit que les Russes riaient beaucoup, mais pas de désespoir. Cela, il a fallu que je le voie de mes yeux.

Alors, je vais commencer par jouer franc-jeu en répondant à ta première question – et note bien que j’ai lu attentivement ta mise en garde et que je la considère comme une nouvelle preuve de cette honnêteté que j’ai toujours appréciée chez toi.

Oui, j’ai vu le zébu à la fourrure de tigre. Jusque-là, je pensais que c’était un bœuf efflanqué avec de grandes cormes mais j’ai vérifié : c’était bien un zébu. Il était debout sur une sorte de plateau rectangulaire dont je n’ai pas pu percevoir les porteurs ; pourtant, je savais qu’ils étaient là. Ils acheminaient le plateau au milieu d’une savane colorée et riche d’une faune étrange. Vers quelle destination ? Je l’ignore mais je sais que, dans mon rêve, cette scène m’a rempli d’une joie profonde. C’est d’ailleurs à peu près tout parce qu’il était purement visuel et ne comportait aucun scénario, ce qui est très rare chez moi.

J’ai tout de même une question à te poser : si tu savais pour ce rêve-ci, savais-tu aussi pour les autres que je t’ai racontés ? Et, que ta réponse soit positive ou non, comment savais-tu pour le zébu ? Parce qu’enfin, pour ma part, je ne l’ai même pas trouvé sur la toile, ce zébu ! Ai-je mal cherché ? Un artiste visionnaire en a-t-il fait une série de tableaux, ou est-ce encore une production des IA ?

Pour en revenir au but que tu poursuis, il ne me choque pas même s’il m’effraie. Je vois bien que nous nous enfonçons dans le mal, mais d’où tiens-tu que ce soit à nous de siffler « la fin de la récré » ? Le fils de Dieu n’a-t-il pas dit que nul ne connaissait le jour ni l’heure, sinon le Père ? Comment sais-tu que ton projet ne t’a pas été suggéré par le camp d’en face ? Parce que, vois-tu, il me rappelle étrangement un roman que j’ai lu il y a bien des années, et qui est peut-être dû à la plume de Jack Williamson, même si rien n’est moins sûr – mes souvenirs sont un peu flous et j’ai suivi le conseil que tu m’as donné il y a quelques temps en limitant mes recherches sur la toile à propos de ce thème. Tu me diras sans doute que j’ai cherché pour le zébu, mais tu me concéderas peut-être que son rapport avec la fin du monde est pour le moins restreint.

Bref, dans ce roman (une tétralogie, je crois), un mage « noir » mercenaire est embauché pour invoquer une multitude de démons. Ce faisant, il atteint une sorte de masse critique et ceux à qui il a permis d’entrer parachèvent le travail en ouvrant la porte à d’autres, si mes souvenirs sont bons. Bref, son action a enclenché le processus menant à l’Armageddon. Or, dans le livre, la bataille finale est gagnée par les enfers. Jette un coup d’œil à ce roman si tu le trouves : il est de bonne facture, plutôt distrayant et bien fichu, d’autant que l’auteur a clairement pris le temps de se renseigner à propos de la magie traditionnelle.

À présent, j’en arrive à ta seconde question, bien plus épineuse à mon sens : j’avoue ne pas très bien savoir par quel bout la prendre. Est-ce que je trempe dans le chamanisme ? La réponse est non. Est-ce que je pratique des rituels de ce type ? Encore non. Est-ce que je connais des gens dans ce milieu ? Toujours non. À vrai dire, à peu près tout ce que j’en sais, je l’ai lu dans des livres de Mircea Eliade et de quelques anthropologues, surtout russes, je crois. Maintenant, ai-je été invité dans mes rêves à des pratiques s’apparentant au chamanisme ? Cette fois, la réponse est oui. En tout cas, si je faisais dans le monde réel ce que j’ai fait dans celui des rêves, un spectateur neutre ignorant tout de la part interne du rituel croirait voir un chaman à l’œuvre puisqu’il s’agit d’une tentative de guérison par le souffle, l’idée dominante en moi au moment où je la pratique étant d’être le véhicule du souffle de Dieu. Toutefois, étant donné l’état du récipiendaire, je ne crois pas que je tentais de le guérir – il était un peu tard pour cela – mais plutôt de l’aider à trouver son Créateur. À moins que j’ai confondu l’âme et le corps, et que la pauvre ait été cet être souffrant recroquevillé en position fœtale alors que le corps était celui bien portant qui respirait à travers une sorte d’empilement de ces plaques alvéolées sur lesquelles on range les œufs. Tout cela n’est pas très clair dans mon esprit.

Dis-moi, je savais que les orthodoxes regardaient les catholiques avec un certain mépris, mais de là à nous imaginer dansant autour d’un feu pour invoquer les esprits, il y a de la marge, non ?

Plaisanterie mise à part, j’ai vu quelque part que des protestants pratiquaient un genre de transmission de l’Esprit Saint par le souffle et que quelques-uns de mes coreligionnaires souhaitaient leur emboîter le pas, mais mes informations s’arrêtent là.

Tant que j’y suis, tu trouveras ci-dessous, comme promis, l’adresse d’une vidéo sur les dangers de la prière. J’en ai vu quelques autres, mais quant à les retrouver...


Je te laisse sur ces mots en espérant que ton prochain courrier sera dans le droit prolongement du précédent et clarifiera les points laissés en suspens.

Bien à toi.

https://youtu.be/jXsg94HVNWs


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