Cher
ami,
Le
père Athanase, sa fille et leurs deux assistants (qui m’ont fait
l’effet de membres de forces spéciales bien plus que de chercheurs
en quelque discipline que ce soit) sont arrivés à bon port depuis
six jours, et nous n’avons pas chômé.
J’imagine
que c’est Nadine qui t’a suggéré de ne pas me dire qui était,
au juste, la fille du père Athanase ? Je crois reconnaître le
coup de patte de cette finaude dans cette... tromperie ?
Mascarade ? Scène de Commedia dell’arte ? Tu pourras la
féliciter pour ce petit chef-d’œuvre d’humour féminin. J’ai
dû, je crois, mettre environ un quart de seconde pour passer du rôle
de guide accueillant et bienveillant à celui de collégien timide et
empressé – à mon âge ! Suis-je paranoïaque en m’imaginant
que les deux femmes étaient complices dans le crime et que ta chère
et tendre a eu droit à un long rapport téléphonique, ou que vous
avez déjà bien ri de votre farce, gredins que vous êtes ?
Tu
me revaudras cela, sacripant. Je ne sais pas comment, mais je ne
connaîtrai pas le repos avant de m’être vengé. Te rends-tu
compte que je suis affolé à l’idée de devoir choisir les
vêtements que je vais mettre pour un simple dîner au restaurant ?
Et dire que je me croyais assagi par l’âge et mortifié par
l’expérience que tu connais… Avoir passé plus de quarante
années sur cette terre et n’avoir toujours rien appris, quelle
douche froide !
J’allais
me mettre à parler de Svetlana mais je m’aperçois qu’il ne me
reste que deux ramettes de papier. Ce sera donc pour une autre fois.
J’ai
logé tes envoyés dans une très jolie maison située à deux pas de
la mienne, mais malheureusement – ou fort heureusement – hors de
ma vue. Pour quatre personnes, je me suis dit que ce serait pratique
et ils ont eu l’air satisfait. Surtout, que personne ne s’inquiète
du prix ! Il suffira de payer les factures d’énergie. C’est
la résidence secondaire de gens que je connais très bien et ils se
sentiraient insultés si on leur demandait de la louer.
Venons-en
à présent aux différents objets de la présence du père Athanase.
Comme tu l’as sans doute déjà appris, notre visite du bois où
Satan est censé avoir un trône ne s’est pas très bien passée.
Au delà de sa découverte du charnier d’embryons avortés
provenant sans le moindre doute de cliniques locales puisque, si j’ai
bien compris, ils n’ont jamais été congelés et sont à des
stades de fraîcheur assez divers, il y a eu l’épisode de l’ange.
Mais reprenons les faits dans l’ordre.
Nous
avions garé les voitures dans le parking situé au début du
parcours de santé, à environ deux kilomètres des premiers bâtons
liés. J’aurais bien aimé trouver mieux mais, avec tous les
travaux qu’il y a en ce moment, ce n’était guère possible. De
fait, ce fut un coup de chance car le père nous mena tout droit à
un pentacle bien plus proche dont j’ignorais l’existence
(Pourquoi ce nom de pentacle ? Parce que pourquoi pas. Je n’ai
pas mieux sous la main.) Nous creusâmes donc à l’endroit qu’il
nous désigna pour découvrir des bocaux dont tu connais le contenu.
Je pense que tu peux aisément imaginer l’humeur de notre petit
groupe après cela. Comme convenu, dans le doute, nous n’avons
prévenu personne. Les chances de tomber sur un complice des sorciers
étaient bien trop élevées. Je crois moi aussi qu’il est
impossible de réaliser un projet de cette ampleur sans quelques amis
à la fois haut et bien placés.
Même
si nous avons pris la peine de remettre les choses dans leur état
premier, il est bien possible que les initiateurs de la chose
s’aperçoivent de l’absence de ce que nous avons pris. Je n’ai
pas assez de connaissances en magie pour savoir ce qu’il en est
vraiment, mais Svetlana m’a dit que nous avions « laissé un
trou dans la trame ». C’était inévitable, je crois.
Souhaitons que nos « amis » mettent cela sur le compte de
promeneurs curieux. Comme nous n’avons touché qu’à un seul
endroit, cela paraît possible. Je me demande à présent si nous
n’aurions pas mieux fait de dévaster les lieux et d’y abandonner
quelques étuis de préservatifs et des canettes vides, mais il est
un peu tard pour avoir des regrets.
Après
cela, le père m’a indiqué la direction de ce que je nommerai
« l’épicentre », encore une fois faute de mieux, ainsi
qu’une idée de la distance à parcourir. Comme de coutume en
forêt, il nous était impossible d’aller tout droit mais je
connaissais assez bien les environs pour pouvoir arriver à bon port.
Enfin, bon, on se comprend…
L’apparition
a eu lieu à environ cinq cents mètres du but, je crois. Le père
Athanase était visiblement très mal à l’aise et je pense être à
présent capable de dire la prière « Seigneur, prends pitié » en
Russe, tant je l’ai entendue. Crois le ou non, mais je me suis vu
lui tendre une bouteille d’eau lorsque son murmure s’est arrêté.
Au
fait, ne t’attends pas à une description circonstanciée de
l’ange. Le fait d’être le seul membre du groupe à avoir vu
autre chose qu’une grande lumière n’a pas augmenté mes
capacités linguistiques. Certaines choses ne sont tout simplement
pas faites pour être décrites. Pas avec un langage humain, en tout
cas.
Bref,
nous avions repris notre marche et nous arrivions à ce que j’appelle
un carrefour d’Hécate, c’est à dire à trois directions.
Approprié, non ? Là, j’ai vu émerger des ombres une
silhouette. Pour la décrire, je me contenterai de reprendre les mots
de Saint Matthieu :
« Il
avait l’aspect de l’éclair, et sa robe était blanche comme
neige. »
Je
ne peux pas faire mieux, mais je peux te garantir que si l’auteur
de l’Évangile n’a pas vu lui-même l’apparition, celui que la
lui a racontée en a été un témoin direct. Il avait bien un visage
et des mains, mais quel visage et quelles mains ! Restons-en à
l’aspect de l’éclair. Quant à sa voix, qu’en dire ? Elle
est plus belle que celle de Svetlana. Je l’aime moins mais elle est
plus belle. Elle est belle comme un katana extrêmement aiguisé, si
tu vois ce que je veux dire, pas comme un jour de bonheur à la
campagne.
Il
a juste dit :
« Jusque
là, oui. Mais pas plus loin. »
J’imagine
que c’était une réponse à une prière du père. Je la lui ai
répétée mot pour mot et il a semblé comprendre de quoi il
s’agissait. Après m’avoir expliqué que lui, comme les autres,
avait juste vu la lumière changer et entendu une sorte de
bourrasque, il m’a demandé de lui dire ce que je voyais. Quand
j’eus terminé, il se signa, rendit grâce à Dieu – en Français,
car cet homme est d’une exquise courtoisie – puis tourna les
talons. Le retour fut très silencieux.
J’aurais
bien d’autres choses à te raconter mais je n’en ai pas le temps
car il me faut choisir mes vêtements. Avant de te moquer de moi,
souviens-toi que c’est moi qui t’ai présenté ta femme et que tu
m’as choisi pour confident de tes tourments, à l’époque.
Bien
à toi, donc. Mes amitiés à Nadine. Tu peux lui dire que je ne lui
en veux pas. Pas trop, en tout cas.
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