Cher ami,
La personne à qui mon rêve de cette nuit était destiné doit être bien étrange car dans son monde, c’est la banalité qui cache l’horreur sous les traits les plus anodins.
Il n’y a pas de ciel en elle. Tout se déroule dans des souterrains faits de métal et de béton, et même les fenêtres donnent dans des salles vastes et sombres.
Il y règne une pénombre reposante sous laquelle se dissimule un danger indicible et souvent impossible à reconnaître. Tout peut y être un objet de terreur : un bouton de porte, une dalle lumineuse servant d’éclairage, un couvert en plastique ou que sais-je ?
Toutefois, rien de saurait y égaler l’atrocité d’une femme en tailleur et talons plats, surtout si elle marche en diagonale par rapport aux angles des pièces.
Moi qui te parle, j’ai vu l’une de ces femmes. Elle avait des cheveux, un visage, des yeux, des épaules et même le reste. Son tailleur était le vêtement de travail d’une cadre. Son regard était normal, tout comme sa façon de bouger.
Pourtant, des frissons d’abjecte terreur me parcouraient tandis qu’elle marchait non loin de moi, traçant des diagonales qui finiraient bien par croiser mon chemin plus chaotique.
J’avais longtemps fui sa présence, parcourant de longs couloirs et de vastes pièces en prenant bien soin de rester près des murs afin de ne pas éveiller l’attention des prédateurs.
De temps en temps, je m’arrêtais pour contempler un papier froissé ou une assiette vide, et parfois même le chambranle d’un porte. Il y aurait long à dire sur ces derniers.
Ce fut dès l’entrée de l’une des nombreuses pièces que je vis, posé sur une table d’angle, l’un des Saint Graal (je n’ose mettre ceci au pluriel même si ce singulier me tourmente) de celui que je me plais à nommer mon hôte, et celui-ci frémit de joie.
J’avançais rapidement pour poser une main fébrile sur le boîtier en plastique qui devait contenir un tampon encreur et l’ouvris maladroitement, manquant de le faire tomber dans ma hâte.
Il était bien là, tout humide, prêt à l’emploi, prêt à couvrir d’encre bleue tout objet que l’on poserait sur lui. Une fois mon butin empoché, je repris ma course folle dans les pièces vides.
Tout en avançant rapidement, j’essuyais mon doigt couvert d’encre bleue à l’aide d’un mouchoir en papier que j’avais tiré de ma poche. Ce fut en m’arrêtant pour vérifier la propreté de mon doigt que je sus que ma chance avait tourné.
À quelques mètres de moi, je vis la semelle d’une ballerine beige se poser doucement sur un sol marqueté. La chaussure couvrait un pied portant un mi-bas, un bas ou un collant couleur chair.
Mon regard monta jusqu’à l’ourlet d’une jupe gris-bleu, puis jusqu’à la jupe elle-même et enfin jusqu’à la veste du tailleur. Les mains de la femme, soigneusement manucurées, firent un petit geste d’apaisement.
J’étais paralysé de terreur par les mouvements inexorables de cette femme, par ses pas qui suivaient l’une des grandes diagonales de la pièce jusqu’à l’endroit où elle pourrait tourner.
Voilà. C’est à peu près tout. J’ai essayé, autant que faire se peut, de retranscrire l’ambiance du rêve et je crois y être assez bien parvenu. Toutefois, il y régnait une telle tension pleine d’étrangeté, et cela à partir d’éléments si anodins, que je serais bien en peine d’identifier l’origine de l’angoisse de mon hôte.
Au fait, comme j’ai tardé à t’envoyer ceci, un rêve fait-maison m’est venu, rempli d’éléments et de personnages familiers réunis pour l’occasion.
C’était une sorte de dîner au restaurant. J’y étais à table avec des inconnus et je détonnais suffisamment pour devoir présenter des excuses qui furent acceptées avec réticence. Je m’en allais donc seul, passant entre des tables animées où je vis, entre autres, un ami de jeunesse en train de dîner tout en bavardant joyeusement. Les femmes étaient belles et détendues, l’ambiance chaleureuse et gaie et mon sentiment de solitude absolu. Cet hymne à l’échec de ma vie animale a fait mal à une partie de moi dont je ne savais pas qu’elle souffrait autant. Peut-être est-ce là l’une des clefs de l’étrangeté de ma vie onirique. Il faudra que je parle de tout cela avec Dieu, je crois.
Bien à toi.
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