Consensus
L'endroit avait l'aspect un peu
miteux de la plupart des foires attractives. Les baraques des forains
s'alignaient le long de deux allées, encadrant les mouvements d'une
foule avide et pressée. Le son des orgues de barbarie issu de
quelques manèges à l'ancienne surnageait parmi les échos de boites
à rythme et de voix artificiellement générées ou modifiées
scandant leurs slogans absurdes. La musique technologique régnait
partout en ce lieu.
L'obligation de s'amuser avait
figé un étrange sourire sur les visages des passants, à tel point
que l'on eût pu croire que quelqu'un l'avait plaqué là. En les
regardant, il se souvenait de l'un de ses cauchemars : il se
réveillait dans son lit, en pleine nuit, entouré par des inconnus à
peine visibles dans l'ombre, clamant à pleins poumons qu'il ne
souriait pas assez, qu'il ne comprenait pas son bonheur de vivre ici
et maintenant, et qu'ils allaient arranger cela. Tandis que plusieurs
le retenaient, l'un d'eux approchait de sa bouche deux hameçons
maintenus par un fil que l'on passait derrière sa tête. C'était en
général à ce moment là qu'il se réveillait, retenant ses cris
pour ne pas réveiller ses parents.
Encadré par eux, il traversait
à présent la foule compacte d'où s'échappaient régulièrement
des cris, de vagues borborygmes et des rires si forcés que l'on
cherchait en vain l'ordinateur qui avait pu produire ces sons. Son
père lui faisait mal en le tirant par le bras, mais les remarques
impatientes de sa mère avaient poussé l'enfant à se taire. Il
avançait donc en silence vers le nouveau tourment imaginé par ses
géniteurs.
Des cris soudains attirèrent
son attention par leur caractère sincèrement réjoui. A l'entrée
d'une salle consacrée aux jeux vidéos, quelques jeunes hommes se
frappaient avec un acharnement remarquable. La foule ne s'approchait
pas d'eux, leur laissant tout l 'espace nécessaire pour en
découdre, mais elle ne perdait visiblement rien du spectacle. Comme
son père le tirait violemment à l'écart des pugilistes, il leva
les yeux et surprit son regard apeuré. Il baissa la tête
immédiatement.
Plus loin, ils croisèrent un
homme ivre aux yeux fous qui se traînait parmi la foule, lançant ça
et là des lambeaux de phrases à ceux qui l'entouraient.
Les gens s'écartaient
prudemment de lui, mais quelques jeunes s'avancèrent pour lui lancer
une bordée d'injures tout en moquant son apparence. Ils l'avaient
jeté à terre et le frappaient à coups de pieds quand ils
dépassèrent le groupe. Il regarda son père qui continuait à
l'entraîner, l'air très sûr de lui cette fois. Enfin ce dernier
s'arrêta si brutalement que l'enfant manqua de s'écrouler à ses
pieds.
« Voilà, c'est là, nous
sommes arrivés. »
D'après la pancarte qui la
surmontait, la chose se nommait « Anapurna ». C'était
une sorte de grande nacelle déposée sur un bras articulé qui
l'agitait en tous sens avant de la lancer dans des descentes
vertigineuses. Les gens assis dans la chose riaient et criaient
beaucoup, clamant constamment qu'ils s'amusaient et aimaient cela. Ce
furent leurs regards fixes et leurs rires hystériques qui achevèrent
de terroriser l'enfant. Il lança un regard éperdu vers ses
géniteurs puis baissa les yeux, comprenant que rien n'y ferait.
Leurs sourires s'étaient faits larges et conviviaux. Ils étaient
bien au delà de tout appel à la raison.
Encadré par ses parents, il
avait pris place dans la nacelle et saisi la barre de sécurité que
l'on avait rabattu à hauteur de sa taille. Alors, l'enfer s'était
déchaîné. La chose remuait en tous sens, tombait, remontait
lentement avant de choir encore. Les passagers hurlaient, riaient,
tempêtaient. Depuis des hauts parleurs, la voix monstrueusement
amplifiée du pilote de l'engin lançait des remarques comme « Et
on s'éclate! c'est ça, l'Anapurna! Allez, on se lâche! »
Et les gens de lever les mains,
tandis que l'enfant tentait de détendre ses poings tétanisés tant
ils serraient la barre de sécurité. Combien de temps déjà?
Combien de temps encore?
Quand la nacelle se stabilisa
enfin, ce fut au sommet de sa course. Les passagers riaient, se
moquaient les uns des autres, vantaient les couleurs des visages de
leurs voisins. Quand le pilote se mit à crier, l'enfant se concentra
sur ses paroles, y cherchant l'indice de la fin prochaine de son
tourment :
- Allez, un dernier tour à pleine vitesse, ça vous dit?
- Oui!
- Vraiment?
- Oui!
- Vraiment vraiment vraiment?
- Oui!!!
- Alors on lève les mains! Je veux voir toutes les mains levées!
- Oui!
- Et toi, le gamin en vert? Tu ne veux pas lever les mains? T'es un peureux?
-
Silence.
Les gens se dandinaient sur
leurs sièges, cherchant l'enfant du regard. Les bras se baissaient
tandis que les visages, d'abord ouverts et sympathiques, se faisaient
peu à peu soupçonneux puis accusateurs. Sa mère adressait çà et
là des oeillades contrites, des sourires d'excuses tandis que son père
posait la main sur son épaule. Autour d'eux, des murmures s'étaient
élevés et se faisaient de plus en plus forts, mettant d'abord en
doute le courage de l'enfant avant de se gausser du manque
d'autorité de ses parents.
- Alors, gamin, tu te décides, ou tout le monde descend? reprit la voix aussi bienveillante qu'impitoyable du pilote.
- Lève-les, disait son père.
- Tu me fais honte, murmurait sa mère.
L'enfant ferma les yeux.
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