Art
Assis sur une banquette de métro, il
consultait une dernière fois le dossier de presse. A vrai dire, il
le connaissait déjà par cœur, mais il ne se sentait pas prêt pour
autant, tant le personnage l'impressionnait. Après tout, Paul Croie
était sans doute l'artiste le plus célèbre de la scène
contemporaine. Sa carrière avait vraiment débuté en 2008, quand
l'une de ses œuvres avait été vendue à un tarif prohibitif à New
York. C'était un gigantesque godemiché couvert de papier de verre,
d'excréments et de sang nommé « Further ». Depuis
quelques temps déjà, le Maître avait fait de l'anus son thème
majeur, mais la reconnaissance publique avait entraîné une
radicalisation de ses positions et son manifeste, Contribution
heuristique à une approche métaphysique de l'étron, avait
révolutionné le monde de l'art. L'originalité de sa démarche se
trouvait résumée dans deux aphorismes dont l'un avait eu l'honneur
douteux de figurer parmi les sujets du baccalauréat:
« Comme le poing qui fiste le corps d'un(e)
partenaire sexuel(le), ainsi doit être le chercheur de vérité. Il
faut aller au fond des choses, et qu'importe si l'on en revient
quelque peu souillé(e)? » et « Tel l'anus distendu qui
se fait fister, ainsi doit-on être devant le monde: ouvert(e). »
Il avait alors commencé à explorer son sujet sous tous
les angles, le peignant, le sculptant, le photographiant, le filmant,
et cela jusqu'à sa rencontre avec celle qu'il devait épouser, Jane
Pierces, professeur au M.I.T. Elle apporta la touche finale à
l'œuvre de son époux en lui offrant l'apport de la technologie et
en l'aidant à mettre au point sa plus prodigieuse invention, le
fameux « scatocopieur ». Pour utiliser le plein potentiel
de celui-ci, il fallait être en couple: l'un prenait une photo de
ses fesses en déféquant dans une urne spéciale tandis que l'autre
photographiait son propre visage. Le produit final était une plaque
d'excréments desséchés et compressés représentant le visage de
l'un(e) émergeant de l'anus de l'autre, avec pour titre « Je
t'ai chié(e). » A elle seule, l'invention était prodigieuse,
mais ce furent la frénésie qui l 'entoura et les prestations
du Maître à la télé qui donnèrent lieu à une reconnaissance
internationale, populaire et unanime. Des millionnaires, des
mannequins, des sportifs et des vedettes du petit écran
enthousiastes venaient dans l'atelier du génie pour se faire
scatocopier, tandis que l'artiste convertissait les foules en leur
enseignant une philosophie humaniste et respectueuse des valeurs de
l'écologie. Depuis la nuit des temps, disait-il, les êtres vivants
ont déféqué absolument partout, et la terre est un boule
d'excréments dont chacun est issu. Tout vient de l'étron et y
retourne, et c'est au titre de cette parenté que nous devons faire
preuve de respect, d'amour et de compréhension tant envers chaque
être humain qu'envers toute chose, et cela avec l'humilité qui sied
à un sac à merde fait de merde. Cette métaphysique innovante et
moderne qui osait franchir tous les tabous avait bientôt gagné la
planète et, chaque jour, des centaines de partisans enthousiastes
promouvaient l'œuvre et la pensée du Maître.
C'était cet homme que Marc Res s'apprêtait à
rencontrer. Comment allait-il pouvoir l'aborder, et surtout le
convaincre de donner à un jeune journaliste de quoi faire un
reportage qui, à coup sûr, pouvait lancer sa carrière? Il se
sentait proche des défécationistes d'un point de vue théorique,
mais n'avait jamais embrassé leurs pratiques. Qu'allait-on penser de
lui au musée permanent de l'artiste? Musée qu'il n'avait jamais
visité, d'ailleurs, le fait de devoir s'y déplacer nu et à quatre
pattes ne l'ayant pas particulièrement attiré.
On lui avait donné des genouillères ainsi que des
sortes de patinettes munies de courroies pour protéger ses mains. La
secrétaire de Paul Croie lui avait également prêté une pochette
dans laquelle il avait glissé son pad avant de la prendre entre ses
dents: la règle de la nudité était absolue dans cet endroit. Il se
sentait un peu gauche en voyant la jeune femme se déplacer avec une
célérité enviable et une aisance sans commune mesure avec sa
propre maladresse.
A sa propre surprise, il ne prêtait presque aucune
attention à la croupe de celle qui le précédait, sinon pour la
garder en point de mire, surtout depuis qu'il avait fait choir son
pad et pris ainsi un retard considérable. Son erreur avait été
d'essayer d'utiliser ses mains pour le ramasser, alors que les
patinettes quasi rigides étaient maintenues par deux solides
courroies qui enserraient ses poignets. Il lui avait été impossible
de s'en libérer lui-même. En voulant se lever, il avait également
remarqué que les genouillères rendaient l'opération très
difficile. Il voulait bien « entrer en contact avec l'animal en
lui », mais de telles méthodes lui paraissaient quelque peu
cavalières, voire fascistes. Bref, il avait été contraint de
pousser la pochette du nez jusqu'au mur puis de la soulever
légèrement à l'aide du même organe avant de la saisir d'un
claquement de mâchoires. La cavalcade qui s'était ensuivi l'avait
laissé essoufflé mais assez satisfait de lui-même. Enfin la jeune
femme s'arrêta devant une porte à battants, poussa une sonnette du
front et s'écarta en lui faisant signe de passer (il était
fortement recommandé de ne s'exprimer que par des gestes et des
grognements à l'intérieur du musée).
Comme une lumière verte s'allumait, on entendit un
déclic et le jeune journaliste s'avança, tête en avant, les
mâchoires bien serrées, laissant la porte se rabattre derrière
lui. Il se trouvait à présent dans l'atelier du Maître. C'était
une pièce vaste au murs blancs et nus, très haute de plafond. Le
Maître était assis sur un fauteuil Voltaire aux formes élégantes
bien qu'un peu déplacées en ce lieu, mais qui était-il pour
contester les choix d'un tel artiste? Grand et carré, très brun de
teint, l'homme était vêtu d'un survêtement aux couleurs de
l'équipe de France de football, d'un T-shirt à l'effigie d'une
chanteuse à la mode et d'une paire de chaussures de sport. Tout en
dévorant ses lèvres, il mélangeait des couleurs sur une palette,
jetant de temps à autres des coups d'œil vers un chevalet dont Marc
Res ne voyait que le dos. Soudain, il posa la palette à même le sol
et se dirigea vers une chaine stéréo dont il monta le son,
emplissant la pièce des rugissements d'une musique techno aux
accents joyeux et festifs. Levant les bras et fermant les yeux, il
tourna sur lui-même avant de se trémousser devant l'engin puis de
faire un bond tout en levant le poing. Visiblement satisfait, il se
dirigea à grands pas vers le journaliste.
- C'est toi, Marc Res? demanda-t-il en se penchant pour lui flatter la tête. Viens par là.
Un peu déboussolé, le reporter le suivit jusqu'au
fauteuil où le Maître prit place. Il déposa son pad à ses pieds
avant d'ouvrir la bouche pour dire combien il était enchanté...
- Non, pas parler! dit l'artiste en levant un index autoritaire. Je ne t'ai pas fait venir pour t'entendre. Ici, il n'y a que moi qui ai quelque chose d'intéressant à dire, tu ne crois pas?
- Oui, fit le jeune journaliste de la tête.
- Bon, tu as compris. Tu vas faire ce que je te dirai, hein? Tu ne voudrais pas partir d'ici sans rien, n'est-ce pas?
- Non, hocha le reporter.
- Bien. Dans ce cas, montre-moi ton cul. Cambre-toi, je veux voir le trou. M'a tout l'air d'être vierge, hein?
- Oui, fit Marc Res.
- C'est mieux ainsi. Tu as beaucoup à apprendre, mais peu à désapprendre. C'est ça le plus dur, désapprendre. Ça m'a pris un temps fou, tu ne le croirais pas.
Tout en parlant, Paul Croie s'était levé et avait
débarrassé le reporter de sa pochette pour en examiner le contenu.
- Je peux savoir comment tu comptais l'utiliser sans tes mains?
Le journaliste faillit répondre mais s'arrêta à temps
devant l'index levé du Maître.
- Oublie le langage articulé. C'est une limite, un obstacle entre toi et ta nature profonde. Si tu veux connaître une chose, tu dois cesser de la nommer et te mettre au même diapason qu'elle pour la sentir résonner en toi. C'est pour ça que les gens aiment la techno: ils ne l'écoutent pas avec leur cerveau, ils la sentent vibrer dans leur corps. Elle éveille l'animal en nous, elle le réveille. Avant, je m'adressais au cerveau, je pensais trop, mais j'ai dépassé tout ça. Il faut sentir, vibrer, et surtout ne pas penser pour ne faire qu'un avec l'univers.
Sans cesser son discours, il tournait autour du reporter et
semblait de plus en plus exalté. Soudain, il s'arrêta et saisit ses
cheveux.
- Sens, sens la douleur monter en toi! Ça, c'est la vérité! Ça, c'est la vie! Et maintenant, le plaisir, murmura-t-il en lui caressant la tête. Et puis la tristesse, dit-il en écartant sa main, et la surprise! hurla-t-il en le giflant. Sens, sens tout ça, ouvre-toi à ton corps, à tes sens, oublie le reste! C'est le début du chemin.
Il se remit à tourner, une main posée sur son front.
- Moi même, je pense encore, je pense trop, mais comment faire? Il faut bien que quelqu'un se sacrifie pour ouvrir la voie et la montrer aux autres.
Il tourna vers le journaliste son regard tourmenté.
- Mais tu ne peux pas comprendre. Malgré toutes les pensées qui s'agitent dans ton petit cerveau, ou plutôt à cause d'elles, tu ne peux pas comprendre. Tout ce qui compte vraiment est hors de portée du langage. C'est pour cela que je t'ai fait venir. Pour te montrer. Je vais faire de toi mon envoyé.
Un frisson d'exaltation parcourut le corps de Marc Res.
C'était le scoop assuré. Il n'aurait peut-être même pas besoin de
raconter ce qu'il avait dû faire pour l'obtenir. Il n'en avait
d'ailleurs pas très envie, même s'il savait qu'un tel récit ferait
bien des jaloux.
D'une poche de son survêtement, l'homme tira un objet
dont la forme évoquait plus ou moins celle d'un gros œuf muni d'un
pied rectangulaire. Le journaliste reconnut instantanément la chose
: c'était un « plug », un ustensile que certaines
personnes aimaient mettre dans leur anus pour l'y garder durant des
périodes indéfinies. La seule originalité de celui-ci était les
pastilles qui le couvraient par endroits, et qui semblaient faites de
métal. Tout en poursuivant son discours, l'artiste déboucha un tube
de lubrifiant pour en enduire l'engin. Malgré sa joie de voir sa
carrière débuter vraiment, le reporter se sentit un peu inquiet.
- Tu crois savoir ce que c'est, n'est-ce pas?
- Oui, fit Marc Res.
- Et bien tu te trompes. En Anglais, le mot « plug » a bien des sens. Dans le cas qui nous intéresse, c'est une fiche qui sert à connecter un instrument, en général à un réseau. C'est cela qui m'a ouvert les yeux. Ce que tu vois là contient plus de microprocesseurs que ton pad et n'a pourtant besoin que de l'électricité émise par tes cellules pour fonctionner. En l'état, tu mettrais au moins vingt ans à gagner l'argent qu'il m'a coûté.
Presque malgré lui, le journaliste était impressionné
: avoir une telle fortune entre ses fesses! Avoir été choisi pour
cela! Inconsciemment, il redressa son postérieur.
- C'est une antenne très complexe, en fait, capable de relier son porteur aux courants telluriques, et par extension à la nature, à l'univers. Après l'avoir portée ne serait-ce qu'un instant, tu ne seras plus jamais le même, crois-moi. D'ailleurs...
Posant l'objet sur le fauteuil, l'artiste se tourna tout
en baissant sa culotte de survêtement puis se pencha en avant.
- ...tu peux voir que je sais de quoi je parle.
Effectivement, on pouvait voir la base d'un autre plug
émerger d'entre les fesses velues de l'artiste qui se rajusta et
reprit sa tâche.
- A présent, cambre-toi et pousse comme pour chier. Tout se passera bien, tu verras. Quant au reste, nous en parlerons demain matin.
En sortant de l'atelier du Maître, Marc Res ne savait
plus quoi penser. Était-ce là pur délire de la part de cet homme,
ou était-il lui-même trop obtus pour comprendre la profondeur de sa
pensée? Que fallait-il faire? Le regard éperdu d'admiration que la
secrétaire porta à son postérieur balaya ses doutes. Il allait se
soumettre à la totalité de l'expérience et ne rédiger qu'un bref
descriptif du musée pour l'édition en ligne. Peut-être était-il
temps pour lui de suivre le conseil tant répété du Maître et de
s'ouvrir un peu.
Tout en suivant la jeune femme qui prenait bien garde,
cette fois, à ne pas le distancer, le reporter se surprit à songer
à quelques vers qu'il modifia pour l'occasion:
« Si tous les gens du monde
Pouvaient s'pluguer les reins,
On pourrait tous danser la ronde,
Pleins d'un bonheur sans lendemain. »
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