jeudi 23 avril 2020

DAFB - Cénotaphe

Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel :
Cénotaphe

Perdre un collaborateur de la valeur de Guillaume Chervais est une tragédie pour notre revue mais elle doit poursuivre sa route envers et contre tout. Dans ce numéro rendant tout entier hommage à notre collègue disparu dans le massif pyrénéen depuis à présent six mois, nous avons souhaité offrir au lecteur les derniers feux d'artifices intellectuels tirés par cet esprit brillant mais ce serait faire une entorse à la vérité qui lui était si chère que de dissimuler au public ses dernières notes.
Travailleur acharné, il s'était attelé, juste avant ce que j'ose nommer sa fugue dans la déraison, à la rédaction de l'essai consacré en grande partie au sinistre Théophore du Paraclet dont il avait si laborieusement retranscrit les élucubrations, mais aussi, d'une manière générale, à la discipline qui lui tenait à cœur, l'histoire des religions. Nous publions ici quelques notes manuscrites que nous avons retrouvées dans ses carnets après avoir constaté la destruction de son ordinateur par notre auteur lui-même. Nous espérons ainsi rendre hommage à la mémoire d'un chercheur consciencieux qui nous était cher. La numérotation respecte l'ordre dans lequel l'auteur semble les avoir rédigées. Rappelons au lecteur que ce ne sont que des notes de travail écrites sans doute très vite et plutôt désorganisées.

1) Comme l'église le répète souvent, un chrétien isolé est un chrétien en danger, et ceci parce qu'en perdant le contact avec l'esprit du groupe et les moyens de coercition de ce dernier, le chrétien peut s'extraire du formalisme machinal d'un culte respectable pour se tourner vers l'inspiration spirituelle dans une liberté intérieure dangereuse. D'un point de vue social, la liberté de l’athée est sans importance puisqu'il continue en général à propager les valeurs lénifiantes du consensus ambiant. Le spirituel, en revanche, fait surgir ce qui doit rester caché : une part de la nature humaine qui est susceptible de lutter férocement pour être libre et qui est également capable de produire un message original et transformateur si un directeur prudent ne l'étouffe pas lentement sous la pression sociale.

2) La meilleure image du sort qu'il faut réserver au croyant libre est celle du supplice qui consiste à placer le sujet sous une planche que la foule couvre lentement de lourdes pierres : on vide ainsi le pneumatique de son pneuma, si on me permet ce jeu de mots certes terrible mais tellement révélateur.

3) La Chine a rejeté le bouddhisme parce qu'elle était déjà dotée d'un système administratif efficace.

4) La religion structurée joue le même rôle social que le parti politique : noyer l'esprit vivifiant dans la boue du groupe.

5) La raison d'être de la religion est de donner naissance à la technocratie dont ses clercs formeront la première armature.

6) La religion idéale relie les fidèles à l'état comme la laisse relie le chien à son maître.

7) Historiquement, le premier but d'une religion est de se débarrasser de l'esprit libérateur de son fondateur pour pouvoir jouir des bénéfices mérités par un bon instrument du pouvoir en place. Il est dans la nature de ce dernier de tenter d'établir sa domination absolue sur ses sujets. La police lui permet de régner sur les corps mais c'est la seule religion qui peut lui offrir de dominer les esprits.

8) En formalisant le geste révolutionnaire du fondateur, la religion en fait un moyen de régulation sociale. C'est ainsi que l'évêque habile montre qui est le chef en lavant les pieds d'un pauvre anonyme : humilité formelle, domination réelle.

9) Le bon religieux est une machine efficace dont le fonctionnement est parfait parce qu'il a pleinement intégré le carcan des règles imposées par les intérêts légitimes de l'humanité.

10) La mise en place d'une technocratie mondiale appuyée sur le progrès technique et l’envahissement des âmes par les procédés de communication modernes va rendre les religions inutiles.

11) Il nous faut bâtir des murs de théories et de croyances pour construire une prison solide autour de l'esprit.

12) Si les chefs religieux sont habiles, la voix du Christ du chrétien, l'intuition spirituelle du bouddhiste deviennent les simples échos du message social, produisant des pratiquants qui œuvrent pour le bien de la collectivité.

13) Lorsque le directeur spirituel est un habile technocrate, il sait utiliser l'élan religieux pour créer des richesses, pour produire une plus-value, tant morale que sociale ou matérielle.

14) Un véritable moine, bouddhiste ou chrétien, est un administrateur compétent ou un fonctionnaire zélé dont les dossiers bien tenus assurent la cohésion de son ordre et le maillage d'une population sous contrôle. Il s'est anéanti pour devenir un rouage parfait dans un outil parfait.

15) T. du P. souille le renom de deux grandes religions qui ont, chacune à sa manière, contribué au progrès du genre humain.

16) La première vertu du religieux est l'ambition qui le soumet à ses supérieurs. La seconde est l'avidité qui le contraint à tenter de plaire aux laïcs. Les deux en font un instrument docile de l'état.

17) L'Inde a rejeté le bouddhisme parce que cette religion remettait en cause l'essence-même de la structure sociale de ce pays, ou plutôt, à l'époque, de ce conglomérat d'états de cultures très proches, voire identiques : le système de caste qui tendait à se rigidifier. Je pense parfois que le Bouddha, comme le Christ, ne s'intéressait guère à la religion. Israël a d'ailleurs eu le même type de problème avec son propre réformateur mais l'a réglé différemment.

18) J'en suis venu à avoir pitié de ce vieux fou. J'espère qu'il lui restait assez de briques pour reconstruire des murs.

19) Les monastères sont, d'un certain point de vue, des lieux où la société range des sociopathes dangereux qu'elle sait pourtant rendre utiles. Ils sont pour les laïcs un bon exemple du sort qui les attend s'ils refusent de collaborer à leur incarcération dans la vie quotidienne : ne plus avoir donc ne plus être.

Les entrées suivantes manquent trop de cohérence pour pouvoir être rapportées. Guillaume Chervais n'était de toute évidence plus en pleine possession de ses facultés intellectuelles à ce stade de son manuscrit. A titre d'exemple, voici ce qu'il a écrit en guise de plan général de son ouvrage (c'est lui qui le nomme ainsi) :

Partir bifurquer sans se détourner pour regarder ni lever les yeux pour voir partir s'en aller dévier cheminer avancer partir aller aller aller chercher ce qu'on a trouvé ? Sens ? Qu'entendait-il par là, ce vieux fou ? Ce salaud était libre il n'avait pas le droit mais il l'était quand même. Et puis, pourquoi est-ce drôle ? Qu'y-a-t-il d'amusant là-dedans ? Il n'avait pas peur ce n'est pas bien. Ou alors il avait peur mais aussi courage ce n'est pas bien non plus. Ce salaud savait où il allait, j'en suis sûr. Et il est parti tout seul , sinon pourquoi la fin ? A-t-il quand même pris des briques pour refaire ses murs ? Non, il est parti tout seul. (S'ensuit une page presque pleine de répétitions des verbes « partir » et « aller ».)

Pour clore le numéro de cette revue consacré aux travaux de Guillaume Chervais, nous proposons au lecteur quelques textes de Théophore du Paraclet retranscrits par les soins de notre précieux collaborateur dont le décès prématuré, hélas, semble évident. Puisse-t-il reposer en paix.







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