Discours et
anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais
moins vastes que le ciel :
Cénotaphe
Perdre un
collaborateur de la valeur de Guillaume Chervais est une tragédie
pour notre revue mais elle doit poursuivre sa route envers et contre
tout. Dans ce numéro rendant tout entier hommage à notre collègue
disparu dans le massif pyrénéen depuis à présent six mois, nous
avons souhaité offrir au lecteur les derniers feux d'artifices
intellectuels tirés par cet esprit brillant mais ce serait faire une
entorse à la vérité qui lui était si chère que de dissimuler au
public ses dernières notes.
Travailleur acharné,
il s'était attelé, juste avant ce que j'ose nommer sa fugue dans la
déraison, à la rédaction de l'essai consacré en grande partie au
sinistre Théophore du Paraclet dont il avait si laborieusement
retranscrit les élucubrations, mais aussi, d'une manière générale,
à la discipline qui lui tenait à cœur, l'histoire des religions.
Nous publions ici quelques notes manuscrites que nous avons
retrouvées dans ses carnets après avoir constaté la destruction de
son ordinateur par notre auteur lui-même. Nous espérons ainsi
rendre hommage à la mémoire d'un chercheur consciencieux qui nous
était cher. La numérotation respecte l'ordre dans lequel l'auteur
semble les avoir rédigées. Rappelons au lecteur que ce ne sont que
des notes de travail écrites sans doute très vite et
plutôt désorganisées.
1) Comme l'église le
répète souvent, un chrétien isolé est un chrétien en danger, et
ceci parce qu'en perdant le contact avec l'esprit du groupe et les
moyens de coercition de ce dernier, le chrétien peut s'extraire du
formalisme machinal d'un culte respectable pour se tourner vers
l'inspiration spirituelle dans une liberté intérieure dangereuse.
D'un point de vue social, la liberté de l’athée est sans
importance puisqu'il continue en général à propager les valeurs
lénifiantes du consensus ambiant. Le spirituel, en revanche, fait
surgir ce qui doit rester caché : une part de la nature humaine
qui est susceptible de lutter férocement pour être libre et qui est
également capable de produire un message original et transformateur
si un directeur prudent ne l'étouffe pas lentement sous la pression
sociale.
2) La meilleure image du
sort qu'il faut réserver au croyant libre est celle du supplice qui
consiste à placer le sujet sous une planche que la foule couvre
lentement de lourdes pierres : on vide ainsi le pneumatique de
son pneuma, si on me permet ce jeu de mots certes terrible mais
tellement révélateur.
3) La Chine a rejeté le
bouddhisme parce qu'elle était déjà dotée d'un système
administratif efficace.
4) La religion
structurée joue le même rôle social que le parti politique :
noyer l'esprit vivifiant dans la boue du groupe.
5) La raison d'être de
la religion est de donner naissance à la technocratie dont ses
clercs formeront la première armature.
6) La religion idéale
relie les fidèles à l'état comme la laisse relie le chien à son
maître.
7) Historiquement, le
premier but d'une religion est de se débarrasser de l'esprit
libérateur de son fondateur pour pouvoir jouir des bénéfices
mérités par un bon instrument du pouvoir en place. Il est dans la
nature de ce dernier de tenter d'établir sa domination absolue sur
ses sujets. La police lui permet de régner sur les corps mais c'est
la seule religion qui peut lui offrir de dominer les esprits.
8) En formalisant le
geste révolutionnaire du fondateur, la religion en fait un moyen de
régulation sociale. C'est ainsi que l'évêque habile montre qui est
le chef en lavant les pieds d'un pauvre anonyme : humilité
formelle, domination réelle.
9) Le bon religieux est
une machine efficace dont le fonctionnement est parfait parce qu'il a
pleinement intégré le carcan des règles imposées par les intérêts
légitimes de l'humanité.
10) La mise en place
d'une technocratie mondiale appuyée sur le progrès technique et
l’envahissement des âmes par les procédés de communication
modernes va rendre les religions inutiles.
11) Il nous faut bâtir
des murs de théories et de croyances pour construire une prison
solide autour de l'esprit.
12) Si les chefs
religieux sont habiles, la voix du Christ du chrétien, l'intuition
spirituelle du bouddhiste deviennent les simples échos du message
social, produisant des pratiquants qui œuvrent pour le bien de la
collectivité.
13) Lorsque le directeur
spirituel est un habile technocrate, il sait utiliser l'élan
religieux pour créer des richesses, pour produire une plus-value,
tant morale que sociale ou matérielle.
14) Un véritable moine,
bouddhiste ou chrétien, est un administrateur compétent ou un
fonctionnaire zélé dont les dossiers bien tenus assurent la
cohésion de son ordre et le maillage d'une population sous contrôle.
Il s'est anéanti pour devenir un rouage parfait dans un outil
parfait.
15) T. du P. souille le
renom de deux grandes religions qui ont, chacune à sa manière,
contribué au progrès du genre humain.
16) La première vertu
du religieux est l'ambition qui le soumet à ses supérieurs. La
seconde est l'avidité qui le contraint à tenter de plaire aux
laïcs. Les deux en font un instrument docile de l'état.
17) L'Inde a rejeté le
bouddhisme parce que cette religion remettait en cause l'essence-même
de la structure sociale de ce pays, ou plutôt, à l'époque, de ce
conglomérat d'états de cultures très proches, voire identiques :
le système de caste qui tendait à se rigidifier. Je pense parfois
que le Bouddha, comme le Christ, ne s'intéressait guère à la
religion. Israël a d'ailleurs eu le même type de problème avec son
propre réformateur mais l'a réglé différemment.
18) J'en suis venu à
avoir pitié de ce vieux fou. J'espère qu'il lui restait assez de
briques pour reconstruire des murs.
19) Les monastères
sont, d'un certain point de vue, des lieux où la société range des
sociopathes dangereux qu'elle sait pourtant rendre utiles. Ils sont
pour les laïcs un bon exemple du sort qui les attend s'ils refusent
de collaborer à leur incarcération dans la vie quotidienne :
ne plus avoir donc ne plus être.
Les entrées suivantes
manquent trop de cohérence pour pouvoir être rapportées.
Guillaume Chervais n'était de toute évidence plus en pleine
possession de ses facultés intellectuelles à ce stade de son
manuscrit. A titre d'exemple, voici ce qu'il a écrit en guise de
plan général de son ouvrage (c'est lui qui le nomme ainsi) :
Partir
bifurquer sans se détourner pour regarder ni lever les yeux pour
voir partir s'en aller dévier cheminer avancer partir aller aller
aller chercher ce qu'on a trouvé ? Sens ? Qu'entendait-il
par là, ce vieux fou ? Ce salaud était libre il n'avait pas le
droit mais il l'était quand même. Et puis, pourquoi est-ce drôle ?
Qu'y-a-t-il d'amusant là-dedans ? Il n'avait pas peur ce n'est
pas bien. Ou alors il avait peur mais aussi courage ce n'est pas bien
non plus. Ce salaud savait où il allait, j'en suis sûr. Et il est
parti tout seul , sinon pourquoi la fin ? A-t-il quand même
pris des briques pour refaire ses murs ? Non, il est parti tout
seul. (S'ensuit une page presque pleine de répétitions
des verbes « partir » et « aller ».)
Pour clore le numéro
de cette revue consacré aux travaux de Guillaume Chervais, nous
proposons au lecteur quelques textes de Théophore du Paraclet
retranscrits par les soins de notre précieux collaborateur dont le
décès prématuré, hélas, semble évident. Puisse-t-il reposer en
paix.
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