Discours et
anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais
moins vastes que le ciel :
Les Neuf Doigts
Le
jour où je fis la connaissance des membres de la secte des Neuf
Doigts, je m'étais levé de bon matin et j'étais allé me baigner
dans la rivière qui passait non loin de la hutte que j'occupais et
qui l'envahissait souvent après les pluies les plus abondantes,
allant parfois jusqu'à la réduire à néant.
Cul
nu, vautré dans l'eau et les doigts de pied en éventail, je vis
surgir devant moi une sorte de vagabond crasseux, malingre et
dépenaillé dont les hardes évoquaient vaguement une tenue
monastique. Soudain, il me montra de son poing fermé. Un peu
interloqué, je le fixais des yeux sans trop savoir que faire ou que
dire.
Il
rabattit son poing en arrière avant de le tendre à nouveau vers
moi, la mine dépitée. Je jetais un coup d’œil aux alentours, en
quête d'un indice qui m'aurait permis de comprendre ce que cet
individu voulait de moi mais rien n'attira mon attention.
S'approchant
de moi, l'espèce de moine malingre s'exclama : « Regarde
la lumière, et non le doigt ! »
Brandissant
son poing fermé toujours tendu vers moi, il se mit à danser sur
place une sorte de gigue tout en répétant à foison :
« –
Regarde la lumière, et non le doigt! Regarde la lumière, et non le
doigt ! Regarde la…
– Clac ! »
Je
venais de claquer violemment des mains, espérant le faire sortir
ainsi de sa transe insensée.
Il
cessa de gigoter pour me regarder en haletant durant quelques
instants qui me parurent durer des heures. Enfin, il se redressa pour
prononcer d'une voix rauque la phrase qui semblait constituer le cœur
de son obsession « - Regarde la lumière, et non le doigt !
– Mais
enfin, quel doigt ? »
Dès
que j'eus prononcé ces mots, l'individu malingre se redressa, le
visage empreint d'une telle joie que l'on aurait cru qu'il venait de
voir la grande lumière qui ne brille pas.
– Il
a vu ! Il a vu ! Coupez-lui le doigt ! Coupez-lui le
doigt !
Surgissant
des fourrés, une quinzaines d'hommes, vêtus comme des moines, aussi
dépenaillés que le premier, se mirent à courir vers moi en
brandissant qui un couteau, qui un rasoir, qui des ciseaux.
Heureusement,
j'étais un bon nageur. Eux, pas.
Un
peu plus tard, je racontais cette histoire au maître de mort qui dut
cesser de creuser sa tombe tant il riait. Ce fut lui qui m'expliqua
que les membres de la secte se nommaient entre eux « Ceux dont
le Doigt Absent est Pointé vers l'Ultime Vérité », mais que
les moines du cru les appelaient plus simplement « Neuf
Doigts ».
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