lundi 13 avril 2020

Ce que disent les fleurs


Mon aventure, si aventure il y a, a commencé par une lecture suivie d'une idée suivie d'une intuition suivie d'une pensée suivie d'une réflexion suivie d'une planification suivie d'une détermination précédant une évitable action suivie, je l'espère du moins, d'une élucidation et d'une conclusion.
Pour ce qui est de ma lecture, je m'en souviens comme si elle avait eu lieu hier, c'est à dire à peine. Pour moi, tout se passe toujours hier, ou bien la veille quand je me souviens qu'hier je me suis souvenu d'un autre hier. Cette accumulation de veilles a des effets désastreux sur ma mémoire, du moins je le crois.
C'était un roman policier, il me semble. Ecrit dans le nord de l'Europe, sans doute. Je suis souvent d'humeur un peu glauque, et les récits policiers écrits dans le nord de l'Europe conviennent relativement bien aux gens d'humeur un peu glauque. En général, du moins.
Je m'égare un peu, je crois. Bref, il contenait une phrase que j'ai notée dans l'instant ou par la suite, un peu avant d'égarer le roman, le souvenir du roman et les traces du roman dans ma mémoire. Le roman doit bien être quelque part, lui. C'est un objet, après tout, un vrai objet qui existe dans le vrai monde, celui d'aujourd'hui.
La phrase, donc : 
« Est-ce qu'on observe les orchidées la nuit, en cachette ? »
Dans la langue d'origine, cela sonne sans doute différemment pour faire résonner d'autres sons dans l'esprit du lecteur qui raisonnera alors de manière bien différente que je ne l'ai fait. Le problème est que je ne la connais pas. J'ai donc dû lire une traduction, solution peu satisfaisante surtout pour un texte aussi crucial, sans doute, mais que pouvais-je y faire ?
Juste à côté, j'ai noté , entre parenthèses, « (Wallander, à propos de jumelles de nuit) », ce que je préfère reproduire tel quel afin de m'en souvenir quand j'aurai tout oublié. Maintenant que j'y repense, cette parenthèse aurait dû susciter des questions et non les actions que je me prépare à entreprendre :
  • Qu'est-ce qu'un wallander ou qui est Wallander ?
  • S'agit-il de jumelles de vision nocturne ou bien de jumelles rencontrées la nuit, jumelles que l'on aurait observées la nuit, peut-être même avec des jumelles de vision nocturne ?
Je pourrais aussi disséquer la question, la questionner grâce à d'autres questions, mais ne serait-ce pas aller un peu loin, je me le demande ? Après tout, je peux toujours imaginer qu'à l'époque, je savais de quoi il était question tandis que j'écrivais cela.
Du moins, je le crois, si c'est bien moi qui ai écrit ces lignes. Ne pourrait-on pas aussi imaginer l'intervention d'une tierce personne aux plans machiavéliques, ayant pour but la prise de contrôle ou la destruction de notre monde, voire de l'univers ?
Mais je m'égare une fois de plus, du moins je crois. Etant donné ce que je me prépare à faire, j'ai dû opter pour une solution à la fois plus simple et plus complexe à l'époque, alors que je savais encore de quoi il était question au juste. C'est du moins ce que me laisse supposer la phrase suivante, notée ailleurs : « Et pourquoi pas ? »
Je me demande à présent si cette question-ci se rapporte bien à cette question-là. J'ai dû penser à un moment que tel était bien le cas, puisque j'ai consacré de nombreuses années à préparer l'étrange mission sans doute auto-attribuée que je vais accomplir ce soir.
Je m'aperçois soudain que je vais bientôt devoir partir alors que j'ai à peine effleuré le début du début de mon étonnante histoire, et cela au risque de décevoir l'éventuel lecteur de ces lignes ! Même si ce n'est que moi, cela reste décevant.
Si tu as bien suivi ce que j'ai dit, moi (ou bien quelqu'un d'autre, mais qui ? Je me le demande. Qui pourrait bien avoir l'idée de prendre ces feuilles pour lire ces lignes ? Quelqu'un qui aurait trouvé mon sac, sans doute. Mais qui, comment et pourquoi ?) Mais je crois que je m'égare à nouveau.
Donc. Si tu as bien suivi ce que j'ai dit, toi qui es sans doute moi - je vais tenir - tu as sans doute déjà compris qu'il me fallait trouver un moyen d'observer les orchidées la nuit en cachette. Je n'ai plus le temps de te raconter pourquoi il me fallait absolument observer les orchidées la nuit en cachette, mais tu peux t'en consoler en te disant que de toute façon, je ne m'en souviens plus, ce qui est d'ailleurs le cas. Je vois que tu as pris le coup, et cela fait plaisir d'être lu avec autant d'attention, surtout pour un scripteur besogneux comme moi.
Mais je m'égare encore - je vais tenir - alors que j'ai tant à dire même si je n'en ai plus le temps. Je parcours mes carnets et je vois que je n'ai plus le temps de te parler du yogi et de la neldjorma, ni de mon maître de nuit, ni de mon maître de silence, ni de celui qui m'a répondu que non, il ne fallait pas.
Au lieu de tout cela, afin de compenser, si j'ose dire, je crois que je vais te parler de la pâquerette. Je vais recopier ici ce que j'ai noté dans mon carnet à propos de ma rencontre avec cette fleur. Elle, du moins, existe vraiment car elle est dans le présent, juste là, maintenant.
Je vais mettre des guillemets. Tu verras ainsi que je ne te raconte pas n'importe quoi, en brodant au fil de la plume. Ainsi, je suis sûr de tenir. A la fin, je fermerai les guillemets puis je te dirai au revoir – je l'espère, du moins.
Les guillemets, donc :

« Pour pouvoir me taire, je voulus créer une fleur dans mon cœur afin d'avoir quelqu'un à qui parler et, plus tard, à écouter. J'allumais l'ordinateur (et oui, même eux en ont!) pour chercher l'image d'une orchidée.
J'en trouvais des milliers en ligne, prises dans la toile, maintenues immobiles et muettes sous les regards curieux. Je finis par choisir la plus splendide d'entre elles, à mes yeux du moins.
Concentré sur mon cœur, j'y évoquais son image et vis y apparaître une pâquerette. Un peu interloqué, j'en fis le tour bien des fois. C'était bel et bien un pâquerette. Oh, elle était bien jolie, cette pâquerette ! Mais enfin, c'était une pâquerette.
Mon regard d'abord surpris puis sidéré puis confus puis amer la fit frémir, puis trembler, puis se recroqueviller pour finir par se racornir.
Mais enfin, quel monstre étais-je pour faire cela à une pauvre pâquerette ? Ma peine fit naître mes larmes qui tombèrent sur la fleur pour l'arroser. Quand je la vis se redresser, je pleurais davantage, mais de joie cette fois. »

Voilà. Comme j'ai trop de choses à ajouter, je préfère me taire. Je suis prêt à présent.
Au revoir. A bientôt. J'espère.


Note de l'éditeur : L'auteur des lignes qui précèdent n'est jamais revenu de son étrange, mystérieuse et terrible expédition. Quant à moi, je n'ai rien à dire à propos de ce que disent les fleurs. Du moins, je le crois.

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