jeudi 23 avril 2020

DAFB - 3 - Le Phénomène

Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel :
Le Phénomène


Cette fois-là, j'avais décidé de rendre visite à une véritable légende. Dans chaque village où j'étais allé mendier avec mes collègues et même parmi ceux-ci, il était considéré avec un immense respect et chacun avait un avis sur lui. Toutefois, il m'était vite apparu que peu de gens, voire aucun, ne savait quoi que ce soit de sûr à son propos.
Malgré tout, chacun s'accordait pour affirmer que la dite légende ne se levait jamais de son siège de méditation, et tous croyaient qu'il y avait passé des années. Je veux tout de même noter ici qu'un nombre substantiel de moines n'en parlaient jamais, en bien comme en mal, et que mes questions leur arrachaient tout au plus des sourires entendus.
Le voyage dura quatre jours, ma hutte étant assez éloignée du lieu de retraite du phénomène. La forêt, qui constitue une sorte d'immense monastère dont les habitants ne se croisent que rarement, a des charmes insoupçonnés aux yeux de qui aime la foule mais qui emplissaient mon âme d'une aise inexprimable. En parcourant des sentiers à peine visibles tant ils étaient peu empruntés, je murmurais en mon cœur ainsi que me l'avait enseigné un pèlerin venu de la lointaine Russie durant mon séjour en Terre Sainte, connaissant des joies à nulle autre pareilles. Pour cela seul, je me sens redevable envers l'anachorète que je vais décrire à présent.
La clairière dont il avait fait sa demeure se trouvait à flanc de colline, à l'entrée d'une grotte. Ai-je déjà dit combien les plus acharnés des sectateurs du Bouddha aiment la retraite ? Ce lieu était une manifestation de ce goût dans sa version la plus extrême. Comment diable pouvait-il mendier sa nourriture en vivant si loin de tout ? Cette énigme me laissait perplexe, d'autant que le problème allait se poser pour moi de manière aiguë.

Voyant que le moine était en train de méditer, je m’installais à l'écart et me recueillis, évitant peut-être de me rendre importun. Quand je jetais à nouveau un œil sur lui, je vis que ses yeux étaient ouverts et qu'il me regardait. Il n'était pas du tout impressionnant. Il n'était pas non plus anodin, pas plus que sa présence n'était neutre. Je crois que n'importe qui aurait pu voir n'importe quoi en lui, et que lui-même ne s'en serait porté ni mieux ni plus mal.
Après l'avoir salué comme il convenait, je m'installais près de lui et finis par lui demander si les légendes qui couraient sur son compte étaient vraies : restait-il totalement immobile jour et nuit, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, assis à méditer sans tenir compte de rien ?

Comme il levait vers moi sa main munie de son chapelet, je fis un écart vite réprimé, ce qui le fit sourire.
Dis-moi, mon ami, est-ce que de la mousse a poussé sur mon crâne ?
Non, vénérable.
Des oiseaux ont-ils fait leur nid dans mon giron ?
Non, vénérable.
Ai-je l'air émacié ? Affamé ?
Non, vénérable.
Est-ce-que je sens la pisse, la merde, ou même la sueur ?
Non, vénérable.
Alors pourquoi poses-tu des questions aussi stupides ?
Ce ne fut qu'alors que son chapelet se déroula tel un cobra en colère. Tandis que ma peau éclatait et que mon sang giclait, j'entendis le moine s'écrier : « Idiot ! »

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