Discours et
anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais
moins vastes que le ciel :
Le Phénomène
Cette
fois-là, j'avais décidé de rendre visite à une véritable
légende. Dans chaque village où j'étais allé mendier avec mes
collègues et même parmi ceux-ci, il était considéré avec un
immense respect et chacun avait un avis sur lui. Toutefois, il
m'était vite apparu que peu de gens, voire aucun, ne savait quoi que
ce soit de sûr à son propos.
Malgré
tout, chacun s'accordait pour affirmer que la dite légende ne se
levait jamais de son siège de méditation, et tous croyaient qu'il y
avait passé des années. Je veux tout de même noter ici qu'un
nombre substantiel de moines n'en parlaient jamais, en bien comme en
mal, et que mes questions leur arrachaient tout au plus des sourires
entendus.
Le
voyage dura quatre jours, ma hutte étant assez éloignée du lieu de
retraite du phénomène. La forêt, qui constitue une sorte d'immense
monastère dont les habitants ne se croisent que rarement, a des
charmes insoupçonnés aux yeux de qui aime la foule mais qui
emplissaient mon âme d'une aise inexprimable. En parcourant des
sentiers à peine visibles tant ils étaient peu empruntés, je
murmurais en mon cœur ainsi que me l'avait enseigné un pèlerin
venu de la lointaine Russie durant mon séjour en Terre Sainte,
connaissant des joies à nulle autre pareilles. Pour cela seul, je me
sens redevable envers l'anachorète que je vais décrire à présent.
La
clairière dont il avait fait sa demeure se trouvait à flanc de
colline, à l'entrée d'une grotte. Ai-je déjà dit combien les plus
acharnés des sectateurs du Bouddha aiment la retraite ? Ce lieu
était une manifestation de ce goût dans sa version la plus extrême.
Comment diable pouvait-il mendier sa nourriture en vivant si loin de
tout ? Cette énigme me laissait perplexe, d'autant que le
problème allait se poser pour moi de manière aiguë.
Voyant
que le moine était en train de méditer, je m’installais à
l'écart et me recueillis, évitant peut-être de me rendre importun.
Quand je jetais à nouveau un œil sur lui, je vis que ses yeux
étaient ouverts et qu'il me regardait. Il n'était pas du tout
impressionnant. Il n'était pas non plus anodin, pas plus que sa
présence n'était neutre. Je crois que n'importe qui aurait pu voir
n'importe quoi en lui, et que lui-même ne s'en serait porté
ni mieux ni plus mal.
Après
l'avoir salué comme il convenait, je m'installais près de lui et
finis par lui demander si les légendes qui couraient sur son compte
étaient vraies : restait-il totalement immobile jour et nuit,
jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, assis à
méditer sans tenir compte de rien ?
Comme
il levait vers moi sa main munie de son chapelet, je fis un écart
vite réprimé, ce qui le fit sourire.
– Dis-moi,
mon ami, est-ce que de la mousse a poussé sur mon crâne ?
– Non,
vénérable.
– Des
oiseaux ont-ils fait leur nid dans mon giron ?
– Non,
vénérable.
– Ai-je
l'air émacié ? Affamé ?
– Non,
vénérable.
– Est-ce-que
je sens la pisse, la merde, ou même la sueur ?
– Non,
vénérable.
– Alors
pourquoi poses-tu des questions aussi stupides ?
Ce
ne fut qu'alors que son chapelet se déroula tel un cobra en colère.
Tandis que ma peau éclatait et que mon sang giclait, j'entendis le
moine s'écrier : « Idiot ! »
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