Discours et
anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais
moins vastes que le ciel :
La
Chèvre du « moine assassin »
Ce
jour-là, je m'étais levé d'aussi bon matin que les autres jours
mais les épais nuages qui couvraient la contrée donnaient à la
forêt une ambiance crépusculaire, certes appropriée à une jeune aube mais
peu propice à la joie.
La
pluie, encore la pluie, toujours la pluie, épaisse et comme grasse,
chaque goutte s'écrasant dans les flots de celles qui l'avaient
précédée. Selon les villageois auprès de qui je mendiais ma
nourriture en compagnie de mes collègues bouddhistes, elle allait
encore durer quelques semaines avant de laisser place à un soleil de
plomb et à une chaleur étouffante. Quelle bonheur en perspective !
Durant
cette saison, les moines se rassemblaient plus souvent qu'à
l'accoutumée pour entendre des sortes de sermons destinés à les
aider à atteindre leur but et pour partager leurs expériences. Ils
se réunissaient en groupes autour de maîtres qui avaient fort à
faire, ce me semble.
Bien
sûr, la division en sectes était plus forte que jamais et je pus
noter des différences substantielles entre elles qui ne laissèrent
pas de me surprendre, mais tel n'est pas mon propos : je laisse
à des observateurs plus sagaces que je ne le suis le soin d'exposer
les diverses vues de ces religieux. J'y reviendrai pourtant à
l'occasion lorsque j'aborderai l'une de leurs activités favorites, la
controverse. Ils n'ont sur ce plan rien à envier à nos théologiens.
Je
me sentais très seul à cette période de ma vie. Loin des miens,
loin de mon pays, loin de mon ordre, loin du but du voyage que l'on
m'avait imposé, seul chrétien parmi des hommes qui n'attendaient le
salut que d'eux-mêmes, mon cœur était lourd et inquiet. Perdu dans
cette aube crépusculaire chaude, lourde et moite, je tentais en vain
de calmer ma pensée pour la tourner vers le Seigneur : la porte
étroite était comme fermée pour moi.
Soudain,
au loin, j'entendis des cris de terreur d'origine caprine. Incapable
de déterminer de quelle direction ils provenaient, je tournais sur
place, les sens aux aguets. J'étais sûr d'avoir entendu une chèvre
crier, et je ne pouvais pas me tromper. Je connais fort bien ces
sales bêtes que j'adore car j'en ai gardé durant toute mon enfance.
Quand
les cris reprirent, je relevai ma robe et m'élançais en quête de
leur origine. Après bien des détours, je parvins à une clairière
où se trouvaient quelques huttes. Devant l'une d'elles, je vis une
scène qui me laissa d'abord interdit.
Un
moine se tenait debout sous la pluie battante, les yeux exorbités
sous ses sourcils absents, riant de toutes ses forces tout en
retenant une chèvre d'une main ferme. Son visage était déformé
par une animosité, une sauvagerie barbare que je n'avais jamais
observées jusqu'alors, même sur les champs de bataille de l'Europe
où elles atteignent pourtant des sommets.
Ma
sidération fut complète quand je vis qu'il tenait dans sa main
droite un long couteau de boucher qui semblait fait de bois.
Un
cri poussé par la chèvre me fit revenir à moi-même et je courus
vers le moine étrange. S'écartant quelque peu de l'animal, l'ermite
observa ma progression. Quand je fus à deux pas de lui, il brandit
son arme inutile.
– C'est
toi, le moine chrétien ?
– Oui.
– Tu
manges de la viande ?
– Oui.
– Alors
tue la chèvre.
– Non.
Comme
je restais là, immobile, il me tendit à nouveau le couteau de bois
et déclara : « Tue-la ou va-t-en. » Pourtant
je ne bougeais pas d'un pouce, tremblant littéralement de colère.
Il poussa alors un grand soupir fatigué et saisit l'animal par une
corne, comme s'il se préparait à reprendre sa sinistre et inutile
besogne là où je l'avais interrompue.
Ulcéré
par son attitude, je levais la main, prêt à le frapper pour
défendre la chèvre. Ce ne fut qu'en voyant son chapelet fendre
l'air que je compris qu'il avait lâché son dérisoire instrument.
Tandis
que ma peau éclatait et que mon sang giclait, j'entendis l'ermite
s'écrier : « Idiot ! »
Plus
tard, tandis que je serrais la chèvre dans mes bras fatigués, je
songeais à l'insondable pitié que j'avais lue dans les yeux du
moine.
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