dimanche 19 avril 2020

DAFB - 2 (deuxième version)

Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel :
La Chèvre du « moine assassin »


Ce jour-là, je m'étais levé d'aussi bon matin que les autres jours mais les épais nuages qui couvraient la contrée donnaient à la forêt une ambiance crépusculaire, certes appropriée à une jeune aube mais peu propice à la joie.
La pluie, encore la pluie, toujours la pluie, épaisse et comme grasse, chaque goutte s'écrasant dans les flots de celles qui l'avaient précédée. Selon les villageois auprès de qui je mendiais ma nourriture en compagnie de mes collègues bouddhistes, elle allait encore durer quelques semaines avant de laisser place à un soleil de plomb et à une chaleur étouffante. Quelle bonheur en perspective !
Durant cette saison, les moines se rassemblaient plus souvent qu'à l'accoutumée pour entendre des sortes de sermons destinés à les aider à atteindre leur but et pour partager leurs expériences. Ils se réunissaient en groupes autour de maîtres qui avaient fort à faire, ce me semble.
Bien sûr, la division en sectes était plus forte que jamais et je pus noter des différences substantielles entre elles qui ne laissèrent pas de me surprendre, mais tel n'est pas mon propos : je laisse à des observateurs plus sagaces que je ne le suis le soin d'exposer les diverses vues de ces religieux. J'y reviendrai pourtant à l'occasion lorsque j'aborderai l'une de leurs activités favorites, la controverse. Ils n'ont sur ce plan rien à envier à nos théologiens.

Je me sentais très seul à cette période de ma vie. Loin des miens, loin de mon pays, loin de mon ordre, loin du but du voyage que l'on m'avait imposé, seul chrétien parmi des hommes qui n'attendaient le salut que d'eux-mêmes, mon cœur était lourd et inquiet. Perdu dans cette aube crépusculaire chaude, lourde et moite, je tentais en vain de calmer ma pensée pour la tourner vers le Seigneur : la porte étroite était comme fermée pour moi.
Soudain, au loin, j'entendis des cris de terreur d'origine caprine. Incapable de déterminer de quelle direction ils provenaient, je tournais sur place, les sens aux aguets. J'étais sûr d'avoir entendu une chèvre crier, et je ne pouvais pas me tromper. Je connais fort bien ces sales bêtes que j'adore car j'en ai gardé durant toute mon enfance.
Quand les cris reprirent, je relevai ma robe et m'élançais en quête de leur origine. Après bien des détours, je parvins à une clairière où se trouvaient quelques huttes. Devant l'une d'elles, je vis une scène qui me laissa d'abord interdit.
Un moine se tenait debout sous la pluie battante, les yeux exorbités sous ses sourcils absents, riant de toutes ses forces tout en retenant une chèvre d'une main ferme. Son visage était déformé par une animosité, une sauvagerie barbare que je n'avais jamais observées jusqu'alors, même sur les champs de bataille de l'Europe où elles atteignent pourtant des sommets.
Ma sidération fut complète quand je vis qu'il tenait dans sa main droite un long couteau de boucher qui semblait fait de bois.
Un cri poussé par la chèvre me fit revenir à moi-même et je courus vers le moine étrange. S'écartant quelque peu de l'animal, l'ermite observa ma progression. Quand je fus à deux pas de lui, il brandit son arme inutile.
C'est toi, le moine chrétien ?
Oui.
Tu manges de la viande ?
Oui.
Alors tue la chèvre.
Non.
Comme je restais là, immobile, il me tendit à nouveau le couteau de bois et déclara :  « Tue-la ou va-t-en. » Pourtant je ne bougeais pas d'un pouce, tremblant littéralement de colère. Il poussa alors un grand soupir fatigué et saisit l'animal par une corne, comme s'il se préparait à reprendre sa sinistre et inutile besogne là où je l'avais interrompue.
Ulcéré par son attitude, je levais la main, prêt à le frapper pour défendre la chèvre. Ce ne fut qu'en voyant son chapelet fendre l'air que je compris qu'il avait lâché son dérisoire instrument.
Tandis que ma peau éclatait et que mon sang giclait, j'entendis l'ermite s'écrier : « Idiot ! »

Plus tard, tandis que je serrais la chèvre dans mes bras fatigués, je songeais à l'insondable pitié que j'avais lue dans les yeux du moine.

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