Chapitre 1
Tout en haut du vieux chêne dansaient mille lumières apparaissant tantôt ici, tantôt là, naissant et mourant au gré de la fantaisie des sylphes dont les ailes irisaient la nuit d’ entre les nuits. Parfois l’un d’eux se dissimulait sous quelques feuilles puis jaillissait en hurlant au milieu de ses compagnons, déclenchant ainsi un véritable feu d’artifice qui retombait en un immense éclat de rire; d’autres fois il montait vers le ciel en un geyser de lumière pour fondre sur sa proie et l’entraîner vers la terre en une chute vertigineuse qui, le temps d’un cri, s’achevait par une ascension qui les laissait sans voix. On aurait alors cru qu’une étoile filante avait inversé sa course pour rejoindre le firmament et y périr en une apothéose.
Peu à peu les vols se firent plus ordonnés, plus harmonieux tandis que la lune s’élevait au dessus de Sereine. L’épouse de Nuit fut d’abord un arc au dessus de l’horizon, puis un demi disque avant de devenir une sphère et de s’élever au dessus du vieux chêne.
Un ballet complexe et mystérieux débuta alors ; chacun y tenait un rôle qui semblait immuable depuis la naissance du temps. Les rares êtres qui l’avaient aperçu l’avaient nommé la Volte en raison de sa forme et pensaient que leurs propres danses n’en étaient qu’une pâle imitation. Certains d’entre eux, effrayés par l’aspect majestueux et presque terrible de ce spectacle si peu en rapport avec le comportement habituel des sylphes, y voyaient quelque horrible maléfice dont seuls les démons pouvaient se rendre coupables. Les sorciers, quant à eux, auraient jeté leurs âmes souillées aux orties pour pouvoir y assister, persuadés qu’ils étaient que les sylphes écrivaient sur le manteau de la nuit une série de runes révélant tous les secrets de l’univers. Quant à ceux qui savaient, ils se taisaient.
Les sylphes eux-mêmes auraient eu bien du mal à expliquer ce qu’ils faisaient : en effet, ils avaient peu de mémoire et ne vivaient que dans l’instant. On chuchotait toutefois que les plus anciens d’entre eux connaissaient le secret de ce cérémonial rythmant les saisons et en tiraient grand pouvoir. Toutefois, un seul fait comptait à leurs yeux : ils avaient su dès le lever du jour que la nuit serait consacrée à la danse. Que cette nuit fut la plus longue de l’année ne les concernait en rien, eux qui ne dormaient jamais et pour qui la chaleur ou le froid n’avaient même pas de nom. Chacun d’entre eux, depuis le jour où il était apparu en ce monde, avait connu sa place dans la danse. Pourquoi se seraient-ils inquiétés du reste, eux dont l’esprit versatile se tournait sans cesse vers les mille merveilles que recelait Sereine ?
Ils dansaient donc, insouciants et majestueux ; les figures qu’ils décrivaient dans l’espace se succédaient sans interruption ni répétition, semblables à elles-mêmes depuis l’aube des temps. Seul un point lumineux n’occupait aucune place dans ces complexes arabesques, mais quel spectateur s’en serait-il soucié ? Chacun jouait son rôle et traçait une lettre dans l‘air nocturne. A eux tous, ils formaient une grande sphère brillante qui tournait lentement au dessus du vieux chêne, prononçant ainsi quelque mot indicible. Seul un observateur insensible à la beauté de ce spectacle aurait aperçu la lueur qui s’éloignait de la sphère pour se couler doucement tout en bas du vieil arbre et disparaître dans la nuit.
Peu à peu, un tourbillon coloré apparut au beau milieu de l’assemblée et crut lentement, atteignant progressivement la taille d’un sylphe. Formé de toutes les couleurs de l’arc en ciel, il sembla tourner sur lui-même de plus en plus vite tout en devenant d’un blanc immaculé qui illuminait les danseurs aux teintes chatoyantes. Ce ne fut qu’à l’aube qu’il s’immobilisa entre ciel et terre, tandis que les sylphes se séparaient ; il tournait si vite alors que nul n‘aurait pu y distinguer la moindre couleur. Des groupes se formèrent, les uns allant à la rivière pour y batifoler tandis que d’autres s’éloignaient à tire-d’aile pour aller explorer quelque contrée inconnue et y trouver matière à distraction.
Deux sylphes toutefois restèrent près du vieux chêne, ne s’éloignant jamais beaucoup du cocon de lumière qui abritait l’un des leurs. Il allait rester ainsi durant quatre lunes puis se déchirer pour former les ailes du nouveau né qui aurait achevé son apparition. Il lui resterait alors à apprendre les coutumes du monde, ce qui allait nécessiter l’intervention d’un mentor. Les deux sylphes planaient donc aux alentours du cocon, veillant sur l’être précieux qui se préparait à naître. A la manière des abeilles, ils s’arrêtaient parfois et dansaient face à face afin de dialoguer, car tel est le langage des sylphes. Même s’ils peuvent s’exprimer à la manière des êtres humains, ils préfèrent de loin leur propre méthode qui leur semble à la fois naturelle et harmonieuse, à eux pour qui le monde est mouvement, danse et jeu. C’est pourquoi ils n’ont de nom personnel en aucune langue humaine : comment pourrait-on traduire en mots le frémissement d’une aile?
Soudain le vol des deux sylphes s’interrompit et ils se laissèrent doucement planer vers le sol. Là, juste en dessous d’eux, ils venaient d’apercevoir une silhouette presque entièrement dissimulée par une fougère. Ils se posèrent en silence et contemplèrent l’être assis en face d’eux.
Tout être humain lui aurait attribué le sexe féminin dès le premier regard, même si ce terme n’a guère de sens aux yeux des êtres de Féerie. Elle n’était guère plus grande qu’un coquelicot, fine et élancée comme un roseau ; son visage, qui formait un triangle délicat, entourait deux grands yeux verts qui brillaient d’un éclat vif dans lesquels on pouvait lire un désespoir que nul ne devrait connaître. Elle avait tout d’une enfant des sylphes: comme eux, elle était dénuée d’oreilles et toute sa chair vibrait à l’unisson de la nature ; comme le leur, son corps était aussi léger qu’une plume et pourtant plus résistant que le bois le plus flexible ; comme les leurs, ses longs membres graciles pouvaient effleurer la surface de l’eau sans que celle-ci frémisse et briser du granit sans le moindre effort. Seules deux choses la différenciaient des sylphes qui la regardaient, et de ces deux l’une pesait sur elle comme un malédiction. Alors que leurs chevelures pâles avaient le reflet de l’argent, la sienne était si noire qu’elle dessinait un halo bleu autour de sa tête. Et, surtout, nulle aile n’illuminait son dos.
L’un des sylphes se pencha vers elle à la façon d’une fleur inclinée par le vent et effleura sa joue d’un toucher délicat. Il s’était occupé de son éducation dès son apparition. Cette nuit là, l’assemblée s’était dispersée bien avant l’aube. Au lieu de s’immobiliser entre ciel et terre, le tourbillon de lumière avait plané jusqu’au sol avant de former un cocon qui n’avait pas changé d’aspect durant une année solaire ; même pour un sylphe, un tel événement était surprenant et chacun se demandait ce qui allait pouvoir advenir. Au bout de cette année, ils s’étaient à nouveau réunis pour participer à la ronde et avaient dansé toute la nuit. Au matin, ils se rassemblèrent autour du cocon qui sembla se contracter avant de disparaître à l’intérieur du nouveau né. Tous s’approchèrent et firent le même constat amer: celui-ci n’avait pas d’ailes. Né aptère, il ne pouvait ni vraiment participer à la vie de la communauté, ni s’exprimer à la manière des siens même s’il pouvait comprendre ce qu’on lui disait. Conscients de la difficulté de la tâche, ils lui donnèrent pour mentor l’un des premiers nés, celui que les hommes surnommaient Oreor, car il était à la fois sage et capable d’utiliser sa voix pour parler à la manière de tous les humains et de la plupart des êtres de féerie.
Qu’aurait-il pu dire ? Vouloir la consoler était une chose et pouvoir le faire une autre… La veille, elle était monté tout en haut du vieux chêne pour assister à la danse comme elle en avait l’habitude mais, cette fois, elle n’avait pas pu supporter le spectacle qui s’offrait à ses yeux : voir l’étrange beauté de cette scène tout en sachant qu’elle ne pourrait jamais y participer, qu’elle n’aurait jamais sa place dans la danse, qu’elle ne pourrait jamais prononcer la moindre syllabe du mot qui donnait naissance à l’un des siens... Elle avait senti une vague de désespoir monter en elle et s’était enfuie pour cacher sa peine et sa honte.
Dans leur langue d’une précision cruelle, on la nommait « sans ailes ». Comment aurait-on pu mieux la désigner ? Tout ce qui restait des ailes qu’elle aurait dû avoir était l’étrange lueur qui habitait son regard et qui semblait parfois s’étendre à tout son corps pour former un halo autour d’elle, d’où son surnom, Luor. Comme elle maudissait ce triste souvenir de son infirmité!
Elle se tenait là, sous le regard de celui qui l’avait nommée ainsi, murée dans sa tristesse et incapable de l’exprimer dans le langage des siens qui ne comprenait d’ailleurs aucun moyen de traduire une émotion si étrangère aux Sylphes. Elle regarda l‘être sans âge qui la contemplait, cherchant dans son attitude la moindre trace de mépris ou de simple gêne afin de pouvoir donner libre cours à sa colère en détruisant la seule personne qui comptait vraiment à ses yeux. Sans en avoir conscience, elle émettait une lumière de plus en plus intense qu’elle ne vit que lorsqu’elle éclaira le visage qui lui faisait face; elle vit aussi que l’expression de ce visage ne reflétait rien d’autre que la peine. La lumière brilla d’un éclat plus ardent que celui du soleil puis s’éteignit d’un coup.
-Je dois partir, Oreor.
C’était le nom qu’elle utilisait pour s’adresser à lui. Il n’était qu’un pâle reflet de son nom véritable mais s’en approchait suffisamment pour lui convenir.
-Je dois partir, répéta-t-elle.
Oreor regarda son compagnon qui s’envola pour devenir un point noyé dans l’horizon puis tendit la main à Luor, l’invitant à se lever.
-Où veux-tu aller ?
-Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que ma place n’est pas ici. Peut-être irai-je trouver la Reine des Fées pour qu’Elle me rende ce que le destin m’a volé.
Ainsi, c’était là son idée… Allait-elle partir en quête d’une légende humaine et quitter pour cela les sylphes qui avaient au moins l’avantage d’être bien réels ? On disait chez les êtres humains que la Reine des Fées vivait loin dans l’ouest, sur une île où Elle et les Siens jouissaient d’un éternel bonheur ; on disait aussi que Ses pouvoirs ne connaissaient aucune limite et qu’Elle pouvait d’un seul mot changer la destinée du monde. Tout cela était très beau, mais pouvait-on vraiment croire à de telles histoires et fonder ses espérances sur quelques contes ? Il la scruta longuement, semblant chercher en elle la réponse à une question à demi formulée ou le nom d’un lieu presque oublié.
Elle ne disait rien, et contemplait ce visage d’outre temps dont les grands yeux sombres ne reflétaient qu’elle-même. Quel âge Oreor pouvait-il avoir? Était-il lui-même à sa place parmi les sylphes? Elle n’en avait jamais autant douté qu’à ce moment. Il faisait à la fois montre de tant d’émotions inconnues des siens et d’une personnalité si étrangère à tout ce qu’elle connaissait qu’elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’il était vraiment. Qu’allait-il lui répondre ?
Ce fut en le contemplant qu’elle comprit qu’elle craignait qu’il s’opposât à son départ tout en étant terrifiée à l’idée qu’il l’acceptât. Soudain il s’approcha d’elle et la prit par la taille, ses deux ailes l’entourant comme pour la protéger avant de se déployer. Il l’entraîna alors dans une ascension fulgurante, ses deux yeux ne quittant pas les siens tandis qu’ils rejoignaient la cime de vieux chêne où il se posa. Il la déposa face à lui et la regarda, silencieux et immobile. Lui qui l’avait accueillie, lui avait donné un nom et avait veillé sur elle jour après jour la contemplait comme s’il la voyait pour la première fois et ne pouvait pas s’en détacher tant celle qu’il regardait l’émerveillait.
-Tu dois partir, en effet. Tu dois partir maintenant et tu dois partir seule.
Luor s’écarta, interdite, incapable de comprendre cette décision si soudaine. Sentant un abîme s’ouvrir devant elle, elle ne dit mot et chercha une réponse dans les yeux sans âge d’Oreor.
Celui-ci se laissa choir vers le sol avant de ralentir sa chute à quelques mètres d’elle pour s’envoler vers l’est. Soudain il sembla marquer un arrêt et, lui faisant face, il dansa un mot avant de reprendre son vol, se retournant parfois avant de s’éloigner toujours plus vite ; il ne fut bientôt plus qu’un point à l’horizon.
Luor s’assit et reprit progressivement ses esprits. Se remémorant sans cesse les derniers actes et les dernières paroles d’Oreor, elle leur cherchait un sens mais ses propres pensées étaient bien trop confuses pour cela. Enfin elle se redressa et jeta un coup d’œil alentour avant de se laisser glisser le long du tronc du vieux chêne. Ralentissant à peine sa chute, elle atteignit bientôt le sol et prit la direction de l’ouest d’un pas décidé. Elle était prête, à présent.
Il venait de danser son nom, son nouveau nom.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire