jeudi 9 décembre 2021

Octembre - 3

 

Chapitre 3


Elle contourna le lit d’un torrent et parcourut quelques centaines de mètres ; parvenue à la lisière du plateau, elle vit au loin un spectacle si étrange qu’elle s’arrêta, interdite.

Suspendues entre ciel et terre, d’étranges formes s’agitaient presque convulsivement, courant de ça de là, allant et revenant comme si des murs invisibles les renvoyaient constamment vers leurs points de départ. On distinguait une flamme, une eau tumultueuse, une lame de terre ainsi que des silhouettes sombres ou lumineuses dont certaines se tenaient immobiles, comme perdues dans toute cette agitation. Tandis qu’elle contemplait cet étrange spectacle, elle sentit monter autour d’elle un vague murmure qui allait en s’amplifiant, à la manière des voix de milliers de marcheurs qui auraient convergé vers elle. Lorsqu’elle voulut se déplacer, elle se sentit emprisonnée dans les rets d’un filet qui se refermait sur elle, d’un filet de plus en plus serré qui se contractait à chaque mouvement de son corps. Enfin ce fut la nuit.


En entrant dans la cellule préparée par l’alchimiste, il en vit les faiblesses et sourit; voilà qui n’allait pas la retenir bien longtemps, sauf si tel était son désir. Le prisonnier dont il venait de prendre la place disparut tandis qu’il s’avançait doucement vers le mur de la geôle. Il s’arrêta, les yeux fixés sur elle et s’assit en tailleur, contemplant son corps inanimé puis ses compagnons d’infortune tandis que le Magus compulsait des grimoires tout en marmonnant des mots sans suite. Quand il vit que la prisonnière commençait à bouger, il se releva pour imiter l’attitude de son prédécesseur.


Le murmure devenu vacarme s’apaisa peu à peu et cessa d’enserrer Luor qui se dégagea lentement du filet d’ombre dans lequel elle était prise. Elle se redressa, rassemblant peu à peu ses idées et faillit connaître une joie sans limite : loin de la terre, elle volait enfin sans personne pour la soutenir ! Mais cette joie disparut dès qu’elle prit conscience du sol glacé qui la soutenait et sur lequel elle s’assit. La clarté qui était en train de naître au fond de ses grands yeux brillants et sages s’éteignit aussitôt.

Elle baignait dans la lumière d’un soleil d’hiver pâle et glacé qui semblait l’entourer de toutes parts, tant et si bien que sa main ne projetait nulle ombre sur son propre corps. A sa droite, une colonne de feu se mua en tourbillon puis en sphère, revêtant mille formes dans sa course folle qui la menait dans chaque recoin d’un dôme invisible ; elle devenait parfois une sorte de lézard composé de flammes qui rugissait de colère en vomissant des torrents de lave sans émettre le moindre son, même si chacun de ses gestes montrait sa souffrance et sa peur. Au dessus d’elle, un flot d’eau mouvante semblait connaître les mêmes tourments, tout comme un être fait de terre et de pierre situé derrière elle. A sa gauche, un petit bonhomme tout de vert vêtu pleurait tout en martelant de sa tête couverte d’un curieux bonnet rouge un mur inexistant. Sous elle, il n’y avait rien à l’exception du sol lointain qui semblait la narguer. Devant elle, en revanche, elle vit un rassemblement à nul autre pareil. Réunis en de vastes cercles et comme empilés, tous les êtres de féerie se trouvaient là : gobelins, farfadets, elfes, sylphes, coquefabues, korkorils, manticores, dahus, nuitons et tous les autres dont elle avait ouï parler, et même un jeune dragon dont les yeux de serpent scrutaient les alentours en quête d’un ciel où voler. Certains s’agitaient, couraient, volaient tandis que d’autres gisaient assis, pâles et résignés.

Au centre de l’assemblée, un humain vêtu d’une longue robe dorée caressait sa barbe blanche teintée d'or, les yeux fixés sur un objet qui semblait flotter dans les airs, tout comme l’homme lui-même. L’objet composé de feuilles rectangulaires réunies par l’un de leurs côtés retenait toute son attention, même si ses yeux revenaient fréquemment se poser sur Luor. Il la buvait alors du regard : on aurait cru qu’il voulait fouiller son corps et son esprit jusqu’en leurs plus secrets recoins, en quête d’une réponse à une question mystérieuse et terrible. Ses yeux couleur de ciel d'octobre opéraient ainsi un curieux va-et-vient entre l’objet et le petit être. Grommelant dans sa barbe, il prit un autre objet ressemblant au premier qu’il venait de jeter à terre et se plongea dans son étude. Enfin il releva la tête et marcha droit sur Luor avant de s’arrêter à quelques pas d’elle, respirant à pleins poumons. Un pâle sourire tordit ses lèvres quand il leva une main tremblante vers Luor :

-Les dieux soient loués, tu es une fée!

Il repartit en courant sur l’air vers l’objet qu’il avait abandonné et tourna une feuille en la parcourant du regard. Luor l’observa quelques instants avant de se rendre compte qu’elle venait de l’entendre ! Comment une telle chose était-elle possible alors qu’aucun son n’avait atteint sa peau depuis qu’elle se trouvait dans cet endroit ? Et surtout, pourquoi ne l’entendait-elle plus tandis qu‘il continuait à parler ?

Qu’avait-il voulu dire ? Était-ce à cause de ses ailes absentes qu’il n’avait pas reconnu ce qu’elle était ? Elle observa l'homme plus attentivement et vit que des signes étaient inscrits sur les feuilles qu’il compulsait et comprit qu’ils avaient un sens pour lui. Elle jeta un coup d’œil rapide vers les deux sylphes immobiles dans leur cellule puis se concentra sur les agissements de l’être humain.

En l’examinant soigneusement, elle entendit un vague murmure et faillit interrompre sa concentration tant elle craignait de voir se reproduire les événements qui l’avaient amenée dans cet endroit. Elle écouta donc avec attention et constata que le son était d’une nature différente. A demi rassurée, elle observa l’homme avec plus d’intensité et faillit à nouveau s’interrompre quand le murmure fut remplacé par des sons distincts:

-Hmmhm… destinée monde incarnation certes enfance elfes sylphes PUISSANCE pouvoir ignorance… Voila : dans son jeune âge Elle reste maîtrisable et vulnérable pour l’initié doté d’un grand pouvoir -il devait penser à moi- et d’une grande intelligence -encore moi- qui pour le bien des hommes -les hommes, certes- souhaiterait acquérir omniscience, omniprésence et omnipotence ainsi qu’une vie infinie !…

Dansant d’un pied sur l’autre, l’homme déchiffrait signe après signe les symboles qui couvraient la feuille. Une pointe d’envie traversa le cœur de Luor, tant elle aurait aimé pouvoir accomplir un tel acte en lieu et place de cet imbécile bouffi d’orgueil !

-Pour accomplir tous ces miracles et acquérir une puissance qui n’appartient qu’aux dieux, l’initié devra s’assurer que la fée le lui donne de son plein gré, car une telle puissance ne peut être dérobée. C’est pourquoi il devra torturer la fée dans sa chair et son esprit jusqu’à ce qu’elle renonce d’elle-même à exister en ce monde et accepte son sort pour le bien de l‘humanité. Ce n’est qu’alors que l’initié consentira à la débarrasser du fardeau de la vie et se nourrira de son essence afin de placer sa puissance entre des mains plus aptes à l’utiliser. -Bon, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, et puis c’est pour le bien de tous, après tout ! - Il est dit dans le Marabille de Nublesce que c’est ainsi que la Reine des Fées conserve sa puissance et préserve son trône, condamnant au tourment toutes celles qui pourraient lui succéder… -Si elle le fait, pourquoi pas moi ?- et c’est là aussi que sont consignées les méthodes nécessaires pour accomplir cette grande merveille.

L’homme s’interrompit et chassa d’un revers de la main l’objet posé devant lui qui chut lourdement sur le sol invisible.

-Le Marabille, tu m’en diras tant! Ça fait des siècles que je le cherche ! Où veux-tu que je le trouve, abruti !

Il tourna encore et encore autour de l’objet qu’il nommait « livre », poussant ça et là quelques jurons accompagnés de borborygmes incompréhensibles bientôt transformés en cris de colère.

-Non, je ne me laisserai pas faire, ni refaire, ni défaire ! Pas comme ça ! Il n’y a pas de hasard ! Ce petit monstre est là, à portée de ma main, jeune et inconscient de son potentiel, prêt à être exploité par un être capable et digne de confiance ! J’en sais bien assez, après tout… La torturer est tout à fait à ma portée !

Tandis qu’il tournait ainsi, la nuit tombait peu à peu autour de la prison des êtres de féerie qui restaient baignés dans la lumière froide et hivernale qui les entourait de toutes parts. Les desseins du triste sire restaient obscurs aux yeux de Luor qui ignorait le sens du mot « torture ». Elle avait fini par comprendre qu’elle entendait les pensées de l’homme qui se désignait lui-même par le mot « Magus » et que beaucoup d’entre elles n’avaient aucun sens. D’après le peu qu’elle saisissait, elle devina qu’il se livrait à de curieuses expériences sur les êtres qu’il nommait ses « rats » et qu’il considérait comme moins que rien ; elle sut bien vite qu’il la rangeait dans cette catégorie.

Toutefois, son attention avait été retenue par une toute autre chose : l’homme avait dit qu’elle était une fée ! Voila qui éclairait grandement le nom qu’Oreor lui avait donné et qui l’invitait à réfléchir. Elle savait que les humains représentaient le destin sous les traits de trois femmes en train de tisser, de trois femmes qui distribuaient le lot de chaque mortel… Moïra…

Soudain, elle vit l’homme tendre l’oreille et se tourner vers le nord. En le regardant plus attentivement, elle sentit les vagues de peur qui affluaient en lui tandis qu’il répétait en tremblant : « La chasse!… La chasse sauvage ! O dieux, protégez moi! »

En se tournant elle-même vers le nord, Luor vit apparaître peu à peu l’origine de cette peur qui se muait en terreur. Fendant l’air nocturne, une meute hurlante et sauvage volait vers la tour invisible. Elle était composée de loups couleur de glace aux formes fantomatiques dont les crocs formidables luisaient dans la nuit ; autour d’eux flottaient de pâles silhouettes aux yeux couleur de sang qui scrutaient le sol avec une avidité presque palpable. Posant à nouveau son regard sur l’homme qui contemplait cette apparition avec effroi, Luor entendit les pensées qui emplissaient son esprit. Il se souvenait encore de ce que sa mère lui avait dit : c’était la Mesnie Hellequin, la Chasse Sauvage dont le passage ne réveillait pas les hommes bons, tandis que les mauvais, eux, voyaient face à face le Grand Veneur aux bois de cerf venu tourmenter leur âme maudite.

Il tomba à genoux, les mains sur les oreilles, et fut pris d’un tremblement incoercible tandis que ses yeux exorbités contemplaient les loups aux mâchoires gigantesques qui passaient en hurlant. Quand la meute traversa les murs de sa forteresse invisible, il s’écroula sur le sol et fut pris de spasmes tout en blottissant sa tête au creux de ses bras, luttant pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Comme les derniers loups passaient, il releva la tête et poussa un soupir de soulagement: le Grand Veneur était absent ; Hellequin n’accompagnait pas la meute des damnés. Un peu plus tard il se releva avec un sourire satisfait.

-Après tout, je suis quelqu’un de bien, on dirait… Je n’ai jamais fait de mal à un être humain, ou si peu. Les animaux et les trucs bizarres, ça ne compte pas ! Et puis, il pouvait toujours venir, le Hellequin! Il aurait vu de quel bois je me chauffe ! Allez, au lit.

Il disparut dans un éclair de lumière blanche tandis que des nuages se formaient autour des cellules et se transformaient en autant d’yeux vigilants fixés sur les prisonniers. Le « Magus », s’il n’avait pas été autant obnubilé par sa propre personne, aurait certainement vu la lueur dangereuse qui venait de s’allumer dans le regard de l’une de ses victimes.


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