Chapitre 4
Dès le lendemain, le Magus se mit en action. Il commença par faire appel à quelques sbires stipendiés afin de leur faire rechercher le Marabille, leur donnant pour consigne d’utiliser tous les moyens possibles pour mettre la main sur l’un des rares exemplaires connus de l’ouvrage. Certains de ses collègues allaient sans doute subir quelques conséquences fâcheuses de cette décision, mais il lui sembla que son but altruiste l’autorisait à user de méthodes telles que le chantage ou l’enlèvement, voire pire. Il saurait bien les dédommager par la suite, peut être même en les autorisant à lui parler de temps à autre.
Dès que ceci fut fait, il revint dans la tour invisible et se mit en quête d’un moyen de faire souffrir Luor ; pour cela, il choisit parmi les autres prisonniers ceux qui lui ressemblaient le plus, c’est-à-dire les sylphes et les elfes, afin de procéder à quelques expériences. Ne disposant que d’un seul exemplaire de fée dans son stock, il ne voulait pas l’endommager par quelque maladresse. Il ordonna donc à ses chasseurs de se mettre en quête de succédanés. Dès l’annonce des premières captures, il se mit au travail sur ses cobayes. Il répétait d’ailleurs souvent le mot « travail » et se permettait quelques jeux de mots afin de se détendre entre deux séances. Ainsi, il murmurait parfois des phrases comme : « Quel travail, le travail! », avant d’éclater de rire et de retourner « travailler au travail du sujet travaillé », riant à nouveau de ses propres boutades et autres jeux de mots.
Il œuvra avec méthode, usant de chacun des éléments avec beaucoup de circonspection. Comme il était inutile et stupide d’essayer de tourmenter un sylphe au moyen de l’air, il essaya tour à tour de les brûler, de les noyer puis de les écraser avec des résultats aussi divers qu’intéressants qu’il notait au fur et à mesure dans son journal, y joignant le protocole de ses expériences afin qu’elles fussent reproductibles par ses collègues. Il se disait qu’ainsi même ses échecs seraient utiles à l’être humain. Hélas, les sujets eux-mêmes ne partageaient nullement son enthousiasme et semblaient peu empressés de contribuer à l’augmentation des connaissances de l’homme sur son environnement, ce dont le Magus se plaignait parfois. Il se consolait en se disant qu’ils étaient trop stupides pour comprendre la grandeur de son but. Il venait d’en finir avec le broyage systématique des membres de 17 (il leur attribuait un numéro pour plus de commodité) et les regardait se reformer avec beaucoup de déception, d’autant que le sujet avait montré un grande endurance à la douleur, quand il eut une idée qui le laissa pantois devant la puissance de son propre intellect. Que pouvait-il faire avec son pauvre matériel de laboratoire sinon obtenir des températures médiocres et des pressions dérisoires ? Il se leva et se mit à contempler son stock avec attention. Un sylphe pouvait-il résister au poids d’un gnome, à la température générée par une salamandre ou à une combinaison des deux ? Voilà qui demandait réflexion… et expérimentation. Il maugréa devant la difficulté des tâches qu’il allait devoir accomplir puis se mit à l'ouvrage.
En entendant ces dernières pensées, Luor faillit danser de joie dans sa cellule mais se contenta de rester impassible sous le regard des dizaines d’yeux qui la surveillaient nuit et jour. Après tant de temps passé dans cette cellule, elle était enfin proche du but et il lui semblait être déjà libre…
Dans les premiers temps de son incarcération, elle s’était laissée gagner par un sentiment d’impuissance devant les formidables connaissances de son futur bourreau qui semblait savoir mieux qu’elle-même ce qu’elle était. Puisque sa destinée était de mourir dévorée, pourquoi aurait-elle dû lutter? C’était écrit là, dans ces livres qu’elle était incapable de comprendre ; il fallait donc que ce fût vrai. Elle s’était ainsi laissée dépérir peu à peu, s’enfermant dans un désespoir toujours plus sombre et profond, anéantissant chaque pensée, chaque début de projet qui aurait pu la tirer de l’état de stupeur presque bienheureuse dans lequel elle se trouvait. Elle assistait aux séances de torture sans émotion, se contentant d’attendre son tour et en venait presque à admirer la puissance de son geôlier, son absence de compassion quand il se vautrait dans l’abjection de sa propre cruauté. Était-il seulement cruel ? Non. Pour lui, les êtres de féerie n’étaient rien, aussi s’efforça-t-elle de devenir ce rien qu’il percevait. Qu’aurait-elle pu lui reprocher alors qu’elle assistait à la torture de ses compagnons d’infortune sans même sourciller, et qu'elle était presque heureuse que ce ne fût pas elle ? N’était-elle pas en quelque sorte sa complice, n’était-elle pas après tout la véritable cause de leur malheur ?
Elle fut sauvée par le retour de la Chasse Sauvage. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’était cette meute hurlante qui courait sur les rayons de lune en scrutant la nuit, comme en proie à une faim dévorante et jamais assouvie. Pourtant, ce fut elle qui la tira de l’abîme où elle s’était plongée, dans lequel elle s’était tant complu.
Cette nuit-là, le Magus avait regardé la Mesnie Hellequin avec ennui et s’était redressé, les mains sur ses hanches, sûr de lui tandis que les loups couraient vers la tour. Un nuage recouvrait la lune pleine, et on ne distinguait qu’à peine les silhouettes des chasseurs dont les yeux illuminaient la nuit d’une teinte de sang. Enfin le nuage passa et on put voir la Chasse Sauvage dans toute sa terrible splendeur : entre les loups, les ombres argentées des chasseurs allaient et venaient, en quête d’une proie sur laquelle fondre, s’éloignant parfois avant de rejoindre le centre de la meute pour repartir aussitôt, comme guidés par l’appel d’une faim frénétique. En ce centre se tenait une silhouette haute et pâle qui semblait guider la troupe. Comme celle-ci se rapprochait, Luor put voir cet être étrange aux gestes hiératiques emboucher un cor tout en levant sa dextre vers la tour. Il portait une longue robe couleur de lune d’où émergeaient deux mains décharnées aux longs doigts tendus vers leur proie ; quand le cor approcha ses lèvres inexistantes, elle vit ses yeux semblables à deux étoiles vieilles et froides illuminer d’une teinte féroce le crâne de cerf qui formait sa tête ; les innombrables andouillers de ses bois s’inclinèrent vers la tour et toute la meute détourna sa course en hurlant tandis que son maître chantait sa rage à la nuit.
Luor regarda alors le Magus en se demandant de quel terrible sortilège il allait user pour détourner la troupe avide de sa proie. Cette dernière était couchée sur le sol et tremblait de tous ses membres en scandant le nom de la plus puissante des divinités de son panthéon, celle qu’il nommait « Maman ». A ce moment, Luor en savait assez sur lui pour comprendre qu’il appelait ainsi la femelle qui l’avait enfanté avec l’aide d’un mâle que le Magus appelait « Papa » et qu’il craignait visiblement. Rien ne s’était passé. La Chasse Sauvage avait poursuivi sa route, le Magus s’était relevé en vantant son courage et la bonté de son âme avant de disparaître tandis que Luor se rasseyait dans sa cellule. Rien ne s’était passé mais tout avait changé.
Dès le lendemain, Luor cessa de contempler le Magus et concentra son attention sur ses compagnons. En peu de temps, elle découvrit qu’elle pouvait entendre leurs pensées ou leurs émotions comme dans le cas de la salamandre de laquelle n’émergeait nul raisonnement mais seulement une sensation d’enfermement. Enfin elle se demanda si ce don pouvait être employé d’une autre manière et tenta de communiquer avec eux. Elle commença par essayer de calmer la salamandre dont la panique venait constamment interrompre ses tentatives et découvrit que celle-ci était incapable de penser de manière cohérente et se trouvait constamment en proie à un effroyable appétit qui la condamnait à dévorer sans cesse ni trêve. Elle parvint à franchir cet obstacle en canalisant l’appétit de cet être vers le mur… qui commença à se ternir sous les assauts répétés du feu dévorant qu’était la salamandre.
Ce fut en espionnant les pensées du Magus qu’elle comprit que l’un des aliments du feu était l’air et que la température de la flamme pouvait augmenter si on la nourrissait. L’ironie de la situation n’échappait pas à Luor, qui savait très bien pourquoi ce triste sire voulait que le feu pût atteindre des températures dépassant l’imagination mais de telles considérations ne pouvaient plus l’arrêter. Elle conçut ainsi l’idée qui allait peut-être aboutir non seulement à sa propre libération, mais aussi à celle de tous ses compagnons.
Ayant compris qu’un sylphe était à l’air ce qu’un salamandre était au feu, c’est-à-dire son essence, elle trouva le courage d’entrer en contact avec ceux qui étaient emprisonnés avec elle. Elle ne connaissait aucun d’entre eux mais comprenait leur danse. Ils venaient d’Octembre, ils venaient du royaume de la reine des fées, ils venaient de chez celle qui voulait la dévorer, mais tout cela était loin dans l’espace comme dans le temps et elle avait besoin d’eux à ce moment. Elle oublia ses peurs et leur expliqua son plan qu’ils ne comprirent pas tout d’abord. Elle se tut quelques temps et conversa avec le jeune dragon qui lui conseilla d’ordonner et non de discuter car il était avide de revoir les siens et surtout de fendre à nouveau l’espace de ses ailes puissantes qui le mèneraient là où son désir l’emporterait. Elle s’adressa alors au gnome bien mal nommé et reçut de lui la sagesse de la terre qui donne sans compter et meurt épuisée et injuriée par ses enfants qui n’ont pas su voir combien elle souffrait. Elle reçut aussi de lui la force que tous tirent de leur passé, la force d’être encore contre vents et marées, la force d’avancer quand la fontaine de l’espérance s’est tarie et que tout semble épuisé. Elle s’adressa enfin à tous et obtint qu’ils ne changeassent rien à leur attitude jusqu’à ce que son plan eût éclot puis mûri.
Commença alors la plus difficile des tâches qui lui avaient incombé : convaincre le Magus que le plan de Luor était sa propre idée sans qu’il se doutât qu’elle avait modifié ses pensées. Elle commença par essayer de lui transmettre des impressions, des sensations simples et banales afin de ne pas prendre de risques. Il lui fallut une demi lune pour obtenir qu’il se grattât l’épaule, et une autre pour qu’il partît au lit de bonne heure suite à une crise de bâillements. Le rendre triste ou joyeux lui prit moins de temps car il semblait très perméable aux émotions sans pour autant les ressentir consciemment. Elle comprit bien vite qu’il était inaccessible à la pitié car pour lui, l’autre n’existait que dans la mesure où il lui était utile : ce n’était pas un être mais un objet dénué d’existence propre et destiné à lui apporter certaines gratifications. Dans l’univers du Magus, seul le Magus souffrait. Son premier plan, qui était de réveiller la conscience du triste sire, dut donc être abandonné faute de matière première. Cette joyeuse ignorance de l’existence d’autrui la surprit tout d’abord mais elle devait s’apercevoir par la suite que ce sentiment était très partagé. Ce ne fut que quelques semaines plus tard qu’elle parvint à s’immiscer dans les raisonnements du Magus pour les modifier insensiblement en lui suggérant de nouvelles idées qui semblaient logiques. Ce ne fut pas aussi difficile qu’elle l’avait craint car, tout comme Luor, le vieil homme n’avait pas la moindre idée de la façon dont ses propres pensées naissaient et disparaissaient ni de l’endroit dont elles provenaient : elles étaient là, puis n’y étaient plus. Elle faillit satisfaire sa curiosité en lui suggérant quelques idées incongrues mais se retint à temps car ce n’était ni le moment, ni le lieu pour procéder à de telles expériences, mais elle vit alors qu’elle avait plus de points communs avec le Magus qu’elle ne l’aurait désiré… Enfin vint le moment tant attendu où elle allait pouvoir vérifier la valeur de son propre raisonnement : puisque le feu de la salamandre, appliqué de manière répétée sur le mur, avait un effet visible sur celui-ci, il était logique de penser que cet effet était lié à la chaleur engendrée par la créature (les murs des autres geôles étaient intacts, y compris ceux qui contenaient la fureur du dragon) ; que se passerait-il quand cette température augmenterait de manière vertigineuse ? Le Magus, qui n’était pas un imbécile, se posait la même question mais avait confiance en la qualité de la construction qu’il avait bâtie selon les recommandations d’un vieux grimoire. Il procéda donc aux aménagements nécessaires puis introduisit un sylphe dans la cellule de la salamandre.
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