samedi 18 décembre 2021

Octembre - 5

 

Chapitre 5


L’explosion fut cataclysmique, et ce fut effectivement la qualité de la construction qui sauva la plupart des prisonniers. Dès que le sylphe entra dans la geôle de la salamandre, celle-ci enfla de manière prodigieuse et le mur qui servait à l’enfermer éclata d’un coup tandis que tous les autres se rompaient puis s’anéantissaient après avoir protégé les occupants des cellules du souffle de l’explosion. Luor ne sut que bien plus tard de quoi ils étaient faits et comment ils l’avaient préservée ainsi que la plupart des autres êtres de féerie. Le Magus, qui avait prévu toute éventualité, disparut dans un éclair de lumière qui parut bien pâle auprès du nouveau soleil qu’avait allumé l’agonie de la salamandre et du sylphe. Ce fut à ce moment que tout s’écroula et que Luor chut en tournoyant de plus en plus vite dans un tourbillon d’air d’une chaleur prodigieuse. Pour la seconde fois de son existence, elle perdit alors conscience et ne revint à elle que bien plus tard.

Elle sentit tout à coup que quelqu’un secouait son épaule et se redressa pour mieux distinguer le visage du nuiton, ou lutin comme on le nomme dans bien des légendes, qui venait de la réveiller. Elle vit que celui-ci portait son bonnet de guingois et sut alors que l’explosion avait bien eu lieu car on n’avait jamais vu pareille chose sous les cieux d’Octembre.

Elle l’avait donc fait; elle avait tué deux êtres et sans doute plus que cela afin de sauver sa propre vie… Elle se sentait étrangement vide, inaccessible à toute émotion. Elle aurait dû avoir de la peine ou perdre la raison devant l’énormité de son acte mais elle ne ressentait rien, rien d’autre qu’un grand vide qui l’occupait tout entière. Sans doute était-elle un monstre comme le pensait le Magus. Elle regarda le lutin, voulut se lever puis se rassit. Pourquoi aurait-il fallu faire quoi que ce soit, après tout ? Elle aurait aimé pouvoir fermer les yeux comme le faisaient les humains et surtout dormir. Le sommeil semblait leur faire tant de bien ! Mais elle ne le pouvait pas, sa nature de monstre le lui interdisait. Elle regarda autour d’elle et ne vit rien de particulier. Le sol était nu à l’exception de quelques êtres de féerie qui étaient assis ça et là. Elle aurait aimé que tout le plateau fût dévasté pour montrer au monde l’étendue de son crime mais il ne portait aucune trace de l’explosion. Elle finit par se lever pour aller voir ses compagnons. Tous étaient indemnes. Aucun ne semblait lui en vouloir. Ils étaient contents. Heureux même. Ils faisaient des projets, se demandaient où aller et semblaient attendre quelque chose d’elle. Quand elle se mit à marcher vers ailleurs, ils la suivirent. Voir le dragon marcher la fit rire, si la crise de tremblements qui la secoua se nomme bien un rire. Les autres rirent aussi. Il était si grand et si gauche ; lui ne rit pas pour ne pas les brûler. Ses grands yeux de serpent, ses beaux yeux de chat restèrent fixés sur Moïra et ne cillèrent pas tandis qu’il la jetait au loin d’un coup de patte qui lui fit mal. Elle ne riait plus quand elle se précipita vers lui, flamboyante d’une lumière dont l’intensité croissait à chaque pas ; seul le gnome osa s’interposer et arrêta sa charge de son ventre fait de terre et de pierre mêlées. Le dragon, impavide, repoussa négligemment le gnome dont le poids défiait l’imagination et plongea son regard dans celui de Luor avant de dire d’une voix semblant surgir des entrailles du monde:

-Tu n’es pas cela.

Ce fut tout mais ce fut assez. Il releva le gnome puis s’assit sur son train arrière et entreprit de laver son museau maculé de terre à l’aide de ses pattes avant qu’il enduisait de venin incandescent avant de les passer sur sa tête. Tous rirent à nouveau devant son visage d’où s’écoulait une nappe de lave à la manière d’une bien étrange barbe qui n’était pas sans rappeler celle de leur ancien geôlier. Quand il eut achevé ses « ablutions », il regarda à nouveau Luor et lui demanda de sa voix d’outre-tombe:

-Où allons-nous?

-Je ne sais pas ; ailleurs, dans un endroit où le Magus et ses pareils n’iront pas nous chercher.

-Nulle part alors, à moins que tu ne connaisses un tel lieu.

-Moi, j’en connais un, dit alors le gnome de sa voix rocailleuse. Tous se tournèrent vers lui tandis qu’il expliquait sa pensée :

-Loin sous ce plateau, il y a une série de cavernes dont ils ignorent l’existence.

-Comment le sais-tu ?

-Elles contiennent de l’or et celui-ci est intact. Croyez-moi sur parole : ils ne les ont pas trouvées. De plus, elles n’ont pas d’entrée pour des êtres comme eux.

-Je ne voudrais pas paraître idiot, mais il me semble difficile de se cacher dans un lieu dénué d’entrée, remarqua le lutin.

-Cela, j’en fais mon affaire si nous décidons de nous y réfugier, répondit le gnome.

Chacun ayant donné son accord, il les entraîna un peu en dessous du plateau et se mit à creuser le long de la paroi. Creusait-il vraiment? En tout cas, des vagues de roche se déversaient derrière lui tandis qu’il avançait sans paraître faire le moindre effort. Enfin il revint sur ses pas et invita ses compagnons à le précéder dans la grotte car il comptait refermer la paroi derrière eux. Sans se concerter, ils s’effacèrent alors devant Luor qui s’avança dans la nuit sans même se rendre compte qu’elle n’était éclairée que par la lumière qu’elle-même émettait. En suivant le couloir creusé par le gnome, elle s’aperçut que les parois de celui-ci étaient totalement lisses et que la roche ne portait nulle trace de choc. On aurait pu croire qu’elle s’était effacée devant lui, ce qui était d’ailleurs le cas, comme la jeune et ancienne fée devait le comprendre par la suite. Elle émergea enfin du tunnel et parvint dans la première des cavernes décrites par le gnome.

Elle était immense et contenait en son sein un petit lac alimenté par des sources qui jaillissaient des parois en bruissant doucement; un peu plus bas, on entendait le sourd grondement d’une cascade qui devait s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Voilà qui allait sans doute faire le bonheur de l’ondin! Luor continua à s’avancer, suivie de l’étrange groupe formé par les êtres de féerie qui l’accompagnaient, à l’exception de l’ondin qui ne faisait déjà plus qu’un avec l’eau du lac.

Le réseau formé par les cavernes était immense mais Luor vit bien qu’il ne paraîtrait pas tel aux yeux du dragon, ni même des sylphes. Quant à elle, elle s’y sentit tout de suite à son aise et la lumière qu’elle émettait s’éteignit peu à peu tandis que les ténèbres l’enveloppaient, car même sa vue ne pouvait pas entièrement percer les profondeurs de la nuit qui l’entourait de toutes parts. Pour la première fois depuis qu’elle avait été emprisonnée par le mage, elle se sentit seule et son soulagement fut immense. Ici, personne ne l’examinait pour la juger, personne ne voulait se servir d’elle, et l’impitoyable lumière du Magus s’était enfin éteinte.


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