dimanche 5 décembre 2021

Octembre - 2

 

Chapitre 2


Durant les premières lieues de son périple, elle eut l’impression de parcourir sa propre mémoire. Chaque arbre, chaque rocher lui rappelait un souvenir qu’elle prenait plaisir à évoquer, et même les pires d’entre eux lui paraissaient pleins de charme tant elle avait l’impression de faire ses adieux à son ancienne vie.

Sa mémoire était l’un des traits qui la différenciaient des autres sylphes. Eux semblaient négliger le passé tout autant que l’avenir pour se plonger dans les délices de l’instant, alors qu’elle se souvenait des plus petits détails de tout ce qu’elle avait vu depuis son apparition. De même, tandis que leurs actes ne produisaient que peu de remous dans les courants du temps sur lequel ils glissaient gracieusement sans en agiter l’onde, il lui semblait que ses propres actions gagnaient en signification ce qu’elles perdaient en légèreté. Son brusque départ était un bon exemple de ce phénomène : n’importe quel sylphe laissait les événements suivre leur cours sans éprouver le besoin d’agir qu’elle ressentait ; de plus, le voyage simple et gratuit que l’un d’eux aurait accompli d’un battement d’ailes devenait pour elle une expédition difficile dont l’achèvement était rien moins que certain.

Elle marcha durant un jour et deux nuits avant d’atteindre enfin un endroit qui lui était inconnu. Quand le soleil se leva, elle put contempler les vertes collines qui s’étendaient à l’horizon. Là-bas, le feuillage des arbres semblait plus sombre, détail qui lui avait échappé durant la nuit car les couleurs devenaient alors difficiles à distinguer. Cette nuance n’avait rien d’étrange car elle pouvait se rendre compte, même à cette distance, que les épineux se faisaient de plus en plus nombreux et denses sur les pentes élevées des monts.

Fascinée par ce spectacle nouveau pour elle, elle ne descendit qu’à regret de la cime de l’arbre sur laquelle elle s’était juchée pour tenter d’apercevoir ce qui l’attendait. Elle ressentit l’effet d’un tiraillement quand elle la quitta avant de s’apercevoir qu’un sentiment de liberté jaillissait en elle. Quelles qu’en fussent les conséquences, les quelques pas qu’elle venait de parcourir l’éloignaient de son enfance pour la faire entrer dans un monde inconnu et imprévisible : à la peine du départ venait de succéder la joie de la découverte.

Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle comprit pourquoi Oreor lui avait fait don d’un nouveau nom même si les raisons qui avaient guidé son choix lui échappaient encore. En effet, que peut distribuer celui qui n’a rien ? Ce nom était certes beau, mais il semblait bien peu approprié.

« Moïra », se répétait-elle tout en avançant entre les arbres. Elle aimait ces sons qui éveillaient en elle d’étranges échos mais elle ne parvenait pas à s’identifier à eux. Elle se remémora alors les mouvements amples et majestueux de la danse d’Oreor et revit leurs accents puissamment évocateurs sans pour autant parvenir à en comprendre le véritable sens. Non, pas encore; elle resterait Luor jusqu’à ce que son nouveau nom lui convienne enfin.

Comme la pente se faisait plus douce, elle atteignit un ruisseau qui courait dans un creux de terrain ; elle avait vu sa source jaillir du sol un peu plus haut et n’avait pas voulu s’attarder, mais elle ne put résister à l’attrait de l’eau fraîche et se plongea avec délice dans le courant avant de s’y baigner longuement. Rejoignant l’autre rive, elle s’y assit puis se laissa sécher par le soleil. Elle se leva enfin et reprit sa route dans la douce lumière du crépuscule, fredonnant tandis que les ombres s’allongeaient autour d’elle et qu'elle entrait dans une forêt inconnue. Elle y marchait depuis des heures quand elle s’arrêta, interdite, avant de s’avancer parmi les vestiges d’arbres qui jonchaient le sol. On y voyait des branches couvertes de feuilles à divers stades de corruption, de grandes traînées creusées dans la terre meuble et surtout des souches suintantes de sève qui montraient que le massacre s’était achevé récemment.

Rien dans son expérience n’avait préparé Luor à une telle vision, et elle passa des heures à contempler puis à toucher les restes des arbres qui s’étaient trouvés là sans pouvoir comprendre ce qui avait pu se produire. Enfin, elle se souvint de ce qu’Oreor lui avait dit un jour : ce pénible spectacle témoignait d’une présence humaine. En effet, les membres de cette espèce faisaient une grande consommation de bois, tant pour construire des sortes de terriers où ils se cachaient durant la nuit que pour le faire flamber dans un but inconnu. Elle aurait tant voulu que le sylphe fût là pour lui expliquer toutes ces choses et l’emmener loin de ce lieu ! Qu’il leur fallût du bois était compréhensible et ne la choquait en rien, car nombreux étaient les animaux qui en usaient librement, mais pourquoi autant dans un seul endroit ? Qu’est-ce qui pouvait justifier un tel massacre ? En se remémorant ce que lui avait dit son mentor, elle s’assit contre un arbre bien vivant et se serra contre son tronc. Son sentiment de liberté s’était évanoui, et elle comprit qu’elle n’était encore qu’une enfant dont la seule envie était de retourner sur ses pas pour retrouver un endroit où de telles choses n’arrivaient pas.

En se redressant, elle vit qu’une saignée presque rectiligne avait été opérée dans le corps de la vaste forêt en direction de l’ouest. Elle l’évita délibérément, préférant se déplacer dans les sous-bois plutôt que dans un champ de ruines où la terre battue et rebattue donnait à grand peine naissance à quelques brins d’herbe.

Moins d’une heure plus tard, elle se trouvait à l’orée de la forêt. Malgré sa peur et sa peine, elle s’était forcée à avancer, refusant de toutes ses forces de s’avouer vaincue. Peu à peu, les arbres s’étaient fait plus rares et les broussailles plus nombreuses jusqu’à ce qu’elle aperçût devant elle un paysage vallonné dont les quelques hauteurs étaient occupées par d’étranges volumes aux multiples arêtes. La demi-lune qui les éclairait donnait un aspect bizarre à ces excroissances qui venaient rompre l’harmonie d’un paysage surtout composé de courbes.

Luor devina que ces choses étaient des habitations humaines et s’approcha prudemment du lieu où vivaient ces tueurs d’arbres. En voyant quelques souches ça et là, elle devina qu’ils avaient peu à peu rongé le territoire de la forêt, massacrant toute vie au gré de leurs besoins, voire de leurs caprices. Le terrain était à présent vide ou occupé par des plantes poussant en rangs serrés, de manière ordonnée, comme si on avait volontairement banni toutes les autres espèces afin de ne conserver que celles qui, soumises à une autorité de fer, acceptaient de vivre et de mourir pour répondre aux besoins mystérieux de leurs impitoyables maîtres. Luor se dirigea vers les plus hautes d’entre elles et se faufila entre les plantes, se baissant légèrement en évitant de les toucher afin de ne pas être vue.

Enfin elle parvint au pied de l’une des constructions et put l’observer à loisir. Elle constata tout d’abord qu’elle ne formait pas une unité : une sorte de mur de bois, fermé de tous côtés, entourait divers bâtiments dont elle avait aperçu les toits un peu plus tôt. Des tours occupaient chaque angle de la palissade ; au sommet de celles-ci, de maigres silhouettes scrutaient la nuit d’un œil inquiet. En les observant, elle vit qu’elles étaient bien plus grandes qu’elle et surtout gauches, malhabiles dans leurs mouvements. Chaque son, chaque craquement du bois les faisait se redresser, se cramponnant nerveusement aux longs bâtons qu’elles tenaient à la main. Elle comprit en les observant que ces êtres vivaient dans la peur et partageaient bien plus les mœurs du lapin que celles du loup malgré leur force apparente et leur taille. En voyant la hauteur des palissades, elle comprit aussi que celles-ci n’étaient pas tant destinées à protéger leurs occupants contre d’autres animaux que contre leurs semblables.

Luor reprit la route en prenant bien garde à rester invisible et inaudible pour les êtres dont elle venait d’observer le mode de vie, ce qui lui demanda si peu d‘efforts que tant d‘incapacités la surprenaient. Elle se sentait à la fois fascinée, horrifiée et perplexe. Qu’étaient-ils ?

Enfin, elle atteignit la lisière de la forêt et s’élança dans les fourrés puis gravit la pente qui menait au cœur de l’assemblée des arbres, savourant le frisson du chant des oiseaux et la caresse des feuilles dans le vent. Elle était de retour dans son élément et se sentit libérée d’un poids qu’elle n’avait pas eu conscience de porter même si elle ne pouvait pas s’empêcher de penser aux étranges êtres qu’elle venait de voir. Se souvenant des leçons qu’elle avait reçues, elle savait qu’eux seuls étaient capables de parler et d’assembler des idées comme le faisaient les êtres de féerie. Malgré cela, ils étaient dénués de tout, comme elle avait pu le constater : ils entendaient à peine, ne voyaient guère mieux, avaient moins d’odorat que leurs chiens, n’avaient ni protection ni arme naturelle… Pouvait-on imaginer une créature plus inapte à la survie ? Ils existaient pourtant et se craignaient les uns les autres, ce qui montrait qu’ils étaient suffisamment protégés du monde pour pouvoir occuper leurs loisirs à s’étriper entre eux. Luor ressentait un curieux mélange de méfiance et d'attirance à leur égard. Peut-être aurait-elle un jour l’envie de mieux les connaître, mais elle préférait les fuir pour le moment : l’ampleur des dévastations qu’elle avait vues lui faisait soupçonner qu’ils étaient capables du pire, et elle n’était pas prête à le voir.

Peu à peu, le paysage se modifiait. Le règne de la forêt prit fin tandis que débutait celui de grandes plaines entrecoupées d’assemblées d’arbres qui paraissaient à peine mériter le nom de bosquets. De même, les habitations humaines se modifiaient : la pierre prenait de plus en plus d’importance dans les constructions, allant parfois jusqu’à remplacer entièrement le bois. Les hommes vivaient rassemblés en de vastes troupeaux dissimulés derrière des murailles de roc. Les plus couards d’entre eux allaient jusqu’à se couvrir d’épaisses carapaces de métal qui semblaient pouvoir résister à n’importe quel choc et se déplaçaient sur des chevaux capables de courir plus vite que Luor, guidés par des chiens que son odeur effrayait. Elle avait croisé quelques personnes qui s’étaient enfuies à sa vue, hurlant que la Grande Chasse était de retour et elle avait compris qu’il valait mieux les éviter tout à fait, la peur étant souvent à l’origine des pires violences dans le monde animal.

L’hiver s’approchait à grands pas quand elle parvint au pied d’une élévation que surmontait un vaste plateau aride qu’elle atteignit quelques heures plus tard. Rien n‘éveilla son attention pour la préparer à ce qui allait survenir.


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