samedi 18 décembre 2021

Octembre - 6

 

Chapitre 6

Comme elle l’avait deviné, le dragon et les sylphes ayant survécu à l’explosion décidèrent bien vite de les quitter ; en revanche, aucun des autres n’en manifesta le moindre désir. Ils sortirent pourtant afin de recueillir de quoi fabriquer des abris car quelques-uns d’entre eux, au premier rang desquels se trouvait le lutin, désiraient par-dessus tout avoir un toit à leur échelle au dessus de leur tête après tant de temps passé prisonniers entre ciel et terre. Le lutin s’allia même aux nains afin de bâtir une forge pour y couler et y travailler le métal recueilli par le gnome avec qui ils s’entendaient comme larrons en foire. Son premier ouvrage fut un splendide verrou qu’il posa fièrement sur la solide porte qu’il avait construite pour son asile de pierre. Comme prévu, il se referma sans un cliquetis quand l’heureux propriétaire des lieux repoussa l’huis avant d’exploser en un concert de jurons car il avait oublié de forger la clef. Quelle ne fut pas sa mine lorsque l’un des elfes s’avança, passa sa main au dessus du complexe mécanisme et tira la porte qui s’ouvrit immédiatement et sans le moindre effort ! Il ne s’avoua toutefois pas vaincu et demanda à ses amis nains d’enchanter le verrou afin qu’il résistât aux pouvoirs des elfes, ce à quoi ils s‘attelèrent sans tarder. Si les choses n’avaient pas évolué entre-temps, leur dernière invention avait nécessité trois passes au lieu d’une.

Tous avaient donc aménagé l’espace en fonction de leurs désirs et de leurs humeurs, s’assemblant et se séparant au gré de leurs caprices mais en s’adressant toujours à Luor en cas de litige ou pour les questions qui dépassaient leur entendement. Elle était loin d’avoir réponse à tout mais pouvait puiser dans les connaissances de chacun des esprits des habitants de la grotte, ce qui lui avait permis de résoudre tous les problèmes qui lui avaient été posés.


Il sentait parfois l’esprit de Luor se tendre vers le sien et dissimulait alors sa véritable personnalité derrière l’illusion qu’il avait créée; s’il n’était pas entièrement à l’abri de ses pouvoirs, elle ne pouvait le contraindre en rien, et ceci même au sommet de sa puissance. N’était-il pas le premier des Sans-Destin ? Fort heureusement, elle n’avait pas tenté de faire appel à lui quand il avait dû s’absenter pour mener la Grande Chasse qui n’avait lieu qu’une nuit de chaque mois lunaire. Il se sentait mal à l’aise car cette situation pouvait perdurer éternellement si rien ne venait la modifier. Il hésitait pourtant à agir car il lui paraissait peu convenable d’intervenir en bien comme en mal dans une existence qui n’était pas la sienne. Ils avaient toujours différé sur ce plan… Il attendait donc, prenant part au semblant de vie qu’avaient conçu Luor et les siens pour échapper à un monde qui finirait bien par détruire ce doux rêve comme il détruisait tous les autres. Ce groupe était si soudé et si cohérent sous son apparence hétéroclite que même lui ne s’y sentait pas seul et n’éprouvait pourtant pas le besoin de s’en évader. Il lui arrivait parfois de croire que tout cela pouvait durer mais il avait trop vécu pour céder à de telles illusions. Malgré tout, il comprenait à présent ce qu’elle avait voulu faire, ce à quoi elle avait voulu échapper en prenant cette décision qui l’avait surpris au premier abord. Quant à ses conséquences, elles l’indifféraient autant que le soir de la volte qui avait vu sa réapparition. Il participait à ce qu’elle avait créé tout en attendant patiemment ce qui ne pouvait manquer de survenir.


Le petit groupe s’assemblait régulièrement pour fêter tantôt l’un, tantôt l’autre ou plus simplement pour fêter la joie d’exister. L’expérience qu ‘ils avaient vécue avait laissé des traces indélébiles en chacun d’eux mais bien peu évoquaient ce sujet, et ceci seulement quand les souvenirs devenaient trop pesants pour l’un d’entre eux. Ils partageaient alors son fardeau puis recommençaient à vivre. S’ils vivaient séparés, certains avaient formé des sortes de groupes au gré de leurs affinités, comme les nains, le gnome et le lutin, par exemple. C’était eux qui avaient mis au point les sources de lumière qui éclairaient à présent les grottes ; c’était une lumière étrange qui avait la teinte rosée de l’aurore et qui enveloppait les habitants des lieux dans une sorte de torpeur dont rien ne semblait pouvoir les tirer et dont la douceur était comme un baume déversé sur leurs plaies. Ici, tous les sons s’estompaient et la vie semblait ralentir pour se transformer en une béatitude bien proche du non-être sauf dans le voisinage du gobelin et des farfadets dont les jeux rompaient souvent la monotonie des lieux. Luor avait d’ailleurs dû intervenir pour restaurer le calme quand les nains s’étaient réveillés d’un sommeil sans doute provoqué grâce à quelque artifice pour se retrouver liés les uns aux autres par leurs barbes méticuleusement tressées et nouées autour d’une mèche lente qui les aurait consumées sans l’intervention providentielle de l’ondin. Même le gnome avait ri en regardant ses trois amis trempés jusqu’aux os qui se débattaient en tentant de se séparer tandis que les elfes contemplaient en se gaussant le nœud prodigieusement complexe qui les reliait, expliquant aux nains atterrés qu’il allait falloir les raser de près pour les délier. Ils avaient finalement consenti à défaire l’objet du délit au grand soulagement des victimes qui, une fois séparées, s’unirent pour donner une « bonne leçon » aux farfadets, se munissant pour l’occasion de leurs marteaux de forgerons. Fort heureusement, le gnome s’interposa et le drame fut évité mais il fut décidé d’interdire aux plaisantins des activités si dangereuses sous peine de... Sous aucune peine, en fait, car le concept de punition leur était inconnu. Toutefois, les mots de la jeune fée semblaient avoir force de loi aux yeux de tous.

Il arrivait parfois à Luor de rester quelques temps repliée sur elle-même, ne s'intéressant que peu à ce qui l'entourait. On aurait cru alors que rien ne la touchait, que rien ne l'affectait, comme si elle avait dressé un mur entre elle-même, son entourage et ses émotions. D'une certaine façon, elle devenait ainsi son propre geôlier. L'épisode des nains parvint pourtant à la faire sourire, mettant fin à l'un de ces épisodes, et on la vit faire le tour des grottes comme si elle les voyait pour la première fois. Tous firent comme si de rien n'était mais chacun savoura la joie de la voir émerger vraiment de son profond sommeil. Quand ce tour fut achevé, ce qui lui prit quelques jours, elle se replia une fois de plus sur elle-même mais son silence était cette fois d'une nature différente. Elle finit par se diriger vers le lac et y nagea longuement avant de se coucher sur le dos pour contempler la voûte au dessus d'elle, caressée par un doux courant issu de l'abîme. Ce ne fut qu'alors qu'elle prit la pleine mesure de la peur qui l'habitait, de la peur qui les avait tous envahis.

Quant elle émergea des flots, elle se rendit dans la demeure des elfes et les interrogea. Elle voulait connaître l'origine de leurs pouvoirs, savoir comment eux-mêmes les utilisaient mais ils l'ignoraient. Il en fut de même pour chacun des habitants des cavernes. Tous, elle-même y-compris, jouissaient d'étranges capacités mais nul ne savait de quoi elles étaient issues ou comment ils les maîtrisaient. Il y avait une excellente raison à cela : elles leur semblaient tout à fait normales. A l'inverse, le Magus et ses semblables naissaient désarmés mais pouvaient devenir suffisamment forts pour maîtriser n'importe quel être de Féerie grâce à leur savoir. Elle comprit qu'elle ne cesserait d'avoir peur que le jour où elle aurait acquis ces connaissances qui les rendaient redoutables. Ce fut ce qu'elle expliqua à ses compagnons après les avoir tous réunis dans la grotte du lac pour leur faire part de sa décision.

Un long silence succéda à son discours. Enfin, l'un des nains prit la parole pour clamer haut et fort leur sentiment à tous:

-Rien de bon ne sortira de cela ; rien de bon ne peut venir de ces êtres. Tu parles de connaissances, mais qu'entends-tu par là ? Vas tu découper des hommes en morceaux, les torturer pour apprendre à mieux les tuer ? Est-ce cela, ce savoir si précieux que tu recherches ?

-Tous les animaux tuent pour vivre, et certains jouent avec leurs proies. Tu ne peux pas leur reprocher cela.

-La plupart le font parce que telle est leur nature, et parce qu'ils ne comprennent pas la douleur des autres ni même la leur, qu'ils vivent comme une chose normale et inévitable. Les humains n'ont pas cette excuse. D'ailleurs, même pour eux le Magus est un monstre, l'un de ceux qu'ils appellent seigneurs et qui les dirigent tant grâce à leur pouvoir de nuisance que grâce aux hordes de leurs semblables qui se réunissent autour d'eux pour recueillir les miettes de leurs pillages.

-Le Magus ne comprenait que sa propre souffrance, comme la plupart des animaux. Pour lui, nous n'étions rien.

-Si tu considères cette vermine comme un bon échantillon de sa race, que veux-tu faire avec elle ?

-Apprendre à ne plus la craindre ! Veux-tu que nous restions terrés ici à jamais, sans le moindre espoir d'être libres un jour ?

-Si pour pouvoir sortir, je dois devenir comme le Magus, alors oui, je préfère rester ici et je ne veux pas croire que tu puisses faire un autre choix.

Sur ces mots, il se leva et quitta les lieux, bientôt suivi de tous les autres membres du groupe à l'exception du lutin. Ce dernier rejoignit la fée et chercha son regard.

-Alors ?

-Je sais qui tu es. Tu peux reprendre ta vraie apparence.

-En me disant cela, tu montres justement que tu ne sais pas qui je suis. Je n'ai pas de vraie apparence : toutes sont aussi vraies les unes que les autres. Ceci dit, je réitère ma question. Alors ?

-Je dois essayer.

-Dans ce cas, je te souhaite un bon voyage.

-C'est tout ?

-Je ne vois rien d'autre à dire. Pars et reviens-nous vite, Ma Dame.

Et ce fut tout.


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