samedi 3 novembre 2012

Innsmouth




Comme une proie qui voit l'entrée de son terrier

S'effondrer sous ses yeux seconde après seconde

Noyée par les vagues d'une mer trop féconde

Tu sens derrière toi le monde s'éloigner



Tu as humé Innsmouth bien avant d'y entrer

Charriée par le vent l’odeur nauséabonde

S’est muée en ton corps en un bien-être immonde

Séduisant ton esprit pour mieux y pénétrer



Sous des cieux insalubres une triste bourgade

Aux impasses lugubres environne une rade



Dans la pâle lueur d’un soleil gris d’hiver

Surgit une place du centre de laquelle

Pointées vers le ciel en leur hargne éternelle

Les flèches de l’église assaillent l’univers

Arkham


Un rayon de soleil traverse les nuages

Illumine les toits constelle les pavés

D'innombrables éclats de joyaux mordorés

Révélant la beauté d'une ville sans âge



Un peu plus loin là bas au travers des branchages

D'arbres centenaires aux feuillages moirés

Tu aperçois les eaux aux doux reflets cuivrés

De la Miskatonic dansant sous les ramages


D'un pas mal assuré tu traverses le pont

Vers l'abomination qui s'étend en amont



Tels les bois d'un carcan béton et macadam

Ont imposé leur loi dans la ville nouvelle

Tu poursuis ton chemin au milieu des poubelles

Et c'est dans leur odeur que tu quittes Arkham.

Réveil


La griffe de ton chat s'est plantée dans ton bras

T'arrachant à ton rêve au moment où tu jouis

Les signes du plaisir souillent tous tes habits

Dans la salle de bain tu laves ton corps las



Le manque de sommeil t'a vaincue cette fois

Tu chasses loin de toi les vains apitoiements

La marque sur ton front s'estompe lentement

Tu le jures encore c'est la dernière fois



Le chat sur les genoux tes doigts dans sa fourrure

Parcourent tendrement le corps ivre de joie

Du guerrier qui combat l'horreur qui te dévoie

Ainsi tu remercies la douce créature



Tu le nourris enfin et contemples son corps

Ployé vers son diner mais ronronnant encore

L'enviant quelquefois le fuyant à jamais

Tu hurles ton besoin de bestialité vraie





A présent ton sauveur hurle à la trahison

Balancé par tes pas enfermé dans sa caisse

Tu fais tes adieux à tout ce que tu laisses

Tu t'en vas vers Insmouth y chercher ta raison

Le premier rêve


C'est au son du ressac que le rêve commence

Tandis que tu gravis les rochers basaltiques

Où serpente un chemin de procession antique

Qu'arpente une assemblée tout emplie d'impatience



Elle attend un signal dont tu sens l'imminence

Là soudain dans la nuit s'élève une musique

Aux rythmes licencieux, aux accents frénétiques

De la masse s'élève une clameur immense



Sous le fouet du désir tu te joins à la danse

Et gémis en cadence en criant ta jouissance



Tes désirs mis à nu sont la clef d'autres portes

Leur meute confuse te conduit en hurlant

Vers l'abysse sans fond où le chasseur attend

La proie tant convoitée qu'un rêve lui apporte

Le fruit de l'arbre


Le fruit de l'arbre



Le souffle un peu court, il posa un baiser au creux de son épaule et elle rit doucement, d'une joie pure et vraie. Les premiers éclats le firent se cabrer, puis il se détendit pour se joindre à elle. Leurs corps s'imbriquaient dans le creux au centre du lit, enlacés dans les derniers lambeaux de l'incroyable fusion qui venait de les anéantir pour mieux les recréer, toujours semblables et à jamais changés. D'une lente caresse, il sépara les longues mèches de ses cheveux jusqu'à ce qu'il put distinguer les traits de son visage. Il les scruta longuement, comme pour s'imprégner de ce qu'il contemplait; elle se redressa sur un coude et déposa un baiser sur chacune de ses paupières. Il bascula sur le côté et se coucha de tout son long.

    - Je... Tu sais, c'était bien mieux qu'avec maman. Tu baises tellement mieux qu'elle!
    - Oui, je sais. Papa me l'a souvent dit.

Son ton était glacé. Il se tourna vers elle.

    - Non, ce n'était pas ce que je voulais dire!
    - Que voulais-tu dire, dans ce cas? repartit-elle d'une voix toujours plus froide.
    - Que... enfin, que c'était formidable! Jamais je n'aurais cru cela possible. Écoute, si je t'ai froissée, je te prie de m'en excuser. J'ai parlé sans réfléchir.
    - Sans réfléchir, tu dis? Elle est ma mère, à moi aussi! Et, si tu veux tout savoir, elle « baise » mieux que vous deux réunis.

Il se tut durant un moment. Ensuite il fit mine de se lever puis se recoucha, se tournant à nouveau vers sa sœur. Après un long silence, elle lui donna une petite tape sur la joue.

    - Allez, excuses acceptées...
    - Vraiment? Tu me pardonnes?
    - Mais oui, idiot, dit-elle avant d'embrasser son frère. Tu es bien comme ton père.
    - Comme lui, vraiment? Je veux dire, c'était aussi bien qu'avec lui? C'était... exactement pareil, ou un peu différent?

Sa voix tremblait comme il disait cela. Il se pelotonna contre elle et la serra dans ses bras. Elle ne disait rien. Il enserra dans sa main la courbure de son sein.

    - Différent, en fait; parfois tu es comme lui, et l'instant d'après tu es comme maman. C'est à la fois curieux et agréable.

Elle sentit sa main se mettre à trembler et la couvrit de la sienne, la caressant tout doucement.

    - Comme maman?!

Elle rit à nouveau.

    - Oh oui, absolument comme elle. Et c'est merveilleux, si doux, si tendre! Et puis l'instant d'après, tu es comme lui. C'est bien aussi, mais différent.
    - Comment ça, comme lui?
    - Enfin, tu sais bien?
    - Non. Non, je ne sais pas, dit-il en la prenant dans ses bras.
    - Quoi? Tu veux dire que tu n'as jamais fait l'amour avec papa?

Cette fois, elle éclata vraiment de rire. Il s'éloigna d'elle, de ce corps secoué par des vagues d'une hilarité qu'on aurait crue inextinguible. Tout son être se contractait. Il se sentait si bête. Peu à peu, elle retrouva son calme et se pressa contre son frère.

    - Allons, du calme, grand nigaud! Comment aurais-je pu imaginer cela? Allons, viens là, contre moi... Oui, comme cela... Là, calme-toi... Tu sais, il n'est jamais trop tard.

Ce fut elle qui le guida d'une main ferme jusqu'à la porte de la chambre de leurs parents, elle qui la gratta doucement avant de la pousser.

Plus tard, alors qu'elle venait de se lever pour aller au toilettes et remontait le couloir sans un bruit, elle entendit derrière la porte un « oh » aussi stupéfait qu'émerveillé. Elle s'arrêta, ferma les yeux et plaqua son corps contre le mur. Enfin, elle reprit sa marche.

Elle ne le revit que le lendemain matin, dans la cuisine où régnait une douce odeur de café mêlée à celle de pain grillé. Sur la table était posé un plateau sur lequel se trouvaient deux tasses, des tranches de pain dorées, noires par endroits, une coupelle contenant du beurre et un pot de confiture. Lui-même était devant la cuisinière, surveillant le contenu d'une casserole. Il portait l'une des nuisettes de sa mère, un court vêtement de soie couleur pêche dont le tissu satiné moulait ses fesses tendres et fermes à la fois, dessinant dans un jeu de lumières et d'ombres les creux de celles-ci.

Entendant sa sœur entrer, il se retourna brusquement et se mit à rougir. Sa main tremblante alla chercher l'extrémité de la nuisette et se mit à la serrer convulsivement tout en lui imprimant un balancement. Le bruit émis par le lait en train de bouillir lui permit d'échapper à ce regard qui le tétanisait. Tandis qu'il retirait la casserole du feu, elle posa deux tasses sur un autre plateau et s'affaira en silence. Il ne savait que faire. Enfin, elle vint vers lui, la cruche de la cafetière à la main.

    - Tu ferais bien de te dépêcher. Tu sais qu'il l'aime très chaud.

Il restait là, immobile, sa main à nouveau prisonnière de ce geste de petite fille. Il prit soudain la cruche, emplit l'une des tasses entièrement et l'autre à moitié. Tandis qu'il se tournait vers la cuisinière pour prendre la casserole, elle saisit son bras, amena son frère face à elle et posa un baiser sonore sur sa joue rouge de honte.

    - Elle te va très bien, tu sais. Tu devrais en porter plus souvent.

Tout en disant cela, elle tendait la main et rajustait l'une des bretelles de la nuisette de son frère; elle l'agita pour en répartir les plis. Le corps de celui-ci se détendit dans l'instant.

    - Tu trouves? demanda-t-il en achevant sa tâche. Je... je croyais, justement...
    - Mais si, gros bêta! tu es superbe! s'exclama-t-elle en lui tapotant les fesses.

Sourire aux lèvres, il prit son plateau et s'éclipsa.


vendredi 17 août 2012

Art

Art
 
             Assis sur une banquette de métro, il consultait une dernière fois le dossier de presse. A vrai dire, il le connaissait déjà par cœur, mais il ne se sentait pas prêt pour autant, tant le personnage l'impressionnait. Après tout, Paul Croie était sans doute l'artiste le plus célèbre de la scène contemporaine. Sa carrière avait vraiment débuté en 2008, quand l'une de ses œuvres avait été vendue à un tarif prohibitif à New York. C'était un gigantesque godemiché couvert de papier de verre, d'excréments et de sang nommé « Further ». Depuis quelques temps déjà, le Maître avait fait de l'anus son thème majeur, mais la reconnaissance publique avait entraîné une radicalisation de ses positions et son manifeste, Contribution heuristique à une approche métaphysique de l'étron, avait révolutionné le monde de l'art. L'originalité de sa démarche se trouvait résumée dans deux aphorismes dont l'un avait eu l'honneur douteux de figurer parmi les sujets du baccalauréat:
«  Comme le poing qui fiste le corps d'un(e) partenaire sexuel(le), ainsi doit être le chercheur de vérité. Il faut aller au fond des choses, et qu'importe si l'on en revient quelque peu souillé(e)? » et « Tel l'anus distendu qui se fait fister, ainsi doit-on être devant le monde: ouvert(e). »
Il avait alors commencé à explorer son sujet sous tous les angles, le peignant, le sculptant, le photographiant, le filmant, et cela jusqu'à sa rencontre avec celle qu'il devait épouser, Jane Pierces, professeur au M.I.T. Elle apporta la touche finale à l'œuvre de son époux en lui offrant l'apport de la technologie et en l'aidant à mettre au point sa plus prodigieuse invention, le fameux « scatocopieur ». Pour utiliser le plein potentiel de celui-ci, il fallait être en couple: l'un prenait une photo de ses fesses en déféquant dans une urne spéciale tandis que l'autre photographiait son propre visage. Le produit final était une plaque d'excréments desséchés et compressés représentant le visage de l'un(e) émergeant de l'anus de l'autre, avec pour titre « Je t'ai chié(e). » A elle seule, l'invention était prodigieuse, mais ce furent la frénésie qui l 'entoura et les prestations du Maître à la télé qui donnèrent lieu à une reconnaissance internationale, populaire et unanime. Des millionnaires, des mannequins, des sportifs et des vedettes du petit écran enthousiastes venaient dans l'atelier du génie pour se faire scatocopier, tandis que l'artiste convertissait les foules en leur enseignant une philosophie humaniste et respectueuse des valeurs de l'écologie. Depuis la nuit des temps, disait-il, les êtres vivants ont déféqué absolument partout, et la terre est un boule d'excréments dont chacun est issu. Tout vient de l'étron et y retourne, et c'est au titre de cette parenté que nous devons faire preuve de respect, d'amour et de compréhension tant envers chaque être humain qu'envers toute chose, et cela avec l'humilité qui sied à un sac à merde fait de merde. Cette métaphysique innovante et moderne qui osait franchir tous les tabous avait bientôt gagné la planète et, chaque jour, des centaines de partisans enthousiastes promouvaient l'œuvre et la pensée du Maître.
C'était cet homme que Marc Res s'apprêtait à rencontrer. Comment allait-il pouvoir l'aborder, et surtout le convaincre de donner à un jeune journaliste de quoi faire un reportage qui, à coup sûr, pouvait lancer sa carrière? Il se sentait proche des défécationistes d'un point de vue théorique, mais n'avait jamais embrassé leurs pratiques. Qu'allait-on penser de lui au musée permanent de l'artiste? Musée qu'il n'avait jamais visité, d'ailleurs, le fait de devoir s'y déplacer nu et à quatre pattes ne l'ayant pas particulièrement attiré.
 
On lui avait donné des genouillères ainsi que des sortes de patinettes munies de courroies pour protéger ses mains. La secrétaire de Paul Croie lui avait également prêté une pochette dans laquelle il avait glissé son pad avant de la prendre entre ses dents: la règle de la nudité était absolue dans cet endroit. Il se sentait un peu gauche en voyant la jeune femme se déplacer avec une célérité enviable et une aisance sans commune mesure avec sa propre maladresse.
A sa propre surprise, il ne prêtait presque aucune attention à la croupe de celle qui le précédait, sinon pour la garder en point de mire, surtout depuis qu'il avait fait choir son pad et pris ainsi un retard considérable. Son erreur avait été d'essayer d'utiliser ses mains pour le ramasser, alors que les patinettes quasi rigides étaient maintenues par deux solides courroies qui enserraient ses poignets. Il lui avait été impossible de s'en libérer lui-même. En voulant se lever, il avait également remarqué que les genouillères rendaient l'opération très difficile. Il voulait bien « entrer en contact avec l'animal en lui », mais de telles méthodes lui paraissaient quelque peu cavalières, voire fascistes. Bref, il avait été contraint de pousser la pochette du nez jusqu'au mur puis de la soulever légèrement à l'aide du même organe avant de la saisir d'un claquement de mâchoires. La cavalcade qui s'était ensuivi l'avait laissé essoufflé mais assez satisfait de lui-même. Enfin la jeune femme s'arrêta devant une porte à battants, poussa une sonnette du front et s'écarta en lui faisant signe de passer (il était fortement recommandé de ne s'exprimer que par des gestes et des grognements à l'intérieur du musée).
Comme une lumière verte s'allumait, on entendit un déclic et le jeune journaliste s'avança, tête en avant, les mâchoires bien serrées, laissant la porte se rabattre derrière lui. Il se trouvait à présent dans l'atelier du Maître. C'était une pièce vaste au murs blancs et nus, très haute de plafond. Le Maître était assis sur un fauteuil Voltaire aux formes élégantes bien qu'un peu déplacées en ce lieu, mais qui était-il pour contester les choix d'un tel artiste? Grand et carré, très brun de teint, l'homme était vêtu d'un survêtement aux couleurs de l'équipe de France de football, d'un T-shirt à l'effigie d'une chanteuse à la mode et d'une paire de chaussures de sport. Tout en dévorant ses lèvres, il mélangeait des couleurs sur une palette, jetant de temps à autres des coups d'œil vers un chevalet dont Marc Res ne voyait que le dos. Soudain, il posa la palette à même le sol et se dirigea vers une chaine stéréo dont il monta le son, emplissant la pièce des rugissements d'une musique techno aux accents joyeux et festifs. Levant les bras et fermant les yeux, il tourna sur lui-même avant de se trémousser devant l'engin puis de faire un bond tout en levant le poing. Visiblement satisfait, il se dirigea à grands pas vers le journaliste.

        - C'est toi, Marc Res? demanda-t-il en se penchant pour lui flatter la tête. Viens par là.
Un peu déboussolé, le reporter le suivit jusqu'au fauteuil où le Maître prit place. Il déposa son pad à ses pieds avant d'ouvrir la bouche pour dire combien il était enchanté...
        - Non, pas parler! dit l'artiste en levant un index autoritaire. Je ne t'ai pas fait venir pour t'entendre. Ici, il n'y a que moi qui ai quelque chose d'intéressant à dire, tu ne crois pas?
        - Oui, fit le jeune journaliste de la tête.
        - Bon, tu as compris. Tu vas faire ce que je te dirai, hein? Tu ne voudrais pas partir d'ici sans rien, n'est-ce pas?
        - Non, hocha le reporter.
        - Bien. Dans ce cas, montre-moi ton cul. Cambre-toi, je veux voir le trou. M'a tout l'air d'être vierge, hein?
        - Oui, fit Marc Res.
        - C'est mieux ainsi. Tu as beaucoup à apprendre, mais peu à désapprendre. C'est ça le plus dur, désapprendre. Ça m'a pris un temps fou, tu ne le croirais pas.
Tout en parlant, Paul Croie s'était levé et avait débarrassé le reporter de sa pochette pour en examiner le contenu.
        - Je peux savoir comment tu comptais l'utiliser sans tes mains?
Le journaliste faillit répondre mais s'arrêta à temps devant l'index levé du Maître.
        - Oublie le langage articulé. C'est une limite, un obstacle entre toi et ta nature profonde. Si tu veux connaître une chose, tu dois cesser de la nommer et te mettre au même diapason qu'elle pour la sentir résonner en toi. C'est pour ça que les gens aiment la techno: ils ne l'écoutent pas avec leur cerveau, ils la sentent vibrer dans leur corps. Elle éveille l'animal en nous, elle le réveille. Avant, je m'adressais au cerveau, je pensais trop, mais j'ai dépassé tout ça. Il faut sentir, vibrer, et surtout ne pas penser pour ne faire qu'un avec l'univers.
Sans cesser son discours, il tournait autour du reporter et semblait de plus en plus exalté. Soudain, il s'arrêta et saisit ses cheveux.
          - Sens, sens la douleur monter en toi! Ça, c'est la vérité! Ça, c'est la vie! Et maintenant, le plaisir, murmura-t-il en lui caressant la tête. Et puis la tristesse, dit-il en écartant sa main, et la surprise! hurla-t-il en le giflant. Sens, sens tout ça, ouvre-toi à ton corps, à tes sens, oublie le reste! C'est le début du chemin.
Il se remit à tourner, une main posée sur son front.
          - Moi même, je pense encore, je pense trop, mais comment faire? Il faut bien que quelqu'un se sacrifie pour ouvrir la voie et la montrer aux autres.
Il tourna vers le journaliste son regard tourmenté.
         - Mais tu ne peux pas comprendre. Malgré toutes les pensées qui s'agitent dans ton petit cerveau, ou plutôt à cause d'elles, tu ne peux pas comprendre. Tout ce qui compte vraiment est hors de portée du langage. C'est pour cela que je t'ai fait venir. Pour te montrer. Je vais faire de toi mon envoyé.
Un frisson d'exaltation parcourut le corps de Marc Res. C'était le scoop assuré. Il n'aurait peut-être même pas besoin de raconter ce qu'il avait dû faire pour l'obtenir. Il n'en avait d'ailleurs pas très envie, même s'il savait qu'un tel récit ferait bien des jaloux.
D'une poche de son survêtement, l'homme tira un objet dont la forme évoquait plus ou moins celle d'un gros œuf muni d'un pied rectangulaire. Le journaliste reconnut instantanément la chose : c'était un « plug », un ustensile que certaines personnes aimaient mettre dans leur anus pour l'y garder durant des périodes indéfinies. La seule originalité de celui-ci était les pastilles qui le couvraient par endroits, et qui semblaient faites de métal. Tout en poursuivant son discours, l'artiste déboucha un tube de lubrifiant pour en enduire l'engin. Malgré sa joie de voir sa carrière débuter vraiment, le reporter se sentit un peu inquiet.
         - Tu crois savoir ce que c'est, n'est-ce pas?
         - Oui, fit Marc Res.
         - Et bien tu te trompes. En Anglais, le mot « plug » a bien des sens. Dans le cas qui nous intéresse, c'est une fiche qui sert à connecter un instrument, en général à un réseau. C'est cela qui m'a ouvert les yeux. Ce que tu vois là contient plus de microprocesseurs que ton pad et n'a pourtant besoin que de l'électricité émise par tes cellules pour fonctionner. En l'état, tu mettrais au moins vingt ans à gagner l'argent qu'il m'a coûté.
Presque malgré lui, le journaliste était impressionné : avoir une telle fortune entre ses fesses! Avoir été choisi pour cela! Inconsciemment, il redressa son postérieur.
          - C'est une antenne très complexe, en fait, capable de relier son porteur aux courants telluriques, et par extension à la nature, à l'univers. Après l'avoir portée ne serait-ce qu'un instant, tu ne seras plus jamais le même, crois-moi. D'ailleurs...
Posant l'objet sur le fauteuil, l'artiste se tourna tout en baissant sa culotte de survêtement puis se pencha en avant.
         - ...tu peux voir que je sais de quoi je parle.
Effectivement, on pouvait voir la base d'un autre plug émerger d'entre les fesses velues de l'artiste qui se rajusta et reprit sa tâche.
          - A présent, cambre-toi et pousse comme pour chier. Tout se passera bien, tu verras. Quant au reste, nous en parlerons demain matin.
En sortant de l'atelier du Maître, Marc Res ne savait plus quoi penser. Était-ce là pur délire de la part de cet homme, ou était-il lui-même trop obtus pour comprendre la profondeur de sa pensée? Que fallait-il faire? Le regard éperdu d'admiration que la secrétaire porta à son postérieur balaya ses doutes. Il allait se soumettre à la totalité de l'expérience et ne rédiger qu'un bref descriptif du musée pour l'édition en ligne. Peut-être était-il temps pour lui de suivre le conseil tant répété du Maître et de s'ouvrir un peu.
Tout en suivant la jeune femme qui prenait bien garde, cette fois, à ne pas le distancer, le reporter se surprit à songer à quelques vers qu'il modifia pour l'occasion:
« Si tous les gens du monde
Pouvaient s'pluguer les reins,
On pourrait tous danser la ronde,
Pleins d'un bonheur sans lendemain. »
 

Sic transit gloria mundi

Sic transit gloria mundi


Ses clés à la main, il marqua une pause devant la porte de son domicile et prit une profonde inspiration avant de fermer le verrou ; il expira lentement, posément, mais son cœur battait avec force… aussi respira-t-il plus profondément, tentant de retrouver son calme. Cette fois-ci, il était prêt, il en était sûr. Il ne pouvait pas, il ne pouvait plus échouer. Il recula d’un pas et, blême, appela l’ascenseur. C’était là, dès le premier pas, que tous ses espoirs s'étaient vus anéantis la fois précédente, mais cette fois-ci il était prêt, vraiment prêt. Il méditait depuis une semaine, usant de tous les moyens à sa portée pour s’entraîner, pour dépasser ses limites. Depuis trois nuits, il se privait de sommeil et tantôt priait, tantôt fixait ses yeux sur l’écran où il faisait défiler les images qui devaient l’aider à se dépasser, à trouver la force d’aller jusqu’au bout. La nuit dernière encore, il avait absorbé plusieurs litres du nectar qui lui servait à faire exploser les bornes de sa conscience avant de s’infliger les spectacles qui avaient aidé tant de ses semblables à faire partie des élus… non, cette fois, il ne pouvait pas échouer: il était prêt, vraiment prêt, et ce fut d’un pas conquérant qu’il se mit à arpenter la rue. Il sourit en s’apercevant qu’il avait franchi le premier obstacle sans même y penser, et il se congratula sans songer un instant que les subterfuges qu’emploie la destinée pour contrarier nos projets sont infinis.
Cette fois, la fée malicieuse qui avait à tant de reprises eu raison de sa résolution l’attendait à un passage pour piétons. Il traversait fièrement derrière une vieille dame chargée d’un cabas qu’elle peinait à porter et il avait ralenti le pas pour se réjouir tant du minable spectacle qu’elle offrait que de sa propre force et de son indomptable courage. Enfin libéré de sa peur, il se redressait lorsqu’il entendit un grand crissement de pneus et vit une voiture déraper puis s’arrêter. Un chauffard ivre de lui-même en descendit pour injurier les deux quidams qui avaient ralenti sa course vers le bonheur, mais notre héros ne vit rien ou presque de tout cela. Devant lui, la vieille dame tétanisée par la peur avait lâché son cabas et tout son contenu se répandait sur la route. Il se retrouva à quatre pattes, replaçant dans un sachet les pommes qui venaient de rouler sur la chaussée, remettant tant bien que mal les marchandises dans le pauvre sac de toile usé par le temps avant de prendre la femme par le bras et de la guider vers le trottoir en murmurant doucement pour la rassurer. Il la raccompagna chez elle, portant son sac tandis qu’elle se remettait à grand peine de ses émotions.
Un peu plus tard, il se retrouva seul dans la rue, une pomme à la main, entendant la voix de la dame qui s’éloignait en disant à l’une de ses voisines combien elle était ravie d’avoir rencontré un aussi charmant jeune homme. Il vit ensuite les passants qui le regardaient bizarrement et prit conscience des larmes qui roulaient sur ses joues : il avait encore échoué. Il devait courir se cacher, cesser d’offrir un spectacle aussi lamentable.
Il rentra rapidement chez lui, franchit la porte avec un soupir de soulagement et la referma avant de s’y adosser. Devant lui s’amoncelaient tous les artifices dont il avait usé pour s’entraîner en vain.
Des canettes de bière vides jonchaient le sol devant un gigantesque home cinéma réglé en permanence sur un chaîne sportive ; plus loin, un ordinateur exhibait sur son écran des images pornographiques effroyables appartenant à tous les genres : zoophilie, scatophilie, sadomasochisme extrême, nécrophilie qu’il avait recueillies patiemment sur le web. Sur une étagère s’alignaient les « sex toys » et les films classés X les plus variés, et les murs étaient couverts de photos de stars de la chanson ou du cinéma connues pour leurs vies joyeusement débauchées. Rien de tout cela n‘avait suffi.
Il s‘approcha à pas lourds de l‘autel qu‘il avait placé dans une niche et tomba à genoux devant l‘image qui en occupait le centre. Le cœur serré, il fit alors entendre la plainte qui déchirait ses entrailles:
« O Très Bas, j’implore ton pardon! La chair est forte, mais l’esprit est faible… Je t’en prie, viens à mon aide. J’ai encore essayé. J’ai encore échoué. Je t’en prie, O Satan, aide-moi, fais que je ne sois plus différent! O Satan, prends pitié de ton enfant qui t’implore! »

jeudi 16 août 2012

Referendum

Referendum

Il jeta un coup d’œil vers la pendule puis vers la télécommande, mais il se retint d’allumer le téléviseur. Avec un grand soupir, il prit un haricot vert dans le sachet placé entre sa femme et lui, en retira les fils et le lança dans la passoire. Son épouse releva la tête et lui adressa un pauvre sourire. Il tenta de lui sourire en retour mais chassa bien vite le rictus qui déformait ses lèvres.
«-Nous n’aurions pas dû y aller aussi tôt. Nous aurions eu moins longtemps à attendre.
- Qu’est-ce que cela aurait changé? Et puis, calme-toi. Pour toi, ce n’est pas si important.
- Tu es injuste. Tu sais bien que je veux la même chose que toi.
- Oui. Pardon.», dit-elle d’un ton dubitatif.
Le silence retomba dans la pièce. Il la regarda, vit le papier peint défraîchi, le sol maculé, les étagères où s’amoncelaient pêle-mêle les ustensiles qu’ils n’avaient plus le courage d’utiliser depuis des mois. Depuis l’annonce du référendum, en fait.
Tout avait commencé avec la découverte d’un soi-disant professeur, d’un quelconque crétin heureux et fier de sa bêtise. Lui et son équipe -il y a toujours une équipe mêlée à ce genre d’histoire- avaient inventé l’utérus artificiel, un objet révolutionnaire « qui allait enfin libérer les femmes de siècles de servitude »… Les médias s’étaient alors déchaînés pour vanter ce grand bon en avant, cette merveilleuse percée scientifique vers les lendemains qui chantent. Et puis la campagne avait débuté. L’objet était hygiénique, sain, établissait enfin la stricte égalité entre les sexes, et même entre les femmes. Il permettait une reproduction contrôlée, sans incidents, sans souffrance, et réduisait la part du hasard à presque rien. Les associations étaient alors entrées dans la danse, puis les politiques qui avaient senti le vent tourner. Tout cela pour en arriver là, à ce maudit référendum. Fallait-il oui ou non interdire la reproduction naturelle de l’être humain? Telle était la question. « Oui », répondaient les progressistes de tout poil, les amis du genre humain aux idéaux inoxydables. « Non », répondaient les passéistes, les grenouilles de bénitier et les fascistes. En tout cas, c’était ce que les médias avaient laissé entendre avec un bel ensemble, tout à fait fortuit, sans doute. Il regarda la pendule. Sa main lâcha le haricot qu’elle tenait et chercha celle de sa femme qu’elle serra d’abord tendrement, puis avec désespoir. Du coin de l’œil, il vit que l’autre main de son épouse se posait doucement sur son ventre. Il se contractait toujours, dans les moments de tension.
D’un geste décidé, il appuya sur le bouton de la télécommande et contempla les scènes de liesse qui se déroulaient dans les rues en prévision des résultats, les chars rutilants portant de gigantesques représentations du fameux utérus artificiel qui se préparaient sur les Champs-Elysées. Il y eut une pub, il y eut un jingle, et le journaliste sourit car il vit que cela était bon.
Elle pleurait lorsqu’il éteignit la télé. Lui aussi, d’ailleurs. Il avait la curieuse sensation que sa tête était vide, que son corps gisait là, amorphe. Il se redressa pourtant lorsque l’ordinateur se mit en route et fit retentir l’ « Hymne à la joie », comme toujours lorsqu’il transmettait un message en provenance des institutions européennes. Cette fois-ci, il provenait du Comité Européen pour l’Hygiène Mentale des Citoyens.
Etant donnée leur implication dans la campagne qui venait de se dérouler, sa femme et lui-même étaient dorénavant considérés comme des sujets à risque. Ils étaient donc conviés à se rendre au plus vite à la pharmacie la plus proche pour y retirer les antidépresseurs qui venaient de leur être prescrits. Sa femme était également inscrite à un cour d’aquagym, où elle retrouverait son équilibre dans la joie et la convivialité d’un environnement humain sain.

Evolution

Evolution

Les enfants jouaient dans la cour sous l’œil peu attentif de leur maîtresse. De retour d’un stage, elle méditait sur l’évolution des méthodes pédagogiques qu’elle avait connue depuis le début de sa jeune carrière. Ces changements allaient contre tous ses instincts, mettaient à mal tout ce en quoi elle croyait mais n’était-ce pas là, selon le formateur, le sceau d’ « une vérité qui dérange »?
Les ministres le répétaient sans cesse : dans un monde qui change de plus en plus vite, l’école doit savoir se mettre en cause, s’adapter et suivre le mouvement général. Hier, le monde était immobile et l’école figée dans un passéisme névrotique. Aujourd’hui, les révolutions technologiques s’enchaînaient à un rythme démesuré et l’école se devait d’être à la pointe du progrès, car les enfants l’étaient: ils étaient plus mûrs, plus savants et surtout bien plus ouverts au monde qu’elle l’avait été à leur âge.
De même, l’évolution des mœurs, du langage ne pouvaient, ne devaient pas laisser l’école indifférente. C’était pourquoi, entre autres changements, lorsque le petit Jonathan l’avait saluée d’un superbe « Ta mère, j’la nique », elle lui avait gaillardement répondu « Et avec quoi, le vermicelle qui te sert de pine? » Elle avait béni le formateur en entendant s’élever les rires de la classe tandis que le petit garçon rougissait de honte. Elle plaisait aux enfants. Bien sûr, ils ne fournissaient toujours aucun travail, mais ils ne s’ennuyaient plus en cours. N’était-ce pas là l’essence même de la pédagogie? N’était-ce pas le biais par lequel elle allait pouvoir leur transmettre les valeurs essentielles de la société dans laquelle ils allaient devoir s’insérer? bref, une culture vraie, vivante, et non une quelconque relique desséchée issue d’un passé mort et enterré? Comme elle avait été bête, et comme le formateur avait vu juste! Elle aurait voulu danser de joie, tant elle était heureuse.
Sans qu‘elle s’en fût rendue compte, un groupe s’était formé autour d’elle et Jonathan la regardait d’un air malicieux. La maîtresse entendit la voix de Joséphine qui murmurait au jeune garçon:
« T’es même pas cap! »
Enfin, le moment tant promis et espéré était arrivé! Les enfants la mêlaient à leurs jeux, l‘acceptaient parmi eux, et sa mission pédagogique débutait. Elle inspira lentement, rameuta en hâte toutes les précieuses connaissances accumulées durant le stage et se jeta à l’eau:
« - Maîtresse!
- Oui, Jonathan.
-Crachmoid’su et Crachmoid’sa sont dans un bateau. Crachmoid’sa tombe à l’eau. Qu’est-ce qui reste? »

Consensus

Consensus
L'endroit avait l'aspect un peu miteux de la plupart des foires attractives. Les baraques des forains s'alignaient le long de deux allées, encadrant les mouvements d'une foule avide et pressée. Le son des orgues de barbarie issu de quelques manèges à l'ancienne surnageait parmi les échos de boites à rythme et de voix artificiellement générées ou modifiées scandant leurs slogans absurdes. La musique technologique régnait partout en ce lieu.
L'obligation de s'amuser avait figé un étrange sourire sur les visages des passants, à tel point que l'on eût pu croire que quelqu'un l'avait plaqué là. En les regardant, il se souvenait de l'un de ses cauchemars : il se réveillait dans son lit, en pleine nuit, entouré par des inconnus à peine visibles dans l'ombre, clamant à pleins poumons qu'il ne souriait pas assez, qu'il ne comprenait pas son bonheur de vivre ici et maintenant, et qu'ils allaient arranger cela. Tandis que plusieurs le retenaient, l'un d'eux approchait de sa bouche deux hameçons maintenus par un fil que l'on passait derrière sa tête. C'était en général à ce moment là qu'il se réveillait, retenant ses cris pour ne pas réveiller ses parents.
Encadré par eux, il traversait à présent la foule compacte d'où s'échappaient régulièrement des cris, de vagues borborygmes et des rires si forcés que l'on cherchait en vain l'ordinateur qui avait pu produire ces sons. Son père lui faisait mal en le tirant par le bras, mais les remarques impatientes de sa mère avaient poussé l'enfant à se taire. Il avançait donc en silence vers le nouveau tourment imaginé par ses géniteurs.
Des cris soudains attirèrent son attention par leur caractère sincèrement réjoui. A l'entrée d'une salle consacrée aux jeux vidéos, quelques jeunes hommes se frappaient avec un acharnement remarquable. La foule ne s'approchait pas d'eux, leur laissant tout l 'espace nécessaire pour en découdre, mais elle ne perdait visiblement rien du spectacle. Comme son père le tirait violemment à l'écart des pugilistes, il leva les yeux et surprit son regard apeuré. Il baissa la tête immédiatement.
Plus loin, ils croisèrent un homme ivre aux yeux fous qui se traînait parmi la foule, lançant ça et là des lambeaux de phrases à ceux qui l'entouraient.
Les gens s'écartaient prudemment de lui, mais quelques jeunes s'avancèrent pour lui lancer une bordée d'injures tout en moquant son apparence. Ils l'avaient jeté à terre et le frappaient à coups de pieds quand ils dépassèrent le groupe. Il regarda son père qui continuait à l'entraîner, l'air très sûr de lui cette fois. Enfin ce dernier s'arrêta si brutalement que l'enfant manqua de s'écrouler à ses pieds.
« Voilà, c'est là, nous sommes arrivés. »
D'après la pancarte qui la surmontait, la chose se nommait « Anapurna ». C'était une sorte de grande nacelle déposée sur un bras articulé qui l'agitait en tous sens avant de la lancer dans des descentes vertigineuses. Les gens assis dans la chose riaient et criaient beaucoup, clamant constamment qu'ils s'amusaient et aimaient cela. Ce furent leurs regards fixes et leurs rires hystériques qui achevèrent de terroriser l'enfant. Il lança un regard éperdu vers ses géniteurs puis baissa les yeux, comprenant que rien n'y ferait. Leurs sourires s'étaient faits larges et conviviaux. Ils étaient bien au delà de tout appel à la raison.
 Encadré par ses parents, il avait pris place dans la nacelle et saisi la barre de sécurité que l'on avait rabattu à hauteur de sa taille. Alors, l'enfer s'était déchaîné. La chose remuait en tous sens, tombait, remontait lentement avant de choir encore. Les passagers hurlaient, riaient, tempêtaient. Depuis des hauts parleurs, la voix monstrueusement amplifiée du pilote de l'engin lançait des remarques comme « Et on s'éclate! c'est ça, l'Anapurna! Allez, on se lâche! »
Et les gens de lever les mains, tandis que l'enfant tentait de détendre ses poings tétanisés tant ils serraient la barre de sécurité. Combien de temps déjà? Combien de temps encore?
Quand la nacelle se stabilisa enfin, ce fut au sommet de sa course. Les passagers riaient, se moquaient les uns des autres, vantaient les couleurs des visages de leurs voisins. Quand le pilote se mit à crier, l'enfant se concentra sur ses paroles, y cherchant l'indice de la fin prochaine de son tourment :

          - Allez, un dernier tour à pleine vitesse, ça vous dit?
          - Oui!
          - Vraiment?
          - Oui!
          - Vraiment vraiment vraiment?
          - Oui!!!
          - Alors on lève les mains! Je veux voir toutes les mains levées!
          - Oui!
          - Et toi, le gamin en vert? Tu ne veux pas lever les mains? T'es un peureux?
    Silence.
Les gens se dandinaient sur leurs sièges, cherchant l'enfant du regard. Les bras se baissaient tandis que les visages, d'abord ouverts et sympathiques, se faisaient peu à peu soupçonneux puis accusateurs. Sa mère adressait çà et là des oeillades contrites, des sourires d'excuses tandis que son père posait la main sur son épaule. Autour d'eux, des murmures s'étaient élevés et se faisaient de plus en plus forts, mettant d'abord en doute le courage de l'enfant avant de se gausser du manque d'autorité de ses parents.

        - Alors, gamin, tu te décides, ou tout le monde descend? reprit la voix aussi bienveillante qu'impitoyable du pilote.
        - Lève-les, disait son père.
        - Tu me fais honte, murmurait sa mère.

L'enfant ferma les yeux.

samedi 11 août 2012

La souris

La souris

Par un mauvais jour et dans un endroit où vous n'auriez pas aimé vous trouver, il y avait une croix. Dans l'ombre de cette croix était caché un tout petit trou. Dans l'ombre de ce tout petit trou était cachée une minuscule souris.
Comme vous, la souris aurait préféré être ailleurs, car elle avait très peur. Son museau frissonnait, ses moustaches frémissaient et tout son corps tremblait. Les bruits la cernaient de toutes parts, de gigantesques pieds s'abattaient comme au hasard, et tout semblait pris de folie. Cette histoire serait terminée si la souris n'avait pas eu ses enfants auprès d'elle, mais ils étaient là et elle craignait bien plus pour eux que pour elle-même. Non, elle ne pouvait pas rester dans son trou à attendre que le malheur s'abattît sur les siens! Alors elle prit son courage à deux pattes et, laissant ses enfants à la garde des aînés, elle alla voir ce qui se passait.
Elle s'avança en tapinois, se blottissant contre les parois, et le bout de son museau émergea lentement du tunnel. Les moustaches et les oreilles aux aguets, elle scruta les alentours et vit de gigantesques silhouettes assises un peu plus bas- plus bas, parce que cette histoire se déroule au sommet d'une colline-. Elle vit donc ces silhouettes, et vit aussi rouler entre eux de gros cubes couverts de points, entendit de grands bruits qui sortaient de leurs gorges, mais tout cela n'intéressait guère notre souris.
Non, ce qui l'intéressait était situé plus haut qu'elle. Là, il y avait une grande croix de bois et, cloué sur cette croix, un homme, le plus doux des hommes si l'on en croit les souris qui en savent long en la matière, car elles nous connaissent depuis très, très, très longtemps.
Le sang de la souris ne fit qu'un tour, et un tour de souris est vraiment très court, surtout celui de notre minuscule amie. Ce n'était pas bien, qu'il fût là, tout seul. A quoi pouvaient bien penser ceux qui s'agitaient à ses pieds?
La souris sentit la colère l'envahir, et elle se mit à crier à l'adresse des joueurs de dés:
« Skwik! Skweek skeewik! »
Nul n'écouta la pauvre souris. Qu'avait-elle dit? J'avoue l'ignorer, mais les historiens sont formels: elle prononça bel et bien ces paroles; tous les témoignages s'accordent en ce sens, même si nul ne s'accorde sur leur sens.
Voyant que ses remontrances restaient sans effet, elle s'avança, d'abord peureusement, puis avec de plus en plus d'assurance. Elle ne pouvait pas laisser faire ça! N'écoutant que son courage, elle vint au pied de la croix et vit du sang sur le sol. Ainsi, il était vraiment cloué dessus, et nul ne l'aidait! Horrifiée, elle tenta de ronger le bois de la croix afin qu'il pût descendre de là et trouver de l'aide, mais ce bois était très dur et la souris très faible... Elle s'y ébrécha les dents, s'acharna, cria de colère et de douleur, recommença, brisa ses dents, s'acharna encore mais rien n'y faisait. Pourtant, elle n'abandonna jamais.
Entièrement prise par sa tâche, elle n'entendit rien et ce fut à peine si elle eut le temps de voir une grande ombre la recouvrir. Crac! La pauvre souris était morte, écrasée sous la sandale d'un légionnaire.
Cette histoire n’aurait jamais été commencée si elle avait dû se terminer ainsi, car ses narrateurs seraient encore occupés à pleurer le triste destin de la pauvre souris… mais elle n’est en rien pauvre, à présent.
Vous ne la reconnaîtriez guère, car elle luit de santé et a retrouvé toutes ses dents; elle est souvent occupée à creuser son terrier dans l’énorme meule d’un fromage doré comme le plus beau des blés, et sachez que c’est là le meilleur des fromages, issu du lait des plus gentilles vaches.
Ce fromage, elle l’occupe en compagnie de ses enfants et des enfants de ses enfants, et ne le quitte qu’à regret, car elle y connaît un bonheur très doux, et seulement une fois de temps en temps, en souvenir de son étrange, terrible et merveilleuse aventure. Alors, elle se rend auprès des petits enfants bons et courageux qui viennent de perdre une dent en rongeant le fil de la vie et, en mémoire de son exploit, elle leur laisse en échange un joli sou d’argent.

Le genre humain au Golgotha

Le genre humain au Golgotha

Drame bref

La scène est au sommet d'une colline aride; l'humanité est sur ses pentes, indifférenciée. Des vendeurs de pop-corn circulent dans la multitude. Au sommet du mont, Monsieur Loyal. Il porte un costume sombre très chic, une oreillette et un nez rouge.
Ça et là dans la foule, les gens s'écartent parfois. On ne voit rien, mais on entend des sanglots. Lorsqu'ils sont forts, la foule s'écarte suffisamment pour que l'on distingue des silhouettes enlacées, secouées par les larmes.
Les enregistrements débutent et cessent sur un signe de M. Loyal.


M. Loyal:
Voyez-Le sur Sa croix, regardez ce spectacle!

L’humanité:
Mais enfin quel ennui! ne sait-Il pas complaire?
Il fait bien peu d’efforts, et pour mieux nous distraire,
Pourrait-Il accomplir un tout petit miracle?
Descendez-Le de là, nous corserons la chose,
Et en bien peu de temps Il changera de pose!
(rires enregistrés)

Tous:            
Clouons, clouons en chœur, clouons frères et sœurs,
Enfonçons le métal en la chair du Sauveur!


M. Loyal:     
Mais enfin c'est pour vous qu'Il se meurt aujourd'hui!

L’humanité:
Meurt pour nous dites-vous?! où est le bénéfice?
Combien peut rapporter un si pauvre supplice?
Et qui donc payerait pour Le voir mourir Lui?
Voyez les miséreux que sont tous Ses disciples,
Le dernier amuseur ferait au moins le triple!
(rires enregistrés)

Tous:            
Clouons, clouons en chœur, clouons frères et sœurs,
Enfonçons le métal en la chair du Sauveur!


M. Loyal:     
Respectez leur douleur, car ils L'aiment vraiment.

L’humanité:
Où est l'émotion dans toutes ces grimaces?
Regardez ces acteurs à la bien triste face!
Donnez-nous des peoples qui jouent correctement!
Décidément tout manque à cette production,
Et tant que vous y êtes, ajoutez de l'action.
(cris et sifflements enregistrés)

Tous:            
Clouons, clouons en chœur, clouons frères et sœurs,
Enfonçons le métal en la chair du Sauveur!



M. Loyal:     
A la Sainte Famille, épargnez vos outrages.

L’humanité:
Des larmes de Sa Mère égaillons nos délices,
De Son corps torturé accroissons le supplice,
Qu'Ils trompent notre ennui s'Ils veulent nos suffrages!
Quant à Son Père enfin, qu’Il comparaisse là,
Devant l’applaudimètre et devant la ola!
(cris, rires et lazzis enregistrés)

* Note: Des rires gras s’élèvent dès que le mot « père » est prononcé; M. Loyal arbore alors une mine consternée de circonstance et esquisse quelques gestes d’apaisement tout en étouffant ses propres gloussements et en murmurant que cela n’est pas drôle.

Tous:            
Clouons, clouons en chœur, clouons frères et sœurs,
Enfonçons le métal en la chair du Sauveur!


M. Loyal:     
Peut-être un dernier mot, à l’heure du bilan?

L’humanité:
Qu’il est doux de jouir quand souffre l’Innocent!
Qu’il est bon le plaisir tiré de Son tourment!
Aucune lassitude en près de deux mille ans!
Qu'Il nous fasse un come-back un peu plus reluisant,
Avec son et lumière et sur écran géant!
(cris et sifflements enregistrés)

Tous:            
Clouons, clouons en chœur, clouons frères et sœurs,
Enfonçons le métal en la chair du Sauveur!

(rideau)

Tandis que le rideau se baisse, on entend un brouhaha, des rires et quelques éclats de voix très confus.