jeudi 10 novembre 2022

DAFB 10 - Le poète ivre de lune


Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel

Le poète ivre de lune


Ce soir là, alors que je revenais de l'audition d'un sermon prononcé par le maître de guerre à l'occasion d'une assemblée villageoise, mes pas me conduisirent vers l'aval de la petite rivière qui passait près de ma hutte pour aller rejoindre un lac magnifique situé à quelques lieues de mon domicile du moment.

J'entendais de plus en plus clairement un chanteur dont la voix très juste me paraissait pourtant gâtée par le vin, comme en témoignaient son exubérance maladive et ses soudaines sautes d'humeur. L'air m'était connu puisque les poètes du cru, tout comme ceux de mon pays, avaient pour habitude d'utiliser la musique de chansons célèbres et d'en modifier les paroles. Celle-ci était une chanson d'amour un peu mièvre dans laquelle alternaient des passages gais et d'autres très tristes auxquels la voix entraînée de l'artiste donnait une tournure presque tragique. Il butait pourtant sans cesse sur quelques vers, testant tour à tour des variantes plus ou moins à son goût.

Enfin, je vis sa silhouette se détacher dans la clarté de la lune à quelques dizaines de mètres de moi. Comme il n'avait pas remarqué ma présence, je m'assis à même le sol tandis qu'il buvait une rasade de ce que je pensais être un vin quelconque, se gargarisant puis recrachant le tout afin sans doute de s'éclaircir une gorge chargée d'alcool. Assis seul sous la lune, le regard perdu dans le courant de la rivière que l'on voyait à peine, l'homme éveillait en moi un sentiment de peine mêlée d'angoisse, comme s'il avait manifesté à lui tout seul l'épouvantable tragédie qu'est trop souvent l'existence humaine.

Il se leva de la pierre sur laquelle il était assis, écarta doucement les bras comme pour libérer sa poitrine et chanta. Je t'offre ici, lecteur, ma pauvre traduction d'un texte sans doute bien plus brillant dans sa langue d'origine puisque, comme je l'appris par la suite, cet homme avait été un poète lyrique fort connu à la cour avant de se retirer dans cette vaste forêt qui était devenue mon propre domicile. J'ajoute tout de même que certains vers étaient écrits dans un langage des plus vulgaires, même dans sa propre langue :


    Tous les chemins mènent au mur
    Qu'un patriarche contempla
    Durant quelques années oiseuses.

    Comme il devait être bien mûr
    Pour perdre du temps à cela,
    Même durant des heures creuses !

    Qui pourra dire ce qu'il vit
    Ou même ce qu'il ne vit pas ?
    Oh non mon gars certes pas moi !

    Je préfère la belle vie
    À mettre mes pas dans ses pas :
    C'est le plaisir qui fait ma joie.

    À nous les humbles casaniers,
    Les éveillés ont fait du tort ;
    Qui se soucie de vérité ?

    Mieux vaut pourrir dans ce merdier
    Que de faire le moindre effort :
    Pourquoi tenter de méditer ?

    Mieux vaut la vie où l'on s'attarde
    À fredonner ces quelques vers
    Avant de cuver à la dure !

    À lézarder dans les lézardes
    D'un mur de pierre ajouré d'air
    Le fruit trouvé est par trop sur.

    Mieux vaut garder ses espérances
    Et attendre tout de demain
    Tout en haïssant aujourd'hui !

    Lorsque nous sentirons le rance
    Et qu'il faudra passer la main,
    Nous pleurerons les jours enfuis.


                J'ai pris la plume pour raconter ce que cet homme m'a dit et je m'aperçois à présent que je ne le peux pas. Je vais sortir, marcher un peu et prier pour lui.


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