Cette
modeste monographie veut n'être qu'une contribution à l'étude de
l'évolution des mœurs dans nos provinces. N'étant ni musicologue,
ni ethnographe, je me rends bien compte que mon travail n'approchera
jamais de la qualité de celui d'un spécialiste mais je voudrais
pourtant essayer de stimuler la curiosité de ceux-ci afin qu'ils se
penchent sur le cas que je vais étudier ici.
Chacun
peut aisément se rendre compte de l'étendue de la pauvreté dans
notre pays, comme le montre la croissance des bidonvilles dans notre
belle capitale. Certains élus provinciaux, appuyés en cela par les
plus hautes instances de l'état et aidés directement par les forces
de police sous les ordres des préfets, ont choisi pour faire face à
ce fléau une solution à la fois simple et élégante en tuant les
miséreux de leur circonscription.
Tout
cela est bien connu et indigne de l'attention du lecteur cultivé,
même curieux des coutumes et habitudes de nos concitoyens peu
éclairés. Non, le cas que je voudrais évoquer ici est bien plus
étonnant, et quoi de moins surprenant quand on songe qu'il a été
mis en place à l'instigation d'artistes dont la réputation a
franchi les bornes de la capitale, assistés par le ministère de
l'éducation nationale ?
Je
veux parler de la petite ville de Pouilleux en Arsouille, dont Madame
la Maire a réalisé plusieurs films que chacun connaît. Après
avoir déclaré la chasse au pauvre « sport d'utilité
publique » et l'avoir encadrée par divers arrêtés, elle a
fait appel aux instituteurs de la ville pour mettre en place celui-ci
parmi les activités périscolaires proposées aux enfants. Quoi de
plus normal, me direz-vous, et j'en tomberai d'accord. Ce qui l'est
moins, en revanche, c'est le tour artistique et ludique que les
enseignants ont su donner à ce loisir. S'inspirant en cela de divers
travaux de spécialistes des sciences de l'éducation, ils ont voulu
permettre à leurs élèves d'exprimer leur créativité en utilisant
l'une de nos institutions enfantines les plus charmantes, j'ai nommé
des comptines écrites par les enfants eux-mêmes avec l’assistance
bienveillante de leurs professeurs. En voici un exemple :
Plouf
plouf bop aume straume graume
Moi
je te dis qu'il faut
Que
te tranche la faux
Que
tu le veuilles ou non
Pour
la mort tu es bon.
La forme de ces textes est fixe afin de
favoriser tant leur mémorisation que leur récitation ; elle a
de plus l'avantage d'habituer les élèves à respecter des règles
précises. Les voyelles des derniers « mots » du premier
vers sont déterminées par la sonorité des rimes des deux vers
suivants. On trouvera ainsi :
Plouf
plouf boup oume stroume groume
Mets-toi
donc à genoux
Pour
recevoir nos coups
Le
sort en a jugé
Tu
dois te résigner.
En revanche, le cas suivant est très
différent : ici, l'enseignante a imposé le premier vers et a
organisé un concours entre les enfants. Le prix était de pouvoir
réciter la comptine devant les parents d'élèves réunis pour
l'occasion et aussi de diriger la mise à mort. C'est sans doute pour
cette raison que le vers a un aspect peu naturel :
Plouf
plouf bap ame strame grame
Dans
un sursaut de l'âme
Ta
vie cède à la lame
Comme
l'a dit le sort
Ce
sera toi le mort.
On ne saurait imaginer spectacle plus
touchant que celui de voir un groupe d'enfants réunis ainsi pour
accomplir leur devoir de bons et loyaux citoyens dans le cadre d'un
projet reconnu d'utilité publique. Tout est si bien préparé qu'il
est rare de devoir faire appel aux forces de l'ordre présentes sur
les lieux afin de protéger les charmants bambins des gestes
outranciers des gens de peu. J'ai eu la chance d'assister à la
récitation de la dernière comptine citée et le spectacle ne
s'arrêta pas là ! Alors que tous se détendaient en commentant
les exploits de leur progéniture, les enfants, qui avaient quitté
les cirés qu'ils portent pour accomplir leur mission citoyenne
quelque peu salissante, revinrent danser en rond autour du cadavre,
nous gratifiant d'un nouveau chant composé pour l'occasion :
Plouf
plouf bip ime strime grime
C'en
est fait de ta vie
Maintenant
tu pourris
Dansons
en rond autour
Du
festin des vautours.
Déjà sensibilisés à l'écologie et à
la biodiversité, les élèves montraient bien là qu'ils avaient
pleinement conscience des dures nécessités qui règlent la vie des
animaux. Jugez un peu de la fierté de leurs parents devant tant de
dévouement ! Mais, l'as-tu deviné, lecteur, cela ne s'arrêta
pas là !
Les bambins se regroupèrent autour de
l'un des membres de leur troupe et se remirent à danser tout en
chantant :
Plouf
plouf bon'p on'me stron'me gron'me
C'est
une bonne leçon
Pour
tous les enfançons
Quand
tu seras choisi
Résigne-toi
aussi.
J'appris plus tard que l'un des élèves
avait su par son père, banquier de son état, que les parents de
l'enfant concerné étaient dans une situation financière très
délicate. Comme ils ont dû se trouver stimulés par cet
avertissement bienveillant ! Et comme nous pouvons voir là, ami
lecteur, un sain développement de la morale publique guidé par la
sagesse de nos élites ! Bien loin de n'être qu'une distraction
de plus dans la longue liste des loisirs proposés à la valetaille,
la structure mise en place par Madame la Maire de Pouilleux en
Arsouille a des conséquences que je n'aurais pas pu imaginer si je
ne m'étais pas rendu sur place.
Pourtant, tout ne va pas pour le mieux
dans cette jolie petite ville. C'est ainsi que j'ai entendu de mes
propres oreilles des enfants chanter la comptine suivante tout en
lapidant un gueux croisé au hasard des rues :
Plouf plouf bup ume strume grume
Quelles
que soient tes vertus
C'est
la foule qui te tue
Toi
le bouc émissaire
Va
pour nous en enfer.
On peut à bon droit s'effrayer de la
résurgence de superstitions religieuses fort malvenues dans notre
société éclairée. Quel esprit malsain a bien pu inculquer aux
enfants de notre beau pays des notions aussi barbares ? Alors
qu'ils devraient éliminer dans la joie un affreux chancre qui menace
de dévorer notre société, ils se recroquevillent dans la peur
d'une après-vie chimérique au cours de laquelle on punirait
l'accomplissement d'un devoir citoyen ! De plus, ils dissimulent
sous des oripeaux mystico-religieux un acte profondément généreux
et humaniste.
Car enfin, se faire ainsi massacrer
n'est-il pas l'aboutissement suprême de la vie d'un va-nu-pieds ?
Lui qui ne servait à rien trouve enfin un usage, lui qui n'avait
aucune valeur sociale en acquiert une par la grâce d'un jeu
enfantin ! Pour peu qu'il ait ne serait-ce qu'une once de sens
civique, le miséreux ainsi éliminé meurt heureux car il a enfin
contribué au bien-être général. Ne vaut-il pas mieux pour lui
être tué par des enfants au cours d'un processus éducatif plutôt
que d'être simplement abattu par des policiers qui ont bien d'autres
missions à remplir ?
Que l'on traque donc l'immonde pervers
qui a ainsi tenté de salir les esprits des jeunes de nos classes
populaires avec ses croyances dégénérées. J'en appelle aussi à
toi, ami lecteur : rien de plus facile, en effet, que de
dénoncer aux autorités compétentes de tels actes antisociaux. En
un clic, ton voisin maléfique se verra aussitôt placé sous le
regard vigilant de l'état.
En conclusion de cette monographie, je
voudrais, ami lecteur, t'inviter à la réflexion. Si on en croit la
sagesse de notre société, beaucoup doivent se passer du nécessaire
pour que quelques-uns puissent jouir du superflu, ce qui veut dire
que la pauvreté continuera éternellement à envahir notre
environnement et à le souiller par les miasmes qu'elle répand, les
ressources qu'elle consomme, les comportements indignes qu'elle
valorise. Comment ne pas admirer l’œuvre de Madame la Maire de
Pouilleux en Arsouille et de tous les fonctionnaires dévoués qui la
rendent possible ? Même s'ils sont eux-mêmes de simples
rouages de l'état, ils nous montrent au travers de leur action
citoyenne énergique que décidément oui, notre beau pays a du génie
et qu'il peut être splendidement mis en valeur par nos institutions
éclairées. J'espère que les lecteurs de cette revue voudront bien
noter à leur tour les observations tantôt profondes, tantôt
cocasses qu'ils ne manqueront pas de faire lorsqu'ils s'aventureront
eux aussi parmi la populace enfin régénérée par une gouvernance
sage et soucieuse du bien public. De tels exemples doivent être mis
en valeur si nous voulons continuer à progresser malgré tous les
obstacles qui se trouvent sur la longue route qui mène à une
civilisation heureuse, bienveillante et surtout généreuse envers
ses enfants.