lundi 18 mai 2020

Chansonnette


Arrête-toi, passant !
Contemple ce grand cimetière.
Vois tous ces beaux gisants !
Ta vie est ici tout entière.

Feu tes rêves d'enfant,
Noyés dans la froideur des cendres,
Feu tes amours d'antan,
Perdues dans la carte du tendre,

Feu tes ruminations,
Changées en la fruste amertume,
Feu tes exaltations,
Broyées par le poids des coutumes,

Feu toutes tes pensées,
Muées en de vains caquetages,
Feu tes idées passées,
Prostituées dans les partages.

Pourquoi fuis-tu, passant ?
Ici se trouve ta vraie place :
Viens parmi les gisants
Enlacer la mort qui délasse.




dimanche 17 mai 2020

Ritournelle


Pleurez vos accords, violons en émoi :
Feuilles sous mes pas, feuilles sur ma tête,
Feuilles sous mon corps, feuilles sous ma tête,
Plus jamais de pas, feuilles parmi moi.

vendredi 8 mai 2020

Une modeste proposition


Cette modeste monographie veut n'être qu'une contribution à l'étude de l'évolution des mœurs dans nos provinces. N'étant ni musicologue, ni ethnographe, je me rends bien compte que mon travail n'approchera jamais de la qualité de celui d'un spécialiste mais je voudrais pourtant essayer de stimuler la curiosité de ceux-ci afin qu'ils se penchent sur le cas que je vais étudier ici.
Chacun peut aisément se rendre compte de l'étendue de la pauvreté dans notre pays, comme le montre la croissance des bidonvilles dans notre belle capitale. Certains élus provinciaux, appuyés en cela par les plus hautes instances de l'état et aidés directement par les forces de police sous les ordres des préfets, ont choisi pour faire face à ce fléau une solution à la fois simple et élégante en tuant les miséreux de leur circonscription.
Tout cela est bien connu et indigne de l'attention du lecteur cultivé, même curieux des coutumes et habitudes de nos concitoyens peu éclairés. Non, le cas que je voudrais évoquer ici est bien plus étonnant, et quoi de moins surprenant quand on songe qu'il a été mis en place à l'instigation d'artistes dont la réputation a franchi les bornes de la capitale, assistés par le ministère de l'éducation nationale ?
Je veux parler de la petite ville de Pouilleux en Arsouille, dont Madame la Maire a réalisé plusieurs films que chacun connaît. Après avoir déclaré la chasse au pauvre « sport d'utilité publique » et l'avoir encadrée par divers arrêtés, elle a fait appel aux instituteurs de la ville pour mettre en place celui-ci parmi les activités périscolaires proposées aux enfants. Quoi de plus normal, me direz-vous, et j'en tomberai d'accord. Ce qui l'est moins, en revanche, c'est le tour artistique et ludique que les enseignants ont su donner à ce loisir. S'inspirant en cela de divers travaux de spécialistes des sciences de l'éducation, ils ont voulu permettre à leurs élèves d'exprimer leur créativité en utilisant l'une de nos institutions enfantines les plus charmantes, j'ai nommé des comptines écrites par les enfants eux-mêmes avec l’assistance bienveillante de leurs professeurs. En voici un exemple :

Plouf plouf bop aume straume graume
Moi je te dis qu'il faut
Que te tranche la faux
Que tu le veuilles ou non
Pour la mort tu es bon.


La forme de ces textes est fixe afin de favoriser tant leur mémorisation que leur récitation ; elle a de plus l'avantage d'habituer les élèves à respecter des règles précises. Les voyelles des derniers « mots » du premier vers sont déterminées par la sonorité des rimes des deux vers suivants. On trouvera ainsi :

Plouf plouf boup oume stroume groume
Mets-toi donc à genoux
Pour recevoir nos coups
Le sort en a jugé
Tu dois te résigner.

En revanche, le cas suivant est très différent : ici, l'enseignante a imposé le premier vers et a organisé un concours entre les enfants. Le prix était de pouvoir réciter la comptine devant les parents d'élèves réunis pour l'occasion et aussi de diriger la mise à mort. C'est sans doute pour cette raison que le vers a un aspect peu naturel :

Plouf plouf bap ame strame grame
Dans un sursaut de l'âme
Ta vie cède à la lame
Comme l'a dit le sort
Ce sera toi le mort.

On ne saurait imaginer spectacle plus touchant que celui de voir un groupe d'enfants réunis ainsi pour accomplir leur devoir de bons et loyaux citoyens dans le cadre d'un projet reconnu d'utilité publique. Tout est si bien préparé qu'il est rare de devoir faire appel aux forces de l'ordre présentes sur les lieux afin de protéger les charmants bambins des gestes outranciers des gens de peu. J'ai eu la chance d'assister à la récitation de la dernière comptine citée et le spectacle ne s'arrêta pas là ! Alors que tous se détendaient en commentant les exploits de leur progéniture, les enfants, qui avaient quitté les cirés qu'ils portent pour accomplir leur mission citoyenne quelque peu salissante, revinrent danser en rond autour du cadavre, nous gratifiant d'un nouveau chant composé pour l'occasion :

Plouf plouf bip ime strime grime
C'en est fait de ta vie
Maintenant tu pourris
Dansons en rond autour
Du festin des vautours.

Déjà sensibilisés à l'écologie et à la biodiversité, les élèves montraient bien là qu'ils avaient pleinement conscience des dures nécessités qui règlent la vie des animaux. Jugez un peu de la fierté de leurs parents devant tant de dévouement ! Mais, l'as-tu deviné, lecteur, cela ne s'arrêta pas là !
Les bambins se regroupèrent autour de l'un des membres de leur troupe et se remirent à danser tout en chantant :

Plouf plouf bon'p on'me stron'me gron'me
C'est une bonne leçon
Pour tous les enfançons
Quand tu seras choisi
Résigne-toi aussi.

J'appris plus tard que l'un des élèves avait su par son père, banquier de son état, que les parents de l'enfant concerné étaient dans une situation financière très délicate. Comme ils ont dû se trouver stimulés par cet avertissement bienveillant ! Et comme nous pouvons voir là, ami lecteur, un sain développement de la morale publique guidé par la sagesse de nos élites ! Bien loin de n'être qu'une distraction de plus dans la longue liste des loisirs proposés à la valetaille, la structure mise en place par Madame la Maire de Pouilleux en Arsouille a des conséquences que je n'aurais pas pu imaginer si je ne m'étais pas rendu sur place.

Pourtant, tout ne va pas pour le mieux dans cette jolie petite ville. C'est ainsi que j'ai entendu de mes propres oreilles des enfants chanter la comptine suivante tout en lapidant un gueux croisé au hasard des rues :

Plouf plouf bup ume strume grume
Quelles que soient tes vertus
C'est la foule qui te tue
Toi le bouc émissaire
Va pour nous en enfer.

On peut à bon droit s'effrayer de la résurgence de superstitions religieuses fort malvenues dans notre société éclairée. Quel esprit malsain a bien pu inculquer aux enfants de notre beau pays des notions aussi barbares ? Alors qu'ils devraient éliminer dans la joie un affreux chancre qui menace de dévorer notre société, ils se recroquevillent dans la peur d'une après-vie chimérique au cours de laquelle on punirait l'accomplissement d'un devoir citoyen ! De plus, ils dissimulent sous des oripeaux mystico-religieux un acte profondément généreux et humaniste.
Car enfin, se faire ainsi massacrer n'est-il pas l'aboutissement suprême de la vie d'un va-nu-pieds ? Lui qui ne servait à rien trouve enfin un usage, lui qui n'avait aucune valeur sociale en acquiert une par la grâce d'un jeu enfantin ! Pour peu qu'il ait ne serait-ce qu'une once de sens civique, le miséreux ainsi éliminé meurt heureux car il a enfin contribué au bien-être général. Ne vaut-il pas mieux pour lui être tué par des enfants au cours d'un processus éducatif plutôt que d'être simplement abattu par des policiers qui ont bien d'autres missions à remplir ?
Que l'on traque donc l'immonde pervers qui a ainsi tenté de salir les esprits des jeunes de nos classes populaires avec ses croyances dégénérées. J'en appelle aussi à toi, ami lecteur : rien de plus facile, en effet, que de dénoncer aux autorités compétentes de tels actes antisociaux. En un clic, ton voisin maléfique se verra aussitôt placé sous le regard vigilant de l'état.

En conclusion de cette monographie, je voudrais, ami lecteur, t'inviter à la réflexion. Si on en croit la sagesse de notre société, beaucoup doivent se passer du nécessaire pour que quelques-uns puissent jouir du superflu, ce qui veut dire que la pauvreté continuera éternellement à envahir notre environnement et à le souiller par les miasmes qu'elle répand, les ressources qu'elle consomme, les comportements indignes qu'elle valorise. Comment ne pas admirer l’œuvre de Madame la Maire de Pouilleux en Arsouille et de tous les fonctionnaires dévoués qui la rendent possible ? Même s'ils sont eux-mêmes de simples rouages de l'état, ils nous montrent au travers de leur action citoyenne énergique que décidément oui, notre beau pays a du génie et qu'il peut être splendidement mis en valeur par nos institutions éclairées. J'espère que les lecteurs de cette revue voudront bien noter à leur tour les observations tantôt profondes, tantôt cocasses qu'ils ne manqueront pas de faire lorsqu'ils s'aventureront eux aussi parmi la populace enfin régénérée par une gouvernance sage et soucieuse du bien public. De tels exemples doivent être mis en valeur si nous voulons continuer à progresser malgré tous les obstacles qui se trouvent sur la longue route qui mène à une civilisation heureuse, bienveillante et surtout généreuse envers ses enfants.