samedi 24 décembre 2022

Berceuse mortelle

 Note préalable : Ce poème offre la particularité d'avoir été écrit pour être chanté, surtout par un duo, même s'il peut bien sûr être lu normalement. Pour ce faire, j'ai adapté l'air du refrain de la célèbre  "Canchon Dormoire" d'Alexandre Desrousseaux. Il me semble que le résultat pourrait être intéressant. J'ai posté sur Youtube une vidéo indiquant l'air en question. Comme je ne suis pas chanteur, je me suis contenté d'indiquer les notes : c'est à l'éventuel interprète de décider de leur longueur, du tempo approprié, etc. L'adresse à copier dans la barre de votre navigateur est la suivante :

https://youtu.be/Bbi9ss58HBI

Je vous souhaite un joyeux Noël.


La mère :


Dors, mon bébé, dors,
Maman va t'apprendre à mourir ;
Ici on s'en sort,
Mais chaque jour est pire.

Mon bébé, sois fort,
C'est ainsi que ça va finir ;
Dors, mon bébé, dors,
Mais sois prêt à partir.

Ô, mon cher trésor,
La vie consiste à dépérir ;
C'est ton triste sort,
Dors bien pour l'adoucir.


Le père :


Dors, mon bébé, dors,
Mais prépare-toi à souffrir ;
Mon enfant, la mort
Nous tient sous son empire.

Mon bébé, sois fort,
Affronte ta vie sans gémir ;
Dors, mon bébé, dors,
Mais veille à t'aguerrir.

Ô, mon cher trésor,
Un jour il te faudra périr ;
Tel est notre sort,
Dors pour bien l'accomplir.


Ensemble :


Dors, cher bébé, dors,
Ton père et ta mère t'admirent ;
Quel que soit leur sort,
Ils vivront sans fléchir.

Grâce à toi, trésor,
Nous saurons malgré tout tenir ;
Tes parents adorent
Chacun de tes soupirs.

Face à notre mort
Nous pouvons quand même sourire :
L'amour nous rend forts
Même devant le pire.


Note finale : Merci à B.D. pour une modification bienvenue du vers 2 et quelques suggestions très utiles.


lundi 12 décembre 2022

DAFB 11 - Oniromancie

 

- J'ai rêvé du vieil homme qui donne à manger de la chair humaine aux corbeaux.

- Nulle part. Et jamais.

- Alors que voulez-vous savoir ?

- J'ai rêvé du vieil homme qui donne à manger de la chair humaine aux corbeaux.

- C'est vous qui posez les questions. Je ne fais qu'y répondre.

- J'ai rêvé du vieil homme qui donne à manger de la chair humaine aux corbeaux.

- Alors pourquoi m'interrogez-vous ? Pourquoi me posez-vous des questions, si vous ne voulez pas entendre mes réponses ?

- Je vous l'ai déjà dit. Nulle part. Jamais. C'est là que se situent les rêves et c'est bien là tout le problème. Comme ils sont nulle part et jamais, ils peuvent vous trouver partout et tout le temps.

- Je ne répondrai plus à cette question. Vous ne voulez pas connaître ma réponse.

- Il était assis sur un banc, dans un parc. Il avait posé un sac à côté de lui, l'un de ces sacs en plastique que l'on vous donnait dans les magasins, avant. Sauf que le sien était dégoûtant de sang.

- Hein ? Oh oui. Une paire de baskets, de vraies baskets, les montantes. Une culotte de jogging bleue. Bleu-marine, en fait. Un t-shirt rose pastel avec une phrase en rouge écrite dessus, devant et derrière. Une casquette de base-ball, je ne sais plus de quelle équipe. Une...

- Va te faire enculer.

- Ohé, du calme ! C'est vous qui vouliez le savoir !

- Ho... Non, vous m'avez mal compris. C'est ça qui était écrit sur son t-shirt : va te faire enculer.

- Il avait l'air d'avoir environ soixante dix, soixante quinze ans. Ses traits étaient plutôt fins et il portait une moustache blanche. Le crâne dégarni, je crois, même si je n'en suis pas sûr à cause de la casquette ; les cheveux mi-longs ramenés sur la nuque. Rien de spécial, en fait.

- C'est parce qu'il la portait à l'envers, comme certains aiment le faire.

- Et bien, de temps en temps, il mettait la main dans son sac, en tirait un bout de chair humaine et le jetait aux corbeaux qui l'entouraient.

- C'est lui que me l'a dit.

- En fait, tout ça était très bizarre, même pour un rêve. Voyez-vous, il avait l'air de bien me connaître et savait des choses sur moi, des choses que je ne vous dirai pas. Et moi, je l'ai appelé deux fois papa et une fois maman. Quand j'y repense, c'est vraiment étrange, non ?

- Je vous l'ai déjà dit. C'est pour ça que je suis parti. À cause de ce rêve. J'avais l'impression que quelque chose n'allait pas, quand je me faisais héler dans un parc public par un vieil homme qui donne de la chair humaine à manger aux corbeaux. Même en rêve. Je crois que j'étais un peu spécial, à l'époque. D'un autre côté, me direz-vous, comment aurais-je pu savoir alors ce qu'est vraiment un rêve ou à qui ils appartiennent ?


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mardi 6 décembre 2022

Évaluer ses valeurs pour vivre sa vie

 

Mes biens chers amis, je vais à présent vous annoncer une nouvelle dont j'espère qu'elle vous réjouira autant que moi. Mes chefs se sont montrés extrêmement satisfaits d'un petit essai que j'ai produit et ont décidé de le faire lire à tous les étudiants des différents séminaires de formation interne que propose notre ministère. À vrai dire – l'orgueil me guette – ils ont même décidé de le faire imprimer pour cet usage, et cela malgré tous les efforts que fait notre beau pays pour participer à la sauvegarde de l'environnement ! Mérite-t-il un tel honneur ? J'avoue l'ignorer mais j'ai confiance en mon administration ainsi qu'en la sagesse de ses choix et je suis plus qu'heureux d'apporter ma petite pierre au splendide édifice qu'est la formation des serviteurs de l'état.

Mais je préfère laisser là mes vantardises pour vous proposer de lire un extrait de mon texte. Vous pourrez ainsi juger par vous même de sa valeur réelle. Même si je crois les mots-valises que j'ai forgés assez parlants, j'indique tout de même ici qu'ils ont tous la même formation : un préfixe, COUT (débit) ou VAL (crédit) et un suffixe constitué des trois lettres (ou quatre pour éviter des confusions) formant le début d'un autre mot. Ainsi, VALAMO désigne un crédit amoureux tandis que COUTAMO désigne un débit amoureux. Ajoutons tout de même qu'une appellation souvent utilisée dans mon ouvrage, la VALSYM, n'a rien a voir avec la sympathie et tout avec les symboles : que l'on songe un peu à la fameuse mais à présent sulfureuse notion de « trophy wife ». Elle est le témoignage concret de la VALPRE puisqu'elle peut être l'objet d'un commerce, ce qui n'est pas le cas du prestige : une agence spécialisée peut vous aider à en gagner mais personne ne peut vous le vendre.


« (…) Le lecteur attentif et besogneux dispose à présent d'un ensemble d'items chiffrés dont la valeur va de 1 à 100 qu'il va pouvoir manier en suivant les formules indiquées ci-dessous afin de mieux comprendre ses propres choix et d'améliorer ses prises de décisions. Ils sont exprimés en dollars ($) pour une raison simple : c'est la seule valeur qui fasse l'unanimité de l'humanité car elle symbolise l'ensemble de ses aspirations.

Des collègues m'ayant reproché de n'avoir recours dans mes formules qu'aux deux opérations les plus élémentaires, l'addition et la soustraction, je tiens à dire pour ma défense que nous fonctionnons tous d'une manière beaucoup plus simple que les gens aiment le croire : mon but étant de montrer au lecteur la vérité par delà tout le verbiage dont on l'enveloppe en général, je n'ai pas ressenti le besoin de la noyer dans un océan de complexité aussi vaine qu'ennuyeuse.

Ainsi, j'ai abandonné mes amis de jeunesse parce qu'ils avaient perdu leur VALATT. Pourquoi cela ? Ils représentaient un COUTECO et un COUTTEM importants sans pour autant avoir assez de VALPRE ou de VALSYM pour justifier l'investissement. L’addition, la soustraction et la comparaison des résultats suffisent à expliquer mon choix, qui fut sage même s'il fut inconscient, tout comme le fut celui qu'ils firent en me désertant.

J'aime ma femme en raison de sa VALECO et cet amour est payé de retour parce que je représente pour elle une VALSEC importante. J'aime mes enfants en raison de leur VALSYM et de leur VALSEN. C'est encore une fois surtout en raison de ma VALSEC qu'ils m'aiment aussi, même si ma VALECO n'est pas négligeable, y compris par rapport à celle de ma femme.

Je pense que ces exemples suffisent pour montrer à mon lecteur la valeur de cette approche méthodique. S'il se demande pourquoi les notions les plus subjectives comme la VALSEN ou la VALAMO interviennent si peu dans la plupart des calculs, je le prie de se souvenir de la règle des 3 items qui sert ici de rasoir d'Occam : on ne retient que les trois les plus pertinents. Une réflexion attentive conduit bien souvent à s'apercevoir que l'attitude, les actions et les pensées d'une personne ne dépendent pas de ses émotions ou de ses sentiments ; c'est en fait l'inverse qui est vrai. Nous nous attachons à ce qui nous apporte des bienfaits réels ou supposés, tout simplement, puis nous affichons aux yeux des autres comme aux nôtres les sentiments convenant à la posture que nous avons adoptée.

Ainsi, bien que n'étant pas intéressé par l'aspect physique des hommes, ils m'attireraient et je coucherais avec eux si cela pouvait m'apporter quelque chose d'important à mes yeux ; je serais alors prêt à jurer mordicus que je les aime tout en le croyant moi-même. Les gens n'ont pas une vocation en fonction de leurs mœurs mais adoptent des mœurs en fonction d'un but jugé valorisant. Goûts artistiques, opinions politiques, désirs amoureux, croyances religieuses, tout cela est tout un et n'a pas la moindre valeur pour l'être humain. Il ne s'y attache que parce qu'il croit pouvoir en tirer un bénéfice quelconque. Un professeur de droite n'est pas plus de droite qu'un professeur de gauche n'est de gauche : l'un mime la respectabilité tandis que l'autre mime la générosité, chacun prétendant avoir opéré un choix en fonction des ses opinions et de sa sensibilité personnelles alors qu'il a adopté lesdites opinions et sensibilité pour s'assurer ce qu'il croit être une place au soleil. »


Contes (table des matières)

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jeudi 10 novembre 2022

DAFB 10 - Le poète ivre de lune


Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel

Le poète ivre de lune


Ce soir là, alors que je revenais de l'audition d'un sermon prononcé par le maître de guerre à l'occasion d'une assemblée villageoise, mes pas me conduisirent vers l'aval de la petite rivière qui passait près de ma hutte pour aller rejoindre un lac magnifique situé à quelques lieues de mon domicile du moment.

J'entendais de plus en plus clairement un chanteur dont la voix très juste me paraissait pourtant gâtée par le vin, comme en témoignaient son exubérance maladive et ses soudaines sautes d'humeur. L'air m'était connu puisque les poètes du cru, tout comme ceux de mon pays, avaient pour habitude d'utiliser la musique de chansons célèbres et d'en modifier les paroles. Celle-ci était une chanson d'amour un peu mièvre dans laquelle alternaient des passages gais et d'autres très tristes auxquels la voix entraînée de l'artiste donnait une tournure presque tragique. Il butait pourtant sans cesse sur quelques vers, testant tour à tour des variantes plus ou moins à son goût.

Enfin, je vis sa silhouette se détacher dans la clarté de la lune à quelques dizaines de mètres de moi. Comme il n'avait pas remarqué ma présence, je m'assis à même le sol tandis qu'il buvait une rasade de ce que je pensais être un vin quelconque, se gargarisant puis recrachant le tout afin sans doute de s'éclaircir une gorge chargée d'alcool. Assis seul sous la lune, le regard perdu dans le courant de la rivière que l'on voyait à peine, l'homme éveillait en moi un sentiment de peine mêlée d'angoisse, comme s'il avait manifesté à lui tout seul l'épouvantable tragédie qu'est trop souvent l'existence humaine.

Il se leva de la pierre sur laquelle il était assis, écarta doucement les bras comme pour libérer sa poitrine et chanta. Je t'offre ici, lecteur, ma pauvre traduction d'un texte sans doute bien plus brillant dans sa langue d'origine puisque, comme je l'appris par la suite, cet homme avait été un poète lyrique fort connu à la cour avant de se retirer dans cette vaste forêt qui était devenue mon propre domicile. J'ajoute tout de même que certains vers étaient écrits dans un langage des plus vulgaires, même dans sa propre langue :


    Tous les chemins mènent au mur
    Qu'un patriarche contempla
    Durant quelques années oiseuses.

    Comme il devait être bien mûr
    Pour perdre du temps à cela,
    Même durant des heures creuses !

    Qui pourra dire ce qu'il vit
    Ou même ce qu'il ne vit pas ?
    Oh non mon gars certes pas moi !

    Je préfère la belle vie
    À mettre mes pas dans ses pas :
    C'est le plaisir qui fait ma joie.

    À nous les humbles casaniers,
    Les éveillés ont fait du tort ;
    Qui se soucie de vérité ?

    Mieux vaut pourrir dans ce merdier
    Que de faire le moindre effort :
    Pourquoi tenter de méditer ?

    Mieux vaut la vie où l'on s'attarde
    À fredonner ces quelques vers
    Avant de cuver à la dure !

    À lézarder dans les lézardes
    D'un mur de pierre ajouré d'air
    Le fruit trouvé est par trop sur.

    Mieux vaut garder ses espérances
    Et attendre tout de demain
    Tout en haïssant aujourd'hui !

    Lorsque nous sentirons le rance
    Et qu'il faudra passer la main,
    Nous pleurerons les jours enfuis.


                J'ai pris la plume pour raconter ce que cet homme m'a dit et je m'aperçois à présent que je ne le peux pas. Je vais sortir, marcher un peu et prier pour lui.


D A F B (table des matières)

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mercredi 26 octobre 2022

43, Avenue du Ciel

 On ira tous au Golgotha

(Le chant du crucifiement)



Refrain :

Aussi vrai que la terre est ronde,
Tout n'est que miracle en ce monde ;
C'est même miracle à tout prendre
Que vous soyez là pour l'entendre.
Rien ne concourt à notre vie
Qu'un peu d'amour et de folie
Et pourtant tout va vers demain :
Même les morts sont en chemin.



Premier couplet :

Quand on vous a fait naître ici,
Tout devait se passer ainsi :
Une enfance où rien ne vous presse
Dans un monde empli de tendresse,
Un peu d'ennuis et de problèmes
En menant la vie de bohème ;
Il faut bien quelques contretemps
On n'a pas tous les jours vingt ans !
Mais lorsque l'école est finie,
La vie s'étend à l'infini ;
Quand vient le moment de choisir
Vous pouvez vous faire plaisir.
Il va falloir vous installer,
Ça vaut bien quelques pis-aller ;
Il faut aussi fonder un couple
Et pour cela se montrer souple
Et puis prendre des décisions
En résistant à la pression
Si on veut la vie programmée
Entouré d'êtres bien aimés.


Refrain

Second couplet :

Alors on vous dit « C'est la crise !
Désolé il y a eu méprise.
Vos avis vont dans vos mouchoirs,
Prenez ce qui va vous échoir ;
Pour vivre votre vie rêvée
Regardez les célébrités
Mais vous vous n'êtes qu'un péon,
Désolé vous n'êtes personne :
Vous vous battrez pour votre pain
Que nous vous volerons demain. »
« Enfin c'est bien joli tout ça,
Mais ai-je fait tout ça pour ça ?
Il aurait fallu naître ailleurs,
Ici c'est cuit, j'en ai bien peur.
Après tout, il faut ce qu'il faut,
Aucune vie n'est sans défaut. »
« Vous allez bien vous en sortir,
D'autres que vous ont vu bien pire !
Allez, mon gamin, au travail !
Il n'y a que cela qui vaille. »


Refrain

Troisième couplet :

À peine installé votre toit
Est démonté pour le charroi
Et c'est ainsi que votre vie
Est chamboulée sans préavis.
Chacun prépare ses bagages
Tandis qu'arrivent les nuages
Et tout s'en va cahin-caha
Dans un énorme brouhaha.
Quelques chauffards roulent sur vous
Et vous écrasent dans la boue
Et ceux devant vous contourner
Vous maudissent tous d'être né
Puis continuent l'instant d'après
Sans même marquer un arrêt.
Négligeant toutes vos douleurs
Vous n'écoutez que votre peur,
Peur d'être seul et même pire,
Peur de s'asseoir et de mourir :
Vous les suivez vaille que vaille,
Il faut bien vivre où que l'on aille !


Refrain

Quatrième couplet :

Peu importe que l'on y croie,
Chacun de nous aura sa croix
Là tout en haut du Golgotha
Pour y apprendre sur le tas
La valeur de ses illusions
Au cours de sa crucifixion :
Pourquoi nous sommes-nous voués
À tous nous y entreclouer ?
C'est qu'il faut bien que l'on s'occupe
Pour ne pas voir que l'on est dupe ;
Chacun s'invente des passions
Et oublie sa propre passion
Mais au pied des bois de justice
Assemblés avec nos complices
Sera-t-il bien temps de prier
Pour que nous soyons épargnés,
Nous qui crucifions le Sauveur
En chaque enfant qui naît puis meurt ?
Non, il sera temps de mourir
Mais avant cela de souffrir.


Refrain

Final en forme d'épilogue :

Aussi vrai que la terre est ronde,
Tout n'est que miracle en ce monde !
Qu'un tel chaos puisse exister
Et qu'il puisse aussi subsister,
N'est-ce pas là une merveille
Impossible à l'état de veille ?
Rien ne concourt à notre vie
Qu'un peu d'amour et de folie,
Tout l'univers veut nous tuer
Tandis qu'un seul veut nous sauver
Et pourtant tout va vers demain :
Même les morts sont en chemin.

L'Avenue du Ciel (table des matières)

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dimanche 9 octobre 2022

Boisson d'ilote


Dans le courant du caniveau
Un poisson passe
Portant dans ses bras un trumeau
Qui le dépasse.

Oh, que j'ai peur de ce plumeau
À l'âpre face
Amidonné des oripeaux
D'une limace !

Va-t-il appeler son appeau
Pour qu'il m'efface ?
Ou bien me placer en dépôt
Par trop fugace ?

Je trouverai le chalumeau
De cette tasse
Et nous irons dans les flûtiaux
Qui s'entrelacent.

mercredi 21 septembre 2022

DAFB 9 - Randonnées randomisées

 Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel


Randonnées randomisées



        Amis lecteurs, j'ai pour vous une grande nouvelle. Au cas où vous n'auriez pas suivi les actualités judiciaires, sachez que notre cher contributeur depuis longtemps disparu tragiquement dans les Pyrénées, Guillaume Chervais, est bel et bien vivant ! Ceci, vous avez pu l'apprendre en allumant vos postes de télévision ou en consultant n'importe quelle page internet consacrée à l'actualité mais ce que vous ne savez pas, en revanche, c'est que nous avons été les premiers à en être informés.
        En effet, il y a à présent trois semaines, nous avons reçu de lui un bien étrange article authentifié par ses mots de passe et des détails qui semblaient prouver qu'il en était vraiment l'auteur. Notre premier réflexe a bien entendu été de contacter la police qui, après investigation, a renforcé notre conviction que le message n'émanait de nul autre que de Guillaume Chervais lui-même. Même si nous ne savons pas exactement où il se trouve en ce moment, nous savons pourtant qu'il est demeuré dans les Pyrénées où il semble vivre à l'écart de la civilisation. Gageons tout de même que nous aurons de ses nouvelles d'ici peu puisque les forces de l'ordre ont décidé de lui attribuer quelques dizaines de crimes et délits commis dans les environs qui sont restés inexpliqués jusque là.
        En attendant ces retrouvailles tant attendues, nous avons décidé de publier sa bizarre contribution à nos colonnes, nous disant qu'ainsi ses fidèles lecteurs (car il en avait, comme en témoignent les messages de condoléances reçus par sa famille) pourraient retrouver l'auteur de la monumentale et définitive condamnation des œuvres de Christophe du Saint Esprit ou Théophore du Paraclet, comme il vous plaira de nommer ce sinistre personnage.
        Mais laissons là ces considérations pour donner la parole à Guillaume Chervais :



        Parfois, à certaines heures de la nuit, alors qu'il est trop tôt pour se réveiller et trop tard pour veiller, vous émergez d'un rêve si écœurant, rare et atroce qu'il ne peut venir de nulle part dans votre vie, de nulle part dans votre esprit car non, CELA est impossible.
        Sa laideur est telle qu 'elle engendre en vous un dégoût si puissant que vous ne voulez même pas y penser car non, CELA est impossible.
        Vous voudriez vous rendormir, oublier ce goût écœurant dans votre bouche, oublier la peur atroce et laide qui vrille votre ventre mais non, CELA est impossible.
        Vous voudriez croire que ce n'est rien, que le rêve n'est que la conséquence d’événements du jour qui ont échappé à votre conscient ou un caprice de l'esprit ou que sais-je encore mais non, CELA est impossible.
        Alors vous vous dites « Non ! Tu es fou, de telles choses ne sont pas, nulle part, jamais, ce n'est pas ainsi qu'est la vie ou qu'est le monde ! » et vous essayez désespérément de vous croire mais non, CELA est impossible.

        Alors vous saisissez votre plume, empli d'une peur au goût de vomi et vous n'écrivez surtout pas votre rêve car non, cela vous est impossible. Avec un frisson d'angoisse, vous écrivez quelque chose dont vous pourrez rire demain et vous vous surveillez en le faisant, de peur de comprendre en lisant :
        « Un jour de plus en prison. Je vous en prie, univers atone, je vous en supplie, dieu absent, ne me laissez pas savoir qui je suis vraiment. Puissé-je me rendormir, je vous en prie, et oublier mes souvenirs, je vous en supplie. »

        J'ai le ventre tendu de dégoût et de terreur abjecte.

        Qui est ce type ? Pourquoi veux-je essayer de le consoler en lui montrant la photo d'un chien égorgé ? Comment sais-je qu'il va alors pleurer dans mes bras ? Pourquoi vais-je alors le serrer contre moi et lui briser la nuque afin qu'il ne voie pas, ne sache pas, ne se rende pas compte mais de quoi ? Et puis m'écrouler en pleurant, désolé pour moi-même que personne ne puisse me rendre le même service ?

        Pourquoi ne veux-je pas me dire la vérité ? Pourquoi veux-je tant trouver une explication scientifique ou magique ou les deux, enfin une explication quelle qu'elle soit, une explication qui renvoie mes rêves dormir parmi les contes ?
        Je ne vais rien pouvoir faire de ces pages. Poétiser serait mentir. Faire un récit serait mentir. Dire que j'y crois serait me ridiculiser.
        Pourtant, il y a peut-être quelqu'un qui me lira et qui saura de quoi je parle. Il sait ce que c'est que d'avoir dans la bouche ce goût écœurant qui n'existe pas. Il connaît ces frissons d'abjecte terreur, de dégoût indicible, de stupeur atroce qui remuent les entrailles.
        Lui non plus ne peut ni parler, ni se taire. Comme moi, il lui arrive peut-être de pleurer en y pensant, comme en cet instant où je sens les larmes monter quand je l'imagine.
        Tu es ma sœur, tu es mon frère, je te dois bien ces mots alors je les écris.
        Toi qui hausses les épaules parce que tu n'y comprends rien, c'est très bien. Je sens un tel soulagement quand je pense que peut-être, dans quelques instants, je ne saurai plus moi-même de quoi je parle en ce moment.

        Que de répétitions ! Quel style minable ? Et puis, quel est ton propos ? Pourquoi le magazine publierait-il un tel torchon ? Allons, allons, tu ne peux pas envoyer cette merde au directeur. Il faut que tu l'enveloppes pour la cacher, que tu la rendes jolie, poétique, vague, floue et surtout intéressante pour quelqu'un d'autre que toi !
        Voilà ce que me dit mon esprit en ce moment, mais il ne la ramène pas trop quand même car il a peur que je me recouche et que CELA revienne.
        Je ne vois aucune façon de dire les choses autrement qui ne soit pas un mensonge. J'ai aussi la conviction que me taire ne serait pas bien. Alors je parle et, pour une fois dans ma vie, je dis ce que j'ai à dire. J'espère de tout cœur que mes mots n'ont pour vous aucun sens.


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samedi 10 septembre 2022

8, Avenue du Ciel


C'est quand dimanche ?


Ton regard épuisé s'attarde sur tes mains
Couvertes de sueur, tremblantes de fatigue ;
Rien ne sert de prévoir le travail de demain :
C'est l'un de ces moments où les choses se liguent.
Il est temps à présent de s'asseoir sans rien faire
Pour contempler les cieux où brille la lumière.

Tes ongles ébréchés fatigués de gratter
T'élancent sourdement, tétanisant tes bras
Qui ont bien trop lutté pour tenter d'apprêter
La terre craquelée où rien ne poussera.
Il est temps à présent de s'asseoir sans rien faire
Pour contempler les cieux où brille la lumière ;

Mais ton regard encore aperçoit une pierre
Qui semble te narguer dans sa gangue de terre ;
Tu souris tendrement à la caillasse altière,
Pauvre petit clairon t'appelant à ta guerre.
Un jour il sera temps de s'asseoir sans rien faire
Pour vivre dans les cieux où brille la lumière
.


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mercredi 24 août 2022

Épigraphie urbaine


Lettre d'amour trouvée gravée sur un banc public


        Tant que tu seras sur ce chemin, tant que je serai sur ce chemin, nous resterons ensemble, main dans la main, nous confortant tandis que la nuit vient.
        Elle tombera, Oh oui elle tombera, sur toi et sur moi. Je ne veux pas me mentir, je ne peux pas te mentir, ces choses-là sont peu émues par nos désirs : elles arrivent et c'est tout, sans se soucier de nous.
        Mais je peux être là, près de toi et tu peux être là, près de moi ; c'est déjà ça.

        Pourtant, l'un de nous partira tandis que l'autre restera. C'est comme ça. Je ne veux pas me mentir, je ne peux pas te mentir, le monde est fait ainsi, la vie est faite ainsi. Ces choses-là arrivent et c'est tout, sans se soucier de nous.

        Mais je peux être là tant que j'en ai le choix et tu peux être là tant que tu en as le choix : cela seul dépend de nous dans cette vie qui n'est pas nous, ni même à nous.
        Viens donc dans mes bras et prends-moi dans tes bras : cela seul est à nous, cela seul dépend de nous. Et puis marchons, il fait si froid, marchons ensemble dans ce monde qui nous séparera.


Note : Il existait une dernière phrase, illisible à présent. Elle a été recouverte de dessins des parties génitales des deux sexes.

Poèmes en prose (table des matières)

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mercredi 3 août 2022

272, Avenue du Ciel


Dialogue de fiel et de miel entre iel et ciel



    La scène est dans un bureau pimpant, très high-tech, design et stylé. Assis dans un fauteuil, iel tape de ses nombreuses mains sur de nombreux claviers tout en marmonnant à l'aide de ses nombreuses bouches dans de nombreux micros une sorte de brouhaha diffus. Dieu semble absent de ce lieu où sa présence parvient pourtant à se faire sentir.


« Prends ta croix et suis-moi. »,
Exhorte le Seigneur.

- Hélas, je ne peux pas,
On m'attend sur Twitter.

Je me sens responsable
Devant le genre humain :
J'ai un monde à sauver.
N'es-tu pas le coupable,
Toi qui te prétends saint ?
Je vais t'y crucifier !
Tant de minorités
Souffrent de tes paroles,
Je dois les secourir !
Tes voies sont vanités,
Tes prétentions sont folles,
Tu n'as plus qu'à mourir.

- Mon langage est le monde,
Tu es l'un de mes mots,
Ne veux-tu pas m'entendre ?

- Pas même une seconde !
Je ne suis pas idiot :
Tu n'as rien à m'apprendre.
Je ne crois qu'en la science
Qui me dit de chérir
Ma culpabilité.
Je suivrai ma conscience
En tentant de guérir
Ce monde dévasté.
N'attends pas que je prie,
Je sais quelle est ma voie,
Je m'en vais nous sauver.

- Qui veut sauver sa vie
Perdra ce qu'il n'a pas :
Qu'as-tu donc à donner ?

- Tout mon être éveillé
A la souffrance humaine,
Je le sacrifierai !
Nous t'avons dépassé
Et en brisant nos chaînes,
Nous nous sommes trouvés !
Subis mon regard fier
Qui te juge et te dit :
« Je ne veux plus souffrir ! »
Toi, tu étais hier.
Moi, je suis aujourd'hui.
Tu n'as plus qu'à mourir.

- L'alliance avec la mort
Ne mène qu'au shéol ;
Prends appui sur la pierre.

- Tais-toi ! Moi je suis fort !
Toi tu n'es qu'une idole
Et je règne sur terre !
Par mes tweets et mes postes,
Je décide de tout,
J'ordonne l'univers !
Tremble devant notre ost,
Supplie-nous à genoux,
Rampe dans la poussière.

- Ta couronne d'ivrogne
Ne sera plus que cendres
Au jour de la moisson.

- Va-t-en cacher ta trogne
Et va te faire pendre
Tandis que nous croissons !
La foule t'a jugé,
Tu ne nous es plus rien
Qu'un mauvais souvenir.
Dans la diversité,
Nous répandrons le bien
Jusque dans l'avenir.

- Une dernière fois,
Laisse là tes discours,
Abandonne tes peurs.
Prends ta croix et suis-moi
Sur le chemin d'amour
Puis prends place en mon cœur.

- Pour la dernière fois,
Crève donc sur ta croix,
Pour moi j'ai fait mon choix !
Je le dis sans détour,
Ton discours fait un four,
Les likes sont pour moi.


    La scène est si vide à présent qu'elle est pleine de la présence de Dieu. Pourtant, on n'y voit rien et c'est à peine si on entend quelques mots.

Lui qui aurait pu vivre et aimer
Préfère gémir et pourrir.
Mon âme est triste à en mourir.
C'est fini. Tout est consommé.

    Rideau.


Notes :

    -Pour la plus grande part, ce poème s'appuie sur le livre d'Isaïe (28) et sur quelques passages des Évangiles. Il constitue une sorte d'ajout à un autre texte publié sur ce blog, « Le genre humain au Golgotha » (Vous pouvez y accéder en cliquant sur le lien). A la manière d'auteurs anciens, j'ajoute que si les citations sont leurs, les erreurs sont miennes.

    - Merci à A.M. d'avoir suggéré un titre plus satisfaisant que l'original.


L'Avenue du Ciel (table des matières)

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samedi 16 juillet 2022

DAFB 8 - Le maître qui venait de loin


        Ce jour-là, alors que je rendais visite au maître de mort, j'aperçus un groupe de moines en grand conciliabule, attitude qui ne correspondait guère aux habitudes que leur avait inculquées leur enseignant peu orthodoxe. Surpris, je m'approchais d'eux pour les surprendre en plein bavardage.
        Oh, que mon lecteur se rassure, ils ne parlaient ni de guerres, ni de chefs d'état, ni de ministres ; ni de femmes, ni d'alcool, ni de lieux interdits à un moine ; ni de fortune, ni de commerce, ni de récoltes ; ni de parures, ni d'athlètes, ni de spectacles. Non, ils parlaient d'un religieux qui était arrivé quelques temps auparavant d'une contrée fort lointaine et s'était installé tout près d'eux :

        -Alors, l'as-tu interrogé sur la doctrine ?
        -Non, je n'ai pas osé. Et toi ?
        -Moi non plus.

        Telle était en substance la teneur de leurs propos. Comme j'essayais à l'époque de comprendre les mystères de leur religion avec un succès très restreint, je l'avoue, je fus immédiatement intéressé par ce nouvel arrivant et m'empressais de m'enquérir du lieu où il résidait. Les moines me renseignèrent avec beaucoup de diligence et, peu de temps après, je pris la route pour rendre visite au maître qui venait de loin. Fort heureusement, il s'était assez rapproché pour que j'eusse moins d'une lieue à parcourir pour le trouver.

        Alors que j'arrivais près de la grotte que l'on m'avait indiquée, je me blessais au pied sur un éclat de pierre qui se trouvait là. Après avoir appliqué sur la plaie quelques herbes dont on m'avait appris les vertus médicinales, j'achevais ma promenade studieuse et parvins aux alentours de la thébaïde de l'ermite. À peu de distance de celle-ci, je vis un moine assis en méditation et, suivant ma bonne habitude, j'attendis à l'écart.
        Le religieux, qui était était assez grand selon les normes locales et devait faire environ ma taille, était fin sans être émacié et ses traits réguliers n'offraient aucune particularité remarquable. Son chapelet, que j'aurais juré fait de gros grains de métal reliés par une forte chaîne, défilait lentement entre ses doigts, rythmant sans doute la récitation d'un mantra, l'une de ces étranges formules dont quelques sectes s'étaient fait une spécialité. Comme il arrivait au bout de sa récitation, je me levais un peu péniblement, préparant une longue litanie d'excuses pour l'implorer de pardonner mon attitude grossière.

        Soudain, un grand cri déchira l'air et le moine fut debout, tourbillonnant sur lui-même, sautant, virevoltant, se couchant puis bondissant tandis que des bruits de détonations ponctuaient ses gestes gracieux. C'était le son des pierres qui éclataient quand son chapelet venait les frapper avant de reprendre sa rotation entre ses mains expertes.
        Ce spectacle étonnant ne manqua pas de provoquer en moi quelques appréhensions et, un peu intimidé par cette démonstration martiale, je m'en détournais pour m'éloigner discrètement.

        Comme je me rapprochais du lieu de vie du maître de mort, je vis à nouveau le groupe de moines qui m'avait indiqué la route à suivre pour trouver le maître qui venait de loin et là, tous partirent d'un grand éclat de rire en voyant ma mine déconfite. Ce ne fut qu'alors que je compris de quel genre de farce je venais de faire l'objet.

D A F B (table des matières)

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mercredi 22 juin 2022

Parvulus absconditus es


Tout comme le vieillard qu'en toi tu entends geindre,
Le feu de ton foyer achève de s'éteindre ;
Tandis que vient la nuit pour recouvrir le monde,
Elihu alanguit ses ratiocinations,
Une douce torpeur s'empare des nations
Et les astres au ciel de joie dansent la ronde.

La lyre du psalmiste est muette à présent ;
Comme ton esprit s'ouvre au silence apaisant
Monotone son chant s'écoule dans le vent :
Tel un petit enfant tu te tiens à ton âme,
Tranquillement bercé jusqu'au cœur d'une flamme ;
Ainsi en sera-t-il du couchant au levant.

Notes :

  • Ce que j'entends par le mot « âme » est l'endroit où vous êtes lorsque vous savez que tout passe.

  • Pour ceux que ce genre de renseignements intéresse, ce texte fait allusion à d'autres qui y sont évoqués : le vieil homme de Saint Paul, le personnage d'Elihu dans le livre de Job, le psaume 131 ainsi qu'encore une fois des enseignements d'Ajahn Sumedho consacrés au silence. Le titre, lui, est inspiré par le  livre d’Isaïe. N'étant pas un latiniste compétent, j'imagine qu'il est assez maladroit.

  • Est-il besoin de préciser que je suis en train de relire les Pensées de Pascal ?

Voyages autour de mon lit (table des matières)

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jeudi 2 juin 2022

Qui scribit bis legit

 

Le temps a écrit sur moi ! Sont-ce là des façons ? Mais qui donc a éduqué ce malotru cruel ? Écrire sur les gens, mais enfin quelle idée !

Si encore c'était un poème très doux ou une lettre d'amour ou un traité savant ! Mais ce ne sont que des mots terriblement méchants : idiot, crétin, débris, ruine, et j'en passe et de moins bons.

Et le temps aussi passe et il écrit encore ; je le sais, je le sens, je le vois. Et soudain je comprends et, tout rasséréné, c'est à mon tour (encore !) de me dire : « Idiot ! Crétin ! Débris ! Ruine ! »

Car enfin, triple buse, comment veux-tu savoir ce qu'il te dit quand tu ne peux le lire qu'à l'envers ?


Poèmes en prose (table des matières)

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lundi 2 mai 2022

Un sentier vers Pâques (deuxième version)


Tu as cru un instant que tu l'avais rêvée :
Nul signe n'a montré qu'elle allait arriver ;
Le chemin est bien là, identique à lui-même,
Te menant à l'orée de ces bois que tu aimes
Et pourtant la lumière a changé sous tes yeux
Transformant cette terre en une part des cieux.

Les pétales des fleurs, brillant comme des gemmes,
Eclairent de leur feu cette fin de carême ;
Les cimes d'arbres nues s'élancent vers le ciel
Où la clarté exulte en de grands carrousels
Et tu es là, tranquille, inspirant la lumière,
Expirant ton amour pour cette terre entière.

Dans un moment de grâce et d'insigne beauté,
Tu entrevois le monde en sa vraie pureté ;
Tu murmures le mot qui vient brûler tes lèvres
Et tu clignes des yeux d'où est tombée la fièvre ;
Comme pour ponctuer la fin d'une oraison,
La montée du calvaire envahit l'horizon.

Voyages autour de mon lit (table des matières)

Un sentier vers Pâques (première version)


Tu as cru un instant que tu l'avais rêvée :
Nul signe n'a montré qu'elle allait arriver ;
Le chemin est bien là, identique à lui-même,
Te menant à l'orée de ces bois que tu aimes
Et pourtant la lumière a changé sous tes yeux
Transformant cette terre en une part des cieux.

Les pétales des fleurs, brillant comme des gemmes,
Eclairent de leur feu cette fin de carême ;
Les cimes d'arbres nues gagnent le firmament
Où la clarté exulte en des halos changeants
Et tu es là, tranquille, inspirant la lumière,
Expirant ton amour pour cette terre entière.

Dans un moment de grâce et d'insigne beauté,
Tu entrevois le monde en sa vraie pureté ;
Tu écartes les bras et vas à son devant
Tout comme un père aimant et tout comme un enfant
Et ainsi enlacés dans une étreinte fière
Vous ne faites plus qu'un pour monter au calvaire.

Voyages autour de mon lit (table des matières)

dimanche 17 avril 2022

Sommaire du blog (17/04/2022)

 

Ce plan non exhaustif regroupe la plupart des textes que j'ai publiés sur ce blog en fonction de critères variés mais hélas insuffisants. Les descriptions évolueront avec le temps car l'ensemble est encore en chantier. Tous les hyperliens renvoient vers d’autres tables des matières plus détaillées situées également dans le blog, comme vous pourrez le voir en les survolant avec un pointeur avant de cliquer si le cœur vous en dit.

D A F B – Ensemble de poèmes contés ayant pour thème la vie d'un étrange moine chrétien parmi d'étranges moines bouddhistes dans une étrange contrée aussi improbable que lointaine.

L'Avenue du Ciel – Ensemble de poèmes ayant trait à la vie spirituelle, ou plutôt à une vision de celle-ci ; ils sont souvent inspirés de textes bouddhistes ou chrétiens cités dans les notes quand ils sont peu connus en France.

Poèmes en prose – Le titre me paraît clair. Les poèmes, je le crains, le sont beaucoup moins.

Voyages autour de mon lit – Ensemble de poèmes ayant pour thème la méditation dont je ne suis ni un maître, ni un spécialiste. En revanche, j'en ai une certaine connaissance pratique. Les textes sont donc, en quelque sorte, des impressions de méditation mais aussi des notes de travail.

Poésies diverses – Poèmes très variés tant par les formes utilisées que par les thèmes abordés. Certains d'entre eux devraient à terme se voir attribuer une adresse dans l'Avenue du Ciel.

Contes – Courts textes répondant à la description originelle des « brèves de mouroir », c'est à dire des nouvelles dans lesquels le comique naît du tragique et inversement.

Fragments d'Innsmouth – Poèmes devant, une fois qu'ils seront achevés et s'ils le sont, former une œuvre inspirée de celles de Lovecraft.

Octembre – Conte merveilleux (au sens littéraire du mot) assez long pour être divisé en chapitres.

Maximes et autres moralités - Brefs aphorismes ayant peut-être un sens.

Table des contre-essais - Un contre-essai est à l'essai ce qu'un contre-jour est au jour.


samedi 9 avril 2022

DAFB 7 - En chantier

 Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel

En chantier


Puisque je viens de parler du maître de souffrance, j'aimerais raconter ici l'une des leçons informelles qu'il prodiguait à ses compagnons. S'il est possible qu'elle paraisse obscure aux yeux de mes éventuels lecteurs, elle fut pour moi si lumineuse qu'elle changea non seulement mon présent et mon futur mais aussi mon passé.

Sans être vraiment atypiques, les enseignements de ce maître étaient inhabituels puisqu'il ne disait presque rien dans un cadre formel, préférant apparemment laisser à la vie le soin d'offrir un lieu, un temps et un thème appropriés à ses causeries.

Ce jour-là, nous étions en train de bâtir des huttes pour trois moines dont les habitats avaient subi un glissement de terrain et se trouvaient à présent au fond d'un ravin. Le révérend (désignons-le ainsi) était assis par terre, occupé à tresser des végétaux pour en faire des cordons plats. Autour de lui, tous les moines s'affairaient, occupés à diverses tâches que l'un d'eux coordonnait, n'hésitant pas à donner des consignes à ses supérieurs lorsque le besoin s'en faisait ressentir.

Un novice (désignons-le ainsi) s'approcha du révérend (continuons à la désigner ainsi) et s'inclina formellement, indiquant ainsi qu'il voulait parler de religion au tresseur de corde. Celui-ci finit le rang qu'il avait commencé, vérifia sa solidité puis déposa le tout sur une pierre plate, jaugeant du regard le moine à la mine atterrée.

-J'ai encore fait un rêve.

-Menteur.

Le mot terrible était tombé des lèvres du révérend, prononcé d'un ton froid et détaché, comme s’il énonçait un simple fait alors qu'il accusait son compagnon d'un crime presque aussi grave qu'un meurtre aux yeux de ses coreligionnaires. Pourtant, le moine continua comme s'il n'avait rien entendu.

-J'ai rêvé d'une poule à deux têtes, et chacune essayait de picorer les yeux de l'autre.

-Menteur.

-Je n'en peux plus. Ces rêves me rendent fou !

-Ah, enfin un peu de vérité !

Le jeune moine redressa la tête. Il était en larmes.

-Je n'ai pas menti ! Tout ce que j'ai dit était vrai.

-D'accord, tu n'as pas menti. En revanche, à peu près tout ce que tu as dit était faux.

Le chantier était à présent totalement silencieux. Comme je l'ai dit, l'accusation portée par le révérend était très grave car le mensonge est à leurs yeux un acte quasi-criminel, surtout concernant la religion. Je connais leur droit canon aussi mal que le nôtre mais je sais qu'un moine peut être chassé de son ordre s'il a fait une entorse grave à la vérité. Pourtant, le silence des moines n'avait rien de menaçant : à quelque signe, ils avaient vu que le supérieur avait un but et que sa sécheresse apparente était le fruit de sa bonté, chose dont le novice ne semblait pas conscient.

-Ecoute-moi attentivement. Je ne doute pas un instant que ta description du rêve soit vraie. En revanche, ce que tu en dis est faux. Tu dois apprendre à voir ce que tu vois et non ce que tu crois voir, à entendre ce que tu entends et non ce que tu crois entendre, et de même pour les quatre autres sens. C'est ainsi que tu dois les utiliser. Pour parvenir à cela, tu dois croire ce que tu vois, sinon tu continueras à voir ce que tu crois. Non, tais-toi.

Il venait de lever la main pour empêcher le jeune moine de répondre.

-Je sais, cela n'a l'air de rien mais réfléchis-y soigneusement puis viens me trouver. Si tu me prouves que mes paroles n'ont pas de sens ou sont sans utilité, je l'admettrai devant tous nos frères. Retourne travailler.

Lui-même ramassa son cordon et commença un nouveau rang tandis que le chantier reprenait vie. Je ne sais pas ce que le jeune moine fit de ses paroles mais je sais que, pour une raison mystérieuse, elles me hantèrent un long moment tandis que j'aidais mes compagnons à retirer des vers de la terre pour les déposer à l'abri de nos allées et venues. Ce fut au moment où je déposais une motte pleine d'habitants que quelque chose me frappa dans ses mots. Je me souvins de mes visions, des récits que j'en avais fait et du courroux de mes maîtres, de toutes ces chicanes, de ma condamnation et puis de mon départ. Je me souvins de tout cela et de bien d'autres choses encore et puis je me souvins enfin de toi, mon Seigneur et mon ami, tel que je t'avais vu. Tel que je te vois.

Quand je revins à moi, le révérend me regardait en riant et en battant des mains à la manière d'un enfant qui vient de recevoir un beau cadeau ; moi, j'étais un homme libre.


D A F B (table des matières)

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samedi 19 mars 2022

En lisant l'Ecclésiaste


Plus il y a de paroles,
Plus il y a de vanité,
Quel avantage pour l'homme ?


Une raison rendue folle
Par de soi-disant vérités
Dont tous ses maux sont la somme.

Souvent les mots nous isolent
Bien loin de la réalité
Où s'en meurt le Fils de l'homme :

Le langage est une idole,
L'opinion une inanité,
La mort un vade-mecum.



Note : Les trois vers en italiques sont une citation exacte tirée de l'Ecclésiaste 6-11 (Bible de Jérusalem - Editions du Cerf – Paris – 2011).

L'Avenue du Ciel (table des matières)

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samedi 12 mars 2022

A pas comptés


A chaque son répond un silence
A chaque temps un pas de danse
A chaque frémissement
A chaque battement
Un arrachement
A l'existence
Laisse aller
Aller


Voyages autour de mon lit (table des matières)

samedi 5 mars 2022

Rumeurs de guerre


C'est un petit sentier au cœur d'une vallée
Rien de mystérieux n'habite ces contrées
Pas d'étranges bruits ni de formes bizarres
Ou d'êtres saugrenus hantant ces bois touffus

Il y a des cailloux et il y a de l'herbe
Il y a des rochers et puis des champignons
Il y a des feuillus et puis des épineux
Et des vers dans la terre et aussi des buissons

On y trouve des fleurs et parfois quelques fruits
Et puis des sangliers et parfois quelques biches
Et surtout des oiseaux qui bavardent sans fin

Ici les écureuils jouent à loup et à chat
Et quelques emplumés font le marteau piqueur
De tout petits rongeurs rongent à qui mieux mieux

Là commère renard savoure son repas
Et compère corbeau fait une mise en bière
Devant une assemblée d'insectes en grand deuil

Rampant, marchant, volant, des myriades d'entre eux
S'affairent tout autour de ce temple d'amour
Où tout ce joli monde a soudain décidé
Que la fornication est d'actualité

jeudi 24 février 2022

Hanshan n'est pas ici


Haut, haut le point culminant,
Le monde sans limite au voyant !
Personne ne sait que je suis ici,
Lune isolée dans le courant glacé.
Dans le courant, où est la lune ?
Dans le ciel toujours est la lune.
J'écris ce poème et pourtant
Nul Zen ne se trouve dedans.

Note : Ceci est une transcription travaillée de ma lecture d'une traduction anglaise d'un poème d’Hanshan, autrement dit une version très lointaine de l'oeuvre originale. Vous pourrez lire la première traduction sur le site « Poetry in translation » dans le recueil intitulé « Words from Cold Mountain » (texte 5).


L'Avenue du Ciel (table des matières)

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mercredi 2 février 2022

Marche méditative


Le rythme de tes pas estompe tes pensées
Laissant place à la joie de n'être plus qu'ici ;
Savourant des instants qui ne sont plus qu'ainsi
Tu écoutes ton cœur qui s'est mis à danser.

Et puis soudain ce poids, et puis cette inquiétude :
« Nous sommes en hiver... Où puis-je me cacher ? »
Peut-on nommer ceci méditation marchée ?
Ton problème pourtant ne veut pas qu'on l'élude.

Même ici, en forêt, tout passant te verra ;
Les feuilles qui , l'été, auraient caché tes fesses,
Tu viens de les fouler, perdu dans ta détresse :
« Regarde-ça, papa, oh le vilain verrat ! »
Tu les entends déjà, les promeneurs en liesse,
Se gausser du quidam que la nature abaisse ;
Noyé dans tes tourments, tu es fait comme un rat.

Enfin tu te souviens d'une vallée perdue
Et vas vers ton salut dans le vent qui se lève.
Que le temps se fait long lors de ta course brève
Et rude ton chemin dessous la noire nue !

Et voici que le ciel, s'avisant du cloporte
Qui parvient à courir dans l'espoir qui l'allège
Se déverse sur lui de son trop-plein de neige !
Mais bon sang, qu'as-tu fait, toi que tes vents transportent ?

Te voici parvenu au vallon encaissé ;
Sur les ailes du vent qui souffle et tourbillonne
Un voile tout diapré descend et t 'environne
Comme tu t'accroupis, le pantalon baissé.

Vois ton corps te montrer ce qu'est l'humanité !
Oh, ce qu'elle est noble, hein ? Mais c'est la vérité.
Alors l'hilarité vient secouer ton être :

Ici tu ris de toi, ici tu te réjouis
Et à ton peu de jours en ces lieux tu dis « Oui ! »
Et puis en souriant tu retournes paraître.

Maintenant libéré de ta stupeur affreuse,
Tu quittes sans regret cette vallée heureuse
Pour vivre les présents qu'il te reste à connaître.

Voyages autour de mon lit (table des matières)

jeudi 20 janvier 2022

Pièces de nuit


    Il y a un trou dans le tissu de la nuit. Je l'ai vu parce qu'il est très sombre, si noir qu'on le voit dans le noir. C'est comme une bouche grande ouverte qui boit la réalité.
    Il n'est pas immobile, ô ça non ! Hier seulement, j'ai dû m'écarter d'un pas pour qu'il ne passe pas sur moi, pour qu'il ne me boive pas avec tout le reste.
    Une fois, j'ai vu une femme marcher vers lui en poussant un landau. Une sueur glacée a recouvert mon corps lorsque mon cœur s'est affolé dans ma poitrine. J'aurais tant voulu pouvoir lui crier de s'arrêter !
    Une autre fois, j'ai vu un jogger courir vers ce trou dans la nuit plus noir que toutes les nuits, comme s'il l'appelait. Comme son regard n'était déjà pas ici et que ses oreilles non plus n'étaient pas là, je n'ai pas réagi. Qu'écoutait-il dans son casque en disparaissant ainsi ?

    Je me demande s'il y a aussi un trou dans le tissu du jour, plus lumineux que le plus lumineux des jours.



Poèmes en prose (table des matières)

samedi 1 janvier 2022

L' A.A.C.

Préambule : Ce texte fait suite à « Une modeste proposition » et « Courrier des lecteurs » que vous trouverez dans ce sommaire . Si vous n'avez pas le temps de les lire, sachez que le mot « POPOL» est ici une abréviation plaisante de « police politique » dans un jargon de fonctionnaires.

L'AAC

Mes biens chers amis, je tiens tout d'abord à vous présenter mes excuses pour avoir quitté aussi brutalement notre forum vendredi dernier. Pour vous expliquer mon attitude, je voudrais vous signaler deux points. Tout d'abord, en tant que membre de la POPOL, je détiens des informations confidentielles concernant le sujet de la discussion, d'autant que j'ai participé à l'élaboration des procédures de l'Auto Arrestation Citoyenne (AAC). Ensuite, il se trouve que le forum n'est pas un endroit sûr alors que ce présent webzine l'est : ne le reçoit et surtout ne peut le lire impunément que qui a déjà montré patte blanche. Tout lecteur suspect se verra immédiatement dénoncé aux autorités par les objets connectés qui l'entourent, à commencer par l'instrument qu'il utilise pour lire.

En gage de ma bonne foi je vais, avec l'accord de mes supérieurs qui voient d'un bon œil cette publication, vous révéler un ou deux petits secrets de nos services qui vous donneront une idée de la grandeur du projet que vous commentiez vendredi avec une once de dédain qui, pour tout vous dire, a heurté ma sensibilité et m'a choqué. Vous pourrez ainsi vraiment percevoir la valeur des structures mises en place grâce aux génie de nos élus du peuple, dont, si j'en crois la rumeur qui court dans les couloirs du service, notre grand leader en personne.

Vendredi, donc : ce jour-là, j'avais justement participé à l'une de nos plus brillantes campagnes de communication visant à promouvoir l'AAC auprès d'une population parfois rétive. Peut-être avez-vous remarqué une nette augmentation du délit de fuite et des accidents chez les citoyens coupables de ne pas s'être auto arrêtés ? Sachez, dans ce cas, qu'elle n'est en rien due au hasard.

Afin de rendre la mesure plus populaire, il a en effet été décidé en haut lieu qu'un citoyen sur dix coupables de ce délit particulier allait tenter de prendre la fuite lors d'une intervention policière, mettre en danger la vie des membres des forces de l'ordre et se voir battu à mort par nos agents en réponse à son comportement déviant.

Ah, je crois être parvenu à vous surprendre, n'est-ce pas ? Entrevoyez-vous à présent tout le génie de ceux qui ont donné naissance à cette mesure ? Sentez-vous combien le public avait besoin de ce stimulus pour apprendre à respecter une loi aussi humaine que juste ?

Parce qu'enfin, je vous le rappelle, nul n'est censé ignorer la loi, surtout avec la multitude des mouchards (quel vilain mot !) électroniques qui l'entourent et lui signalent ses moindres manquements ! Alors pourquoi ne s'auto arrête-t-il pas ? N'éprouve-t-il pas le moindre sentiment de pitié envers les membres de nos forces de l'ordre surchargées de travail ? Notre société éclairée a-t-elle vraiment besoin d'un tel citoyen ?

A présent, venons-en aux détails. Comme vous le savez, les comportements à problèmes sont signalés par les objets connectés, triés par les IA du ministère de l'intérieur et portés au casier judiciaire provisoire des contrevenants qui en sont informés par leur smartphone. Toutefois, le traitement de toute cette masse d'information est complexe et peut se révéler long, d'où l'invention de l'AAC. Grâce à cette mesure, tout citoyen est libre de s'arrêter lui-même lorsqu'il se sait coupable puis de faire appel à la police pour qu'elle procède à son interrogatoire et lui inflige la ou les peines prévues par le code dans le cadre de la PJA (Procédure Judiciaire Automatisée) qui a remplacé les tribunaux correctionnels, devenus obsolètes grâce aux IA.

Mais, devez-vous vous demander, comment peut-on faire accepter une telle mesure à des personnes vulgaires incapables de comprendre sa beauté et son élégante simplicité ? L'expérience nous l'a démontré, mes chers amis, on ne le peut tout simplement pas. Même les plus grandes stars de la scène française ou du web n'y sont pas parvenues après des mois de campagnes acharnées.

Ce fut alors, si j'en crois la rumeur, qu'une remarque d'un secrétaire travaillant au ministère de l'intérieur vint frapper les oreilles de son supérieur : pourquoi ne pas en tuer quelques-uns pour l'exemple ? Les autres comprendront la leçon et obtempéreront.

Aussitôt dit, aussitôt fait et nous voilà dans la rue, en quête de notre premier objet de cours de citoyenneté appliquée. Bien sûr, en amont, nos informaticiens avaient défini le NUS (Niveau d'Utilité Sociale) des sujets acceptables et procédé à tous les ajustements utiles dans la randomisation de la sélection.

Des dix brigades d'intervention en quête d'une mission dans les rues de notre bonne ville, celle dont j'étais le référent fut la première à entendre le signal révélateur de la présence du mauvais citoyen choisi par les IA ! C'était une jeune femme d'environ 25 ans qui sortait d'un magasin lorsque nous la vîmes.

En bien moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, un agent tira une balle de LBD qui passa au ras de l'oreille gauche de la délinquante, ce qui la fit sursauter et reculer. Le délit de fuite dûment constaté, un agent trébucha et manqua tomber. Le délit de violence faite à un membre des forces de l'ordre dans l'exercice de ses fonctions dûment constaté lui-aussi, les protecteurs de l'ordre public entrèrent aussitôt en action et les matraques tombèrent et retombèrent, encore et encore, brisant les membres, broyant le visage, réduisant la chair en une pulpe sanguinolente. Parmi les passants, quelques-uns se trouvèrent pétrifiés d'horreur tandis que bien d'autres montraient par des signes physiques évidents qu'ils allaient devoir se cacher pour soulager manuellement l'excitation provoquée par la scène (eh oui, chers amis, notre bon peuple en est là!). Toutefois, tous ceux qui s'étaient mis à courir s'arrêtèrent presque aussitôt, rappelés à l'ordre par leur smartphone qu'ils prenaient enfin la peine d'écouter.

Imaginez un peu quel était mon degré d'exaltation ! Que de fluidité et de grâce dans les gestes pourtant violents des soldats dévoués au service de notre projet ! La délinquante, dont l'attitude chaotique et perverse témoignait de toutes les tares du monde d'avant, devenait pédagogue par la grâce des coups de pied, de poing et de matraque de nos agents ! Ah, mes chers amis, le vulgaire ne peut pas seulement soupçonner les pures joies des bons et loyaux serviteurs de l'état.

En méditant profondément sur ces événements, je me suis d'ailleurs aperçu que nos policiers avaient en fait accompli une mission thérapeutique. En effet, la criminelle était une tumeur dans le corps social et son éradication était un soin. Ensuite, j'ai vu que leur action avait également une dimension spirituelle. N'avaient-ils pas permis à la délinquante d'accomplir une sorte de rédemption en s'offrant pour exemple de ce qui attendait les criminels dans une société dûment policée ? Enfin, à un niveau encore plus subtil, elle avait elle-même demandé à être traitée ainsi car en votant, en payant ses taxes, en vivant parmi nous au quotidien, elle avait marqué sa volonté profonde de voir naître le monde qui se débarrassait d'elle.

Que cela est beau ! Que cela est grand ! Que cela dépasse les fantasmes bas et pervers d'une populace avide de sensations fortes !

Mes bien chers amis, une idée m'est venue en rédigeant ces lignes : que diriez-vous de remplacer l'affreux mot « mouchard » par une expression à la fois plus élégante et plus précise comme « Facteur de Bonne Conduite » (FBC) ?

Contes (table des matières)

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