Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel
En chantier
Puisque
je viens de parler du maître de souffrance, j'aimerais raconter ici
l'une des leçons informelles qu'il prodiguait à ses compagnons.
S'il est possible qu'elle paraisse obscure aux yeux de mes éventuels
lecteurs, elle fut pour moi si lumineuse qu'elle changea non
seulement mon présent et mon futur mais aussi mon passé.
Sans
être vraiment atypiques, les enseignements de ce maître étaient
inhabituels puisqu'il ne disait presque rien dans un cadre formel,
préférant apparemment laisser à la vie le soin d'offrir un lieu,
un temps et un thème appropriés à ses causeries.
Ce
jour-là, nous étions en train de bâtir des huttes pour trois
moines dont les habitats avaient subi un glissement de terrain et se
trouvaient à présent au fond d'un ravin. Le révérend
(désignons-le ainsi) était assis par terre, occupé à tresser des
végétaux pour en faire des cordons plats. Autour de lui, tous les
moines s'affairaient, occupés à diverses tâches que l'un d'eux
coordonnait, n'hésitant pas à donner des consignes à ses
supérieurs lorsque le besoin s'en faisait ressentir.
Un
novice (désignons-le ainsi) s'approcha du révérend (continuons à
la désigner ainsi) et s'inclina formellement, indiquant ainsi qu'il
voulait parler de religion au tresseur de corde. Celui-ci finit le
rang qu'il avait commencé, vérifia sa solidité puis déposa le
tout sur une pierre plate, jaugeant du regard le moine à la mine
atterrée.
-J'ai
encore fait un rêve.
-Menteur.
Le
mot terrible était tombé des lèvres du révérend, prononcé d'un
ton froid et détaché, comme s’il énonçait un simple fait alors
qu'il accusait son compagnon d'un crime presque aussi grave qu'un
meurtre aux yeux de ses coreligionnaires. Pourtant, le moine continua
comme s'il n'avait rien entendu.
-J'ai
rêvé d'une poule à deux têtes, et chacune essayait de picorer les
yeux de l'autre.
-Menteur.
-Je
n'en peux plus. Ces rêves me rendent fou !
-Ah,
enfin un peu de vérité !
Le
jeune moine redressa la tête. Il était en larmes.
-Je
n'ai pas menti ! Tout ce que j'ai dit était vrai.
-D'accord,
tu n'as pas menti. En revanche, à peu près tout ce que tu as dit
était faux.
Le
chantier était à présent totalement silencieux. Comme je l'ai dit,
l'accusation portée par le révérend était très grave car le
mensonge est à leurs yeux un acte quasi-criminel, surtout concernant
la religion. Je connais leur droit canon aussi mal que le nôtre mais
je sais qu'un moine peut être chassé de son ordre s'il a fait une
entorse grave à la vérité. Pourtant, le silence des moines n'avait
rien de menaçant : à quelque signe, ils avaient vu que le
supérieur avait un but et que sa sécheresse apparente était le
fruit de sa bonté, chose dont le novice ne semblait pas conscient.
-Ecoute-moi
attentivement. Je ne doute pas un instant que ta description du rêve
soit vraie. En revanche, ce que tu en dis est faux. Tu dois apprendre
à voir ce que tu vois et non ce que tu crois voir, à entendre ce
que tu entends et non ce que tu crois entendre, et de même pour les
quatre autres sens. C'est ainsi que tu dois les utiliser. Pour
parvenir à cela, tu dois croire ce que tu vois, sinon tu continueras
à voir ce que tu crois. Non, tais-toi.
Il
venait de lever la main pour empêcher le jeune moine de répondre.
-Je
sais, cela n'a l'air de rien mais réfléchis-y soigneusement puis
viens me trouver. Si tu me prouves que mes paroles n'ont pas de sens
ou sont sans utilité, je l'admettrai devant tous nos frères.
Retourne travailler.
Lui-même
ramassa son cordon et commença un nouveau rang tandis que le
chantier reprenait vie. Je ne sais pas ce que le jeune moine fit de
ses paroles mais je sais que, pour une raison mystérieuse, elles me
hantèrent un long moment tandis que j'aidais mes compagnons à
retirer des vers de la terre pour les déposer à l'abri de nos
allées et venues. Ce fut au moment où je déposais une motte pleine
d'habitants que quelque chose me frappa dans ses mots. Je me souvins
de mes visions, des récits que j'en avais fait et du courroux de mes
maîtres, de toutes ces chicanes, de ma condamnation et puis de mon
départ. Je me souvins de tout cela et de bien d'autres choses encore
et puis je me souvins enfin de toi, mon Seigneur et mon ami, tel que
je t'avais vu. Tel que je te vois.
Quand
je revins à moi, le révérend me regardait en riant et en battant
des mains à la manière d'un enfant qui vient de recevoir un beau
cadeau ; moi, j'étais un homme libre.
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