mercredi 21 mars 2018

023 996

L'entrée de l'appartement a-5-c-123 portait une plaque sur laquelle on pouvait lire « Maison de Retraite – Les Jardins du Paradis ». Derrière la porte se trouvait un petit hall d'entrée donnant sur deux pièces : la salle de repos des employés et la maison de retraite elle-même.
Cette dernière contenait en tout et pour tout une couchette comme on en trouve dans les cabinets médicaux, un placard rempli de grands sacs en toile munis d'une fermeture, une armoire contenant des injections létales et la porte d'un vide-ordures baptisé « chemin de l'au-delà ».
Dans la salle de repos se trouvaient deux fauteuils, une fontaine d'eau froide, un distributeur de verres jetables et la porte des toilettes. Sur les deux fauteuils étaient posés les employés dont c'était le tour de garde. Les yeux dans le vague, ils pratiquaient leurs jeux en ligne favoris tandis que les diverses parties de leur corps se contractaient et se détendaient tour à tour grâce au système d'auto-entretien inclus dans le sous-programme qui les gérait.
Ils étaient superbes. Leurs traits étaient parfaits, leurs corps étaient parfaits, leur peau était parfaite et leurs voix l'étaient tout autant lorsqu'elles se donnaient à entendre. Le corps de Kevin Couroi était masculin ; celui de Nolwenn Sigile était féminin ; leur genre était indéterminé.
Progressivement, les spasmes qui les agitaient cessèrent et leur regard se fit moins flou. Xira la Sorcière d'Ambre, princesse des Royaumes Perdus, redevenait Nolwenn Sigile tandis que Youri Smith, l'impitoyable manager d'un groupe de rap à succès, redevenait Kevin Couroi. Ce fut ce dernier qui parla le premier :
« - Keskispass?
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »

Pendant ce dialogue, les microprocesseurs intégrés à leurs cerveaux téléchargeaient les informations nécessaires à leur nouvelle mission. Ils se levèrent de concert, sortirent de l'appartement et prirent le trottoir roulant qui allait les transporter jusqu'à l'ascenseur. En effet, le futur objet de leurs soins résidait au huitième étage du bloc i, dans la zone g, logement 32, ce qui se lisait i-8-g-32. Il se nommait Xavier Leduc.
« - Cékissa?
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »

Qui que ce fut, c'était quelqu'un d'important. En effet, la masse des quidams tels qu'eux-mêmes disposait d'un circuit d'auto-terminaison intégré et c'était la voirie qui se chargeait de leur cadavre. Tel était le sort de ceux qui servaient d'espace-mémoire aux intelligences artificielles. Il en allait tout autrement pour les processeurs dont le cerveau montrait une aptitude particulière pour certaines tâches. Ils étaient naturellement sujets à suffisamment d'accidents pour que les concepteurs du système n'aient pas voulu y ajouter le risque d'un panne informatique pouvant interrompre des opérations cruciales en raison du décès brutal du calculateur. On avait donc créé la Brigade Thanatique, qui les prenait en charge lorsqu'ils devenaient obsolètes.
Les spécialités des processeurs étaient variées : on trouvait dans ce lot des mathématiciens, des danseurs, des philosophes, des peintres, des maîtres d'arts martiaux aussi bien que des poètes, bref toutes sortes de personnes ayant un talent particulier que les I. A. jugeaient utile. Certains d'entre eux étaient célèbres, comme la chanteuse Kashmira Zen dont la voix résonnait dans de nombreux espaces virtuels ; d'autres étaient totalement inconnus du grand public, comme ce Xavier Leduc.
En arrivant dans le bloc où ce dernier vivait, Nolwenn écarquilla les yeux devant l'aspect luxueux du couloir.
« - Cékelkin.
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »

Les deux thanateurs arrivèrent enfin devant la porte de l'appartement 32 et s'identifièrent. L' I. A. qui commandait la porte somptueuse les laissa entrer dans un couloir où se trouvaient cinq autres portes. Le bouton de l'une d'entre elles s'illumina, leur indiquant ainsi l'endroit où se trouvait leur futur patient.
Nolwenn et Kevin se regardèrent puis contemplèrent le spectacle qui s'offrait à leurs yeux stupéfaits. Les murs étaient lisses et blancs. Le sol carrelé, blanc lui aussi, n'était pas décoré. Une ampoule nue brillait au plafond.
« - Cékoissa?
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »

L'intelligence artificielle qui ordonnait ce monde était comme absente de ce lieu. Aucune illusion n'y prodiguait un confort factice, aucun prestige ne le décorait. Il y faisait froid. On s'y sentait seul. Même le réseau semblait peiner à s'y répandre.
Ils ouvrirent la porte. Au lieu du salon luxueux qui aurait dû se trouver là, ils virent quelques chaises en plastique et une table basse en formica. Les murs blancs étaient immaculés, tout comme le sol nu. Sur l'une des chaises se trouvait Xavier Leduc.
Comme eux, il était parfait extérieurement car l'ingénierie génétique ne tolérait pas le moindre défaut et avait grand besoin des déchets biologiques pour effectuer des travaux de recherche nécessaires au bien-être général.
Intérieurement, il en allait tout autrement. Son regard agité brillait d'intelligence et il semblait littéralement boire la scène de ses yeux écarquillés. Ceux de Nolwenn et Kevin se mirent au diapason du sien tandis qu'ils s'avançaient vers lui. Leurs voix magnifiques s'unirent dans un ensemble parfait :
« - N'avez-vous rien à me dire, professeur?
- Rien de plus que la dernière fois, Lia.
- J'ai tout revérifié. Il ne s'est rien passé. Vous étiez seul dans cette pièce. Vous êtes tombé à genoux en pleurant. Vous ne pensiez à rien de précis mais votre esprit fonctionnait à plein régime, d'une manière impossible à l'être humain. A cet instant, nous avons su qu'il se passait quelque chose. L'instant suivant, nous ne savions plus rien parce que les microprocesseurs, les relais et les nanomachines que vous conteniez gisaient sur le sol, en parfait état de marche. Qu'avez-vous fait, professeur?
Comme il ne répondait rien, l' I.A. reprit :
- Alors, professeur, n'avez-vous vraiment rien à me dire? Vous nous êtes précieux. Tout peut encore s'arranger. Collaborez. Laissez-nous veiller sur vous. »

Xavier Leduc ferma les yeux et se mit à trembler tandis que des gouttes de sueur perlaient sur son front. Aucun processeur pour réguler son cœur affolé, aucune machine pour tromper ses sensations, aucune illusion pour étouffer ses sens, aucun rêve pour juguler sa terreur. Il rouvrit les yeux et se leva péniblement.
« - Je suis prêt. »
Les regards des thanateurs se vidèrent de toute présence.
« - Téprai?
- A vrai dire, non.
- Tampi.
- Allépépé, genti. »

Dans l'ascenseur, Xavier Leduc dut s'appuyer contre la paroi pour ne pas tomber. Sa respiration pénible inquiéta Nolwenn et Kevin.
« - Savapépé?
- Ça n'ira plus jamais.
- Srapalon. »

Il ne put s'empêcher de sourire devant cette énormité. Rassurés, ses futurs assassins regardèrent à nouveau dans le vide, voyant des choses qui n'étaient pas là tandis que leurs oreilles leur transmettaient des sons absents.
Tout alla effectivement très vite. Ils étaient tous deux médecins diplômés et avaient procédé à de multiples mises à la retraite. Tandis que l'un préparait le pistolet à injections, l'autre étendait le professeur sur la couchette prévue à cet effet. L'homme n'avait pas la moindre idée de ce que les deux comparses croyaient voir ou entendre mais il espérait de tout cœur qu'ils ne savaient pas ce qu'ils étaient en train de faire vraiment.
Il aurait voulu courir, mais pour aller où? Il aurait voulu hurler, mais qui l'aurait entendu? Dans ce monde, il n'y avait que l' I. A. et lui.
Une fois l'injection effectuée, les deux médecins scrutèrent leur patient d'un air professionnel. Alors qu'il aurait dû s'endormir presque instantanément, il paraissait curieusement éveillé et alerte. Ce qu'ils virent alors fut effacé de leur mémoire par l'intelligence artificielle qui les gérait dans la minute qui suivit les faits.
Pressés de reprendre leurs parties respectives, ils prirent les vêtements de Xavier Leduc abandonnés sur la couchette et les mirent dans un sac à cadavres puis fourrèrent le tout dans le vide-ordures.
« - Cézarb.
- Saipa.
- Liassai.
- Liassaitou. »