Discours
et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes
mais moins vastes que le ciel
Les Perchés
Lors
de mes pérégrinations parmi les anachorètes et les cénobites qui
peuplaient la vaste forêt où ma destinée m'avait conduit, il
m'arrivait souvent de croiser les êtres les plus étranges et de
vivre les expériences les plus inattendues.
Ce
fut ainsi qu'un jour, alors que je rejoignais la hutte qui me servait
de domicile après un assez long séjour chez des amis qui vivaient
dans les hauteurs, je me perdis en vertu d'un heureux hasard qui
conduisit mes pas vers une vallée dont je n'avais jamais entendu
parler.
Elle
était plantée d'arbres aux dimensions si prodigieuses qu'ils
semblaient infinis, surtout dans la pénombre générée par leur
frondaisons qui s'élançaient vers le ciel en quête de soleil. A
leur pied, la végétation était plutôt rare mais les branches
tombées au sol suffisaient à rendre ma progression difficile,
certaines d'entre elles atteignant la taille d'un chêne vieux de
trois décennies. Le fond de la vallée, quant à lui, était
totalement impraticable en raison de rochers et d'énormes troncs
sans doute amenés là par les averses torrentielles qui devaient
frapper les parois de ce lieu lors de la saison des pluies.
Totalement
fasciné par ce spectacle, j'avais progressé en me contentant, ainsi
que j'en avais pris l'habitude, de noter dans mon esprit tous les
points de repère nécessaires pour pouvoir retrouver ma route en cas
de nécessité mais j'avais négligé un point essentiel : sous ces
latitudes, la nuit tombe comme une enclume dans une mare et le
voyageur imprudent peut facilement se voir empêché de continuer sa
route par la plus noire des nuits.
Ce
fut ce qui m'arriva alors. Puisque je savais comment rebrousser
chemin à partir du lieu où je me trouvais, je choisis de rester là
où j'étais et de me reposer tant bien que mal jusqu'au lever du
jour. Je préparais donc une couche de fortune à l'aide de débris
végétaux, bus cinq petites gorgées d'eau puis, en suivant le
rythme de ma respiration, j'appelais mon cher Seigneur dans mon cœur.
Au
petit matin, je bus à nouveau un peu d'eau, vérifiais l'ensemble de
mes affaires et me préparais à partir quand j'entendis à quelque
distance le chant monotone des moines de ces contrées. Encore une
fois, ma curiosité eut raison de ma raison et je dirigeais mes pas
vers ces voix humaines, tout à l'opposé de mon but premier. Fort
heureusement, le chemin à parcourir se révéla fort court même si
le dénivelé se montrait éprouvant.
Alors
que je ralentissais pour retrouver mon souffle, je vis au dessus de
moi la couleur ocre d'une robe et, en levant les yeux, j'aperçus la
personne tout entière. Elle était perchée à une quinzaine de
mètres du sol mais je la voyais distinctement car la forte pente me
plaçait presque à sa hauteur. Assis les jambes croisées sur une
planche minuscule, sans moyen visible de descendre ni de monter, un
moine méditait là, apparemment seul et perdu au milieu de
nulle part.
Mes
rencontres avec les religieux habitant cette forêt m'avaient quelque
peu dégrossi, aussi ne fis-je aucun bruit susceptible de troubler sa
méditation. Je poursuivis donc ma route, l'esprit fourmillant de
questions qui s’apaisèrent peu à peu.
Un
peu plus haut, je parvins à une vaste corniche non sans avoir croisé
d'autres moines complètement perchés, ainsi que mon intellect
souvent irrévérencieux les avait nommés. Là, je vis enfin des
êtres humains debout sur leurs jambes, le bol à aumône prêt,
visiblement assemblés pour s'en aller mendier leur nourriture. Un
gaillard rubicond entre deux âges m'avisa du regard et, sans un mot,
me fit signe de prendre place au bout de la colonne, ce que je fis
immédiatement.
Il
faut te faire savoir, cher lecteur, que pour ces moines, mendier leur
nourriture est une affaire extrêmement sérieuse. A certains égards,
on pourrait même dire que cet acte résume à lui seul leur position
dans le monde et leur attitude par rapport à celui-ci, à tel point
qu'un maître de ma connaissance dont je parlerai peut-être ailleurs
en avait fait l'essence de son enseignement. Mais laissons là ces
considérations qui n'intéressent sans doute que moi et reprenons le
fil de notre récit.
Nous
ne revînmes au monastère, puisqu'il faut bien le nommer ainsi,
qu'environ quatre heures plus tard. Là, chacun déversa le contenu
de son bol dans une cuve ; deux moines mélangèrent le tout
puis distribuèrent la nourriture ainsi obtenue. Le repas terminé et
la vaisselle faite, tous allèrent vaquer à leurs occupations.
Jusque là, aucun mot n'avait été prononcé si l'on excepte
l'office du matin que j'avais entendu de loin. Plutôt que de
m'égarer dans de longues digressions concernant cet office, leurs
offices en général et leur déroulement, je préfère te renvoyer
au récit complet que j'en ai fait ailleurs.
Poursuivons
donc.
Le
gaillard rubicond m'appela d'un geste à venir près de lui puis me
conduisit vers un petit torrent au bord duquel on avait préparé
avec soin des coussins de feuilles mortes. Sans plus de cérémonie,
il m'invita à y prendre place et me tendit un verre d'eau dont je
bus deux gorgées avant de le poser près de moi.
Comment
pourrais-je raconter ce que nous nous dîmes alors ? Le
supérieur de cet étrange monastère était un homme si simple dans
son expression et si complexe dans sa pensée que je ressens une
sensation de vertige en me souvenant de ces instants.
Mais
au fond, qu'importe ? A sa manière bizarre, pleine de bonds et
de rebonds, d'anecdotes et d'images, il me dit en substance ce que
j'avais entendu tant d'autres maîtres prêcher. Comme les meilleurs
d’entre eux, il était très littéralement son enseignement et
tout son être était une leçon destinée à qui voulait – et
pouvait – l'entendre.
Et
oui, c'était bien lui qui offrait à ceux qui en ressentaient le
besoin la possibilité de devenir complètement perchés. Oserai-je
le dire ? Mais oui, abandonnons ici toute fausse prétention :
le saint homme manqua s'étrangler de rire quand il comprit ce que
cette expression sous-entendait dans ma langue et se désespéra de
ne pas pouvoir faire le même jeu de mots dans la sienne.
Un
peu gêné par le rôle absurde que je m'étais moi-même attribué,
je finis par lui avouer combien j'étais outré par cette pratique
qui mettait en danger la vie des religieux qui y avaient recours, et
combien elle me paraissait folle et cruelle. S’ensuivit de ma part
un long sermon plein d'humanité et dégoulinant de bons sentiments,
de vœux pieux et autres considérations généreuses.
Je
dirais à sa décharge qu'il m'écouta fort calmement, ne
m'interrompant que pour me demander de préciser ma pensée.
Pour
finir, je lui déclarai que la plus élémentaire bonté ordonnait
que l'on empêchât un être humain de recourir à de telles pratique
afin de le préserver de sa propre folie puis lui demandai instamment
d'y mettre fin.
A
ma grande surprise, le maître rubicond ne saisit pas son chapelet,
ne me reprit pas ni ne m’adressa le moindre reproche. Il resta là,
assis, me regardant calmement, se contentant de lever la main pour
m'intimer le silence en voyant que je voulais poursuivre mon
exhortation.
Ah,
cher lecteur, je l'avoue, je m'offris alors le ridicule de croire à
la valeur de mes propres mots. Comme cet homme fut patient avec moi,
ce jour-là ! Il se contenta de rester là, les yeux fixés sur
l'eau du torrent. Je sais à présent qu'il écoutait l'esprit mais,
dans ma sottise, je m'imaginais à l'époque que son monde intérieur
s'écroulait sous le poids de mes arguments.
Même
s'il dut avoir pitié de moi, ce madré, qui ne manquait pas
d'humour, ne me tint pas pour autant quitte de cette leçon de
morale :
« -
Je t'ai entendu, ami, et je crois même avoir compris ce que tu
essaies de me dire. Que faire sinon céder face à une telle
rhétorique ? Je m'en vais donc t'obéir et ordonner à tous ces
religieux de quitter leurs plates-formes avant la nuit, et cela à
une seule condition.
-
Laquelle ?
-
Que tu répondes de manière satisfaisante à une question.
-
Laquelle ?
- Où
serez-vous, toi et ta bonté, quand ces moines seront seuls face à
la mort ? »
Est-il
besoin d'épiloguer, ami lecteur ? J'imagine que tu comprends à
présent pourquoi je décidais de prolonger mon séjour chez ce
maître dont les indicibles souffrances, narrées ailleurs, furent
pour moi une leçon inoubliable.
Note :
L'anecdote concernant des moines qui méditent sur des plates-formes
n'est nullement de moi mais je suis hélas incapable de me souvenir
dans quel ouvrage je l'ai trouvée ; je modifierai donc cette
note quand je m'en rappellerai.