Je
voudrais vous parler de celui que je nomme Simon. Je l'ai baptisé
ainsi lorsque l'état a décidé d'en faire son Pierre. Simon est
informaticien. Simon est poète. Simon est un génie dont j'ai
l'honneur et la peur d'être le Baptiste.
J'ai
rencontré Simon pendant des vacances, terme merveilleusement
approprié pour décrire ce que Simon va faire, va nous faire. Simon
va se muer en voyagiste, en tour operator du vide menant au néant.
Moi, je ne suis que l'appel d'air qui va vous faire passer la porte
de son agence.
Simon
est poète, disais-je. C'est cela qui a provoqué notre rencontre. Ce
jour-là, j'essayais vainement de me faire croire que j'étais bien,
que j'étais heureux mais je ne savais pas quoi faire de moi-même.
Or, en passant devant le syndicat d'initiative, je vis une affichette
qui disait ceci : « Poésie. Pré aux fées. 15H30. »
Tout comme mon chef de service, le webmestre de ce site et mon
supérieur à la POPOL, je lis et j'écris des vers. Ne cherchez pas
mon nom dans votre mémoire : il n'y est pas. J'ai dit que
j'écrivais des vers, pas qu'ils intéressaient quelqu'un. Moi aussi,
je suis une voix qui crie dans le désert, mais mon désert à moi
est vraiment désert.
Bref,
un peu avant trois heures et demi, je me trouvais dans le pré aux
fées avec une centaine d'autres personnes, ce qui est vraiment
beaucoup pour de la poésie, surtout aussi mal annoncée. Toutefois,
je constatais vite qu'ils se connaissaient presque tous, au moins de
vue. Il existait une sorte de connivence entre eux. Ils savaient ce
qu'ils faisaient là.
Devant
nous, il y avait une petite scène. Sur la scène, un système
d'amplification, une boite à rythme relativement simple et un micro.
À 15H25, le poète monta sur la scène, vérifia que tout
fonctionnait et commença.
Il
fit démarrer un motif simple sur son engin : deux temps
faibles, un temps fort, trois temps faibles. Ne m'en demandez pas
plus car, si je suis sensible au rythme des choses, je n'y connais à
peu près rien d'un point de vue technique.
Au
fait, un petit message à tous les apprentis Docteur Mabuse : le
secret n'est pas dans le rythme.
L'homme
déclama alors son texte sans suivre de méthode particulière ;
le débit était naturel en apparence et la voix assez peu
travaillée. Voici ce qu'il dit :
«You me yumi
You me yumi
Love, love
You me yumi
You me yumi
Love, love
You you you you
You you you you
Dove, dove
Me me me me
Me me me me
Grove, grove
We so kawaï
We so kawaï
Ove, ove
Here in Hawaï
Here in Hawaï
Stove, stove. »
Alors
qu'il semblait vouloir poursuivre, je décidais de m'en aller car
j'avais mon compte et davantage. J'aime la poésie, j'aime ma langue
natale et quelques autres mais ceci n'était rien, tout simplement :
une sorte de gloubiboulga façon Casimir, si vous suivez ma pensée.
Seulement,
lorsque je voulus me lever, je ne le pus pas. Ma tête hochait en
suivant le kick, mes mains tapaient le rythme, mes yeux pleuraient de
joie et mes lèvres étaient presque douloureuses à force de
sourire. J'observai les idées de sécurité, de paix, de bonheur et
d'amour qui me traversaient en un flot presque continu tout en
suivant le flux de ma respiration. C'est l'une des bonnes choses
qu'apporte la méditation : vous n'êtes plus obligé de prendre
au sérieux toutes les histoires que l'esprit se raconte.
Quelques
minutes après la fin de la représentation, mon état était
redevenu normal à l'exception de « flashs » d'euphorie
comme en connaissent certains drogués. J'allais alors discuter avec
celui qui se considérait comme un artiste et qui se montra quelque
peu étonné par mon manque d'enthousiasme, au sens étymologique du
terme, jusqu'à ce que je lui eus expliqué ce que j'avais fait. Il
me remercia chaudement et m'assura que si je revenais le lendemain,
tout se passerait mieux. J'eus alors envie de tuer cet homme mais,
au lieu de cela, je lui fis état de ma qualité de poète amateur et
clamais mon admiration sans borne pour la qualité sonore de ses
vers.
J'avais
frappé juste. Ce fat croyait vraiment qu'il écrivait de la poésie
et que ses prouesses technologiques n'étaient qu'un mise en valeur
de son génie linguistique.
Pour
être bref, voici en substance ce qu'il me dit. Selon lui, chaque
cerveau humain avait un langage naturel et utiliser sa langue natale
revenait à opérer une traduction plus ou moins habile. En fait,
personne n'utilisait intérieurement la même langue qu'un autre. En
se servant du langage interne de quelqu'un, on pouvait lui faire
faire n'importe quoi, lui faire dire ou penser ce que l'on voulait et
il croyait que tout cela venait de lui-même.
Comment
faire ? Et bien, en collationnant tous les renseignements que
contenaient les machines sur chaque individu grâce à une IA et à
l'aide des algorithmes appropriés, on pouvait obtenir une bonne
approximation du langage de chacun.
Il
me décrivit alors le paradis qu'allait bientôt devenir le monde.
Chaque être humain pourrait s'y exprimer dans sa langue naturelle
via une IA qui transmettrait aux autres non pas ce qu'il disait et
qui pouvait se montrer offensant pour certains mais bien ce que les
autres voulaient entendre, quoi que ce fût, dans une version unique
à chacun. Cette nouvelle tour de Babel respectueuse de toutes les
diversités me donna le vertige.
Je
crois à présent que j'aurais dû obéir à mon instinct et
débarrasser le monde de ce déchet. Ne voyez pas là une métaphore
ou un vœux pieux : je suis un membre de la POPOL et, à
l'exception de militaires bien entraînés, très rares sont les gens
qui pourraient m'opposer un semblant de résistance dans un corps à
corps, surtout lorsque mon seul but est de les liquider.
Seulement,
je suis aussi un fonctionnaire et, selon la formule consacrée, je
suis loyal envers l'état.
Alors,
je rendis compte à mon supérieur qui rendit compte au sien et ainsi
de suite.
Et
me voici collé aux basques de ce crétin qui me prend pour son féal
le plus dévoué. Il goûte particulièrement mon humilité devant
son génie. Il aime m'entendre parler de ses vers.
Il
devait en être ainsi, je crois. Qui peut mieux détruire une chose
que celui qui l'aime ?
Je
pourrais me consoler en me disant que, bientôt, vous aimerez mes
poèmes. Le problème est que je sais que la lecture du programme
télé vous remplira aussi de joie. Comme Simon, vous vous
masturberez frénétiquement en vous regardant et, partout, vous ne
verrez rien d'autre que vous-même et vous vous aimerez et vous serez
heureux car rien d'autre ne vous sera autorisé.
Le
véritable point commun entre tous ceux qui vitupéraient contre
l'autorité de Dieu, c'est qu'ils n'avaient jamais goûté pleinement
aux joies de la démocratie. Vous, vous les connaîtrez bientôt.
Et
dire que je me sentais seul. Je crois que je vais devoir inventer un
nouveau mot.
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