Préambule :
Ce texte fait suite à « Une modeste proposition » et
« Courrier des lecteurs » que vous trouverez dans ce
sommaire .
Si vous n'avez pas le temps de les lire, sachez que le mot « POPOL»
est ici une abréviation plaisante de « police politique »
dans un jargon de fonctionnaires.
L'AAC
Mes
biens chers amis, je tiens tout d'abord à vous présenter mes
excuses pour avoir quitté aussi brutalement notre forum vendredi
dernier. Pour vous expliquer mon attitude, je voudrais vous signaler
deux points. Tout d'abord, en tant que membre de la POPOL, je détiens
des informations confidentielles concernant le sujet de la
discussion, d'autant que j'ai participé à l'élaboration des
procédures de l'Auto Arrestation Citoyenne (AAC). Ensuite, il se
trouve que le forum n'est pas un endroit sûr alors que ce présent
webzine l'est : ne le reçoit et surtout ne peut le lire
impunément que qui a déjà montré patte blanche. Tout lecteur
suspect se verra immédiatement dénoncé aux autorités par les
objets connectés qui l'entourent, à commencer par l'instrument
qu'il utilise pour lire.
En
gage de ma bonne foi je vais, avec l'accord de mes supérieurs qui
voient d'un bon œil cette publication, vous révéler un ou deux
petits secrets de nos services qui vous donneront une idée de la
grandeur du projet que vous commentiez vendredi avec une once de
dédain qui, pour tout vous dire, a heurté ma sensibilité et m'a
choqué. Vous pourrez ainsi vraiment percevoir la valeur des
structures mises en place grâce aux génie de nos élus du peuple,
dont, si j'en crois la rumeur qui court dans les couloirs du service,
notre grand leader en personne.
Vendredi,
donc : ce jour-là, j'avais justement participé à l'une de nos
plus brillantes campagnes de communication visant à promouvoir l'AAC
auprès d'une population parfois rétive. Peut-être avez-vous
remarqué une nette augmentation du délit de fuite et des accidents
chez les citoyens coupables de ne pas s'être auto arrêtés ?
Sachez, dans ce cas, qu'elle n'est en rien due au hasard.
Afin
de rendre la mesure plus populaire, il a en effet été décidé en
haut lieu qu'un citoyen sur dix coupables de ce délit particulier
allait tenter de prendre la fuite lors d'une intervention policière,
mettre en danger la vie des membres des forces de l'ordre et se voir
battu à mort par nos agents en réponse à son comportement déviant.
Ah,
je crois être parvenu à vous surprendre, n'est-ce pas ?
Entrevoyez-vous à présent tout le génie de ceux qui ont donné
naissance à cette mesure ? Sentez-vous combien le public avait
besoin de ce stimulus pour apprendre à respecter une loi aussi
humaine que juste ?
Parce
qu'enfin, je vous le rappelle, nul n'est censé ignorer la loi,
surtout avec la multitude des mouchards (quel vilain mot !)
électroniques qui l'entourent et lui signalent ses moindres
manquements ! Alors pourquoi ne s'auto arrête-t-il pas ?
N'éprouve-t-il pas le moindre sentiment de pitié envers les membres
de nos forces de l'ordre surchargées de travail ? Notre société
éclairée a-t-elle vraiment besoin d'un tel citoyen ?
A
présent, venons-en aux détails. Comme vous le savez, les
comportements à problèmes sont signalés par les objets connectés,
triés par les IA du ministère de l'intérieur et portés au casier
judiciaire provisoire des contrevenants qui en sont informés par
leur smartphone. Toutefois, le traitement de toute cette masse
d'information est complexe et peut se révéler long, d'où
l'invention de l'AAC. Grâce à cette mesure, tout citoyen est libre
de s'arrêter lui-même lorsqu'il se sait coupable puis de faire
appel à la police pour qu'elle procède à son interrogatoire et lui
inflige la ou les peines prévues par le code dans le cadre de la PJA
(Procédure Judiciaire Automatisée) qui a remplacé les tribunaux
correctionnels, devenus obsolètes grâce aux IA.
Mais,
devez-vous vous demander, comment peut-on faire accepter une telle
mesure à des personnes vulgaires incapables de comprendre sa beauté
et son élégante simplicité ? L'expérience nous l'a démontré,
mes chers amis, on ne le peut tout simplement pas. Même les plus
grandes stars de la scène française ou du web n'y sont pas
parvenues après des mois de campagnes acharnées.
Ce
fut alors, si j'en crois la rumeur, qu'une remarque d'un secrétaire
travaillant au ministère de l'intérieur vint frapper les oreilles
de son supérieur : pourquoi ne pas en tuer quelques-uns pour
l'exemple ? Les autres comprendront la leçon et obtempéreront.
Aussitôt
dit, aussitôt fait et nous voilà dans la rue, en quête de notre
premier objet de cours de citoyenneté appliquée. Bien sûr, en
amont, nos informaticiens avaient défini le NUS (Niveau d'Utilité
Sociale) des sujets acceptables et procédé à tous les ajustements
utiles dans la randomisation de la sélection.
Des
dix brigades d'intervention en quête d'une mission dans les rues de
notre bonne ville, celle dont j'étais le référent fut la première
à entendre le signal révélateur de la présence du mauvais citoyen
choisi par les IA ! C'était une jeune femme d'environ 25 ans
qui sortait d'un magasin lorsque nous la vîmes.
En
bien moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, un agent tira une
balle de LBD qui passa au ras de l'oreille gauche de la délinquante,
ce qui la fit sursauter et reculer. Le délit de fuite dûment
constaté, un agent trébucha et manqua tomber. Le délit de violence
faite à un membre des forces de l'ordre dans l'exercice de ses
fonctions dûment constaté lui-aussi, les protecteurs de l'ordre
public entrèrent aussitôt en action et les matraques tombèrent et
retombèrent, encore et encore, brisant les membres, broyant le
visage, réduisant la chair en une pulpe sanguinolente. Parmi les
passants, quelques-uns se trouvèrent pétrifiés d'horreur tandis
que bien d'autres montraient par des signes physiques évidents
qu'ils allaient devoir se cacher pour soulager manuellement
l'excitation provoquée par la scène (eh oui, chers amis, notre bon
peuple en est là!). Toutefois, tous ceux qui s'étaient mis à
courir s'arrêtèrent presque aussitôt, rappelés à l'ordre par
leur smartphone qu'ils prenaient enfin la peine d'écouter.
Imaginez
un peu quel était mon degré d'exaltation ! Que de fluidité et
de grâce dans les gestes pourtant violents des soldats dévoués au
service de notre projet ! La délinquante, dont l'attitude
chaotique et perverse témoignait de toutes les tares du monde
d'avant, devenait pédagogue par la grâce des coups de pied, de
poing et de matraque de nos agents ! Ah, mes chers amis, le
vulgaire ne peut pas seulement soupçonner les pures joies des bons
et loyaux serviteurs de l'état.
En
méditant profondément sur ces événements, je me suis d'ailleurs
aperçu que nos policiers avaient en fait accompli une mission
thérapeutique. En effet, la criminelle était une tumeur dans le
corps social et son éradication était un soin. Ensuite, j'ai vu que
leur action avait également une dimension spirituelle. N'avaient-ils
pas permis à la délinquante d'accomplir une sorte de rédemption en
s'offrant pour exemple de ce qui attendait les criminels dans une
société dûment policée ? Enfin, à un niveau encore plus
subtil, elle avait elle-même demandé à être traitée ainsi car en
votant, en payant ses taxes, en vivant parmi nous au quotidien, elle
avait marqué sa volonté profonde de voir naître le monde qui se
débarrassait d'elle.
Que
cela est beau ! Que cela est grand ! Que cela dépasse les
fantasmes bas et pervers d'une populace avide de sensations fortes !
Mes
bien chers amis, une idée m'est venue en rédigeant ces lignes :
que diriez-vous de remplacer l'affreux mot « mouchard »
par une expression à la fois plus élégante et plus précise comme
« Facteur de Bonne Conduite » (FBC) ?
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