jeudi 20 janvier 2022

Pièces de nuit


    Il y a un trou dans le tissu de la nuit. Je l'ai vu parce qu'il est très sombre, si noir qu'on le voit dans le noir. C'est comme une bouche grande ouverte qui boit la réalité.
    Il n'est pas immobile, ô ça non ! Hier seulement, j'ai dû m'écarter d'un pas pour qu'il ne passe pas sur moi, pour qu'il ne me boive pas avec tout le reste.
    Une fois, j'ai vu une femme marcher vers lui en poussant un landau. Une sueur glacée a recouvert mon corps lorsque mon cœur s'est affolé dans ma poitrine. J'aurais tant voulu pouvoir lui crier de s'arrêter !
    Une autre fois, j'ai vu un jogger courir vers ce trou dans la nuit plus noir que toutes les nuits, comme s'il l'appelait. Comme son regard n'était déjà pas ici et que ses oreilles non plus n'étaient pas là, je n'ai pas réagi. Qu'écoutait-il dans son casque en disparaissant ainsi ?

    Je me demande s'il y a aussi un trou dans le tissu du jour, plus lumineux que le plus lumineux des jours.



Poèmes en prose (table des matières)

samedi 1 janvier 2022

L' A.A.C.

Préambule : Ce texte fait suite à « Une modeste proposition » et « Courrier des lecteurs » que vous trouverez dans ce sommaire . Si vous n'avez pas le temps de les lire, sachez que le mot « POPOL» est ici une abréviation plaisante de « police politique » dans un jargon de fonctionnaires.

L'AAC

Mes biens chers amis, je tiens tout d'abord à vous présenter mes excuses pour avoir quitté aussi brutalement notre forum vendredi dernier. Pour vous expliquer mon attitude, je voudrais vous signaler deux points. Tout d'abord, en tant que membre de la POPOL, je détiens des informations confidentielles concernant le sujet de la discussion, d'autant que j'ai participé à l'élaboration des procédures de l'Auto Arrestation Citoyenne (AAC). Ensuite, il se trouve que le forum n'est pas un endroit sûr alors que ce présent webzine l'est : ne le reçoit et surtout ne peut le lire impunément que qui a déjà montré patte blanche. Tout lecteur suspect se verra immédiatement dénoncé aux autorités par les objets connectés qui l'entourent, à commencer par l'instrument qu'il utilise pour lire.

En gage de ma bonne foi je vais, avec l'accord de mes supérieurs qui voient d'un bon œil cette publication, vous révéler un ou deux petits secrets de nos services qui vous donneront une idée de la grandeur du projet que vous commentiez vendredi avec une once de dédain qui, pour tout vous dire, a heurté ma sensibilité et m'a choqué. Vous pourrez ainsi vraiment percevoir la valeur des structures mises en place grâce aux génie de nos élus du peuple, dont, si j'en crois la rumeur qui court dans les couloirs du service, notre grand leader en personne.

Vendredi, donc : ce jour-là, j'avais justement participé à l'une de nos plus brillantes campagnes de communication visant à promouvoir l'AAC auprès d'une population parfois rétive. Peut-être avez-vous remarqué une nette augmentation du délit de fuite et des accidents chez les citoyens coupables de ne pas s'être auto arrêtés ? Sachez, dans ce cas, qu'elle n'est en rien due au hasard.

Afin de rendre la mesure plus populaire, il a en effet été décidé en haut lieu qu'un citoyen sur dix coupables de ce délit particulier allait tenter de prendre la fuite lors d'une intervention policière, mettre en danger la vie des membres des forces de l'ordre et se voir battu à mort par nos agents en réponse à son comportement déviant.

Ah, je crois être parvenu à vous surprendre, n'est-ce pas ? Entrevoyez-vous à présent tout le génie de ceux qui ont donné naissance à cette mesure ? Sentez-vous combien le public avait besoin de ce stimulus pour apprendre à respecter une loi aussi humaine que juste ?

Parce qu'enfin, je vous le rappelle, nul n'est censé ignorer la loi, surtout avec la multitude des mouchards (quel vilain mot !) électroniques qui l'entourent et lui signalent ses moindres manquements ! Alors pourquoi ne s'auto arrête-t-il pas ? N'éprouve-t-il pas le moindre sentiment de pitié envers les membres de nos forces de l'ordre surchargées de travail ? Notre société éclairée a-t-elle vraiment besoin d'un tel citoyen ?

A présent, venons-en aux détails. Comme vous le savez, les comportements à problèmes sont signalés par les objets connectés, triés par les IA du ministère de l'intérieur et portés au casier judiciaire provisoire des contrevenants qui en sont informés par leur smartphone. Toutefois, le traitement de toute cette masse d'information est complexe et peut se révéler long, d'où l'invention de l'AAC. Grâce à cette mesure, tout citoyen est libre de s'arrêter lui-même lorsqu'il se sait coupable puis de faire appel à la police pour qu'elle procède à son interrogatoire et lui inflige la ou les peines prévues par le code dans le cadre de la PJA (Procédure Judiciaire Automatisée) qui a remplacé les tribunaux correctionnels, devenus obsolètes grâce aux IA.

Mais, devez-vous vous demander, comment peut-on faire accepter une telle mesure à des personnes vulgaires incapables de comprendre sa beauté et son élégante simplicité ? L'expérience nous l'a démontré, mes chers amis, on ne le peut tout simplement pas. Même les plus grandes stars de la scène française ou du web n'y sont pas parvenues après des mois de campagnes acharnées.

Ce fut alors, si j'en crois la rumeur, qu'une remarque d'un secrétaire travaillant au ministère de l'intérieur vint frapper les oreilles de son supérieur : pourquoi ne pas en tuer quelques-uns pour l'exemple ? Les autres comprendront la leçon et obtempéreront.

Aussitôt dit, aussitôt fait et nous voilà dans la rue, en quête de notre premier objet de cours de citoyenneté appliquée. Bien sûr, en amont, nos informaticiens avaient défini le NUS (Niveau d'Utilité Sociale) des sujets acceptables et procédé à tous les ajustements utiles dans la randomisation de la sélection.

Des dix brigades d'intervention en quête d'une mission dans les rues de notre bonne ville, celle dont j'étais le référent fut la première à entendre le signal révélateur de la présence du mauvais citoyen choisi par les IA ! C'était une jeune femme d'environ 25 ans qui sortait d'un magasin lorsque nous la vîmes.

En bien moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, un agent tira une balle de LBD qui passa au ras de l'oreille gauche de la délinquante, ce qui la fit sursauter et reculer. Le délit de fuite dûment constaté, un agent trébucha et manqua tomber. Le délit de violence faite à un membre des forces de l'ordre dans l'exercice de ses fonctions dûment constaté lui-aussi, les protecteurs de l'ordre public entrèrent aussitôt en action et les matraques tombèrent et retombèrent, encore et encore, brisant les membres, broyant le visage, réduisant la chair en une pulpe sanguinolente. Parmi les passants, quelques-uns se trouvèrent pétrifiés d'horreur tandis que bien d'autres montraient par des signes physiques évidents qu'ils allaient devoir se cacher pour soulager manuellement l'excitation provoquée par la scène (eh oui, chers amis, notre bon peuple en est là!). Toutefois, tous ceux qui s'étaient mis à courir s'arrêtèrent presque aussitôt, rappelés à l'ordre par leur smartphone qu'ils prenaient enfin la peine d'écouter.

Imaginez un peu quel était mon degré d'exaltation ! Que de fluidité et de grâce dans les gestes pourtant violents des soldats dévoués au service de notre projet ! La délinquante, dont l'attitude chaotique et perverse témoignait de toutes les tares du monde d'avant, devenait pédagogue par la grâce des coups de pied, de poing et de matraque de nos agents ! Ah, mes chers amis, le vulgaire ne peut pas seulement soupçonner les pures joies des bons et loyaux serviteurs de l'état.

En méditant profondément sur ces événements, je me suis d'ailleurs aperçu que nos policiers avaient en fait accompli une mission thérapeutique. En effet, la criminelle était une tumeur dans le corps social et son éradication était un soin. Ensuite, j'ai vu que leur action avait également une dimension spirituelle. N'avaient-ils pas permis à la délinquante d'accomplir une sorte de rédemption en s'offrant pour exemple de ce qui attendait les criminels dans une société dûment policée ? Enfin, à un niveau encore plus subtil, elle avait elle-même demandé à être traitée ainsi car en votant, en payant ses taxes, en vivant parmi nous au quotidien, elle avait marqué sa volonté profonde de voir naître le monde qui se débarrassait d'elle.

Que cela est beau ! Que cela est grand ! Que cela dépasse les fantasmes bas et pervers d'une populace avide de sensations fortes !

Mes bien chers amis, une idée m'est venue en rédigeant ces lignes : que diriez-vous de remplacer l'affreux mot « mouchard » par une expression à la fois plus élégante et plus précise comme « Facteur de Bonne Conduite » (FBC) ?

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