J'ai arraché le couvercle d'un
piano à queue puis ai percé celui-là d'un unique trou renforcé de
métal à la façon d'un rivet. J'ai passé dans l'orifice du rivet
l'extrémité d'un câble volé à un pont suspendu et me voici muni
d'un rhombe, instrument certes primitif mais fort approprié.
A l'aide d'une masse, j'ai
écrasé un silex mais le geste s'est révélé vain car la pierre,
bien loin de prodiguer les éclats attendus, s'est trouvée réduite
en une poudre que j'ai regardée, perplexe, car elle aussi me
semblait appropriée. Je me suis alors souvenu d'une photo
d'aborigène et j'ai souri car le destin m'avait souri.
Toujours déterminé mais
prudent cette fois, j'ai frappé un autre silex à l'aide d'un galet
vivant, en ce sens que je l'avais trouvé au fond d'une rivière et
non pas emprisonné dans l'étreinte du béton d'un quelconque bac à
fleurs. Plusieurs éclats acérés ont constitué la récompense de
mon acte.
Que me manquait-il ? Une
vaste clairière ; du bois mort que j'allais ramasser aux
alentours de la dite clairière ; des pierres pour former le
cercle dans lequel j'allais invoquer le feu ; du papier et de
allumettes pour rendre mon invocation efficace ; un gobelet pour
l'eau, un peu de la terre qui serait sous mes pieds, un récipient
vide pour contenir de l'air et un autre plus vide encore pour
accueillir l'esprit.
Qu'avais-je en trop ? Mes
vêtements. Je décidais de les garder sur moi le temps de traverser
la ville. Mes pensées. Je n'en avais certes guère mais bien trop
toutefois. Je soupirais, espérant que le rituel m'aiderait à les
effacer ou du moins à les canaliser. Mes doutes. Ceux-ci, je voulais
les conserver jusqu'à ce que le rituel les infirme.
J'ai mis alors mes affaires
dans un sac à dos avant de m'arrêter devant le couvercle du piano
et le câble du pont. Ils étaient décidément un peu grands pour
mon petit sac. « Qu'à cela ne tienne, me suis-je dit, je
jouerai du rhombe tout en marchant. »
J'ai donc fait tourner le
rhombe, défonçant au passage les murs de mon appartement puis j'ai
pris l'escalier car qui peut jouer d'un tel instrument dans un
ascenseur ? Aiguisé par le vent, le couvercle du piano
tranchait tout alentours mais je prenais bien soin d'épargner les
arbres.
J'ai traversé ainsi les rues
de la ville au milieu d'une aure floue et sombre crée par le rhombe
que j'entendais à peine tant le bruit des klaxons des voitures
tranchées net par l'instrument primitif se faisait insistant.
Je montais vers le sentier qui
allait me mener à la clairière quand je l'ai entendu pour la
première fois. Je m'arrêtais à l'orée du sentier. Pour pouvoir
avancer, je devais laisser le rhombe trancher des arbres. Serait-ce
de bon augure pour ce que je me proposais de faire ? Dans le
doute, j'avançais car nécessité fait loi.
Le sentier, considérablement
élargi, m'a mené à la clairière choisie. J'ai alors fait taire le
rhombe pour me repaître de silence et de nuit. Repos perdu, car je
n'étais pas très loin du parking de la voie rapide où tant de
gens s'assemblent pour rompre des interdits qu'ils n'ont jamais
connus et goûter aux relents d'un péché décomposé bien avant
leur naissance.
Je me dénude puis je pars
chercher du bois et des pierres. Le cercle du feu est bien vite mais
soigneusement formé aux sons du rut qui m'environnent et du bruit
des voitures qui ne passent pas très loin. Sur une roche j'assemble
les coupes. Ayant oublié de me munir d'eau, mon envie d'uriner ne me
dérange plus.
Je fais une brassée de mes
vêtements et les jette dans le feu. Mes instruments sont alignés
sur le peu d’étoiles que je distingue au travers des lumières qui
émanent de la ville. Je m'assieds et j'écoute mon cœur battre et
me donner le la. Je suis prêt.
Non. Je prends un morceau de
silex acéré et je trace un sillon dans mes parties génitales, puis
un autre avec un autre silex, et ainsi de suite jusqu'à ce
qu’apparaisse en moi le nom du rêve. Ceci fait, je macule mon
corps enduit de sueur de la poudre blanche du silex broyé en
laquelle subsistent de minuscules éclats qui tranchent ma peau. Des
rigoles de sang tracent d'étranges runes sur ma chair que je souille
du fruit de mes efforts. Elles apparaissent noires dans l'éclat du
feu.
Je suis prêt à présent et au
son de mon cœur j'entame la danse. J'ai oublié le rhombe qui tourne
autour de moi, bénissant mes errements de son mugissement qui vient
percer la nuit. Je crois que je crie quelque chose mais la danse
m'emporte et je n'y prends pas garde. Chacun de mes pas célèbre un
battement de mon cœur et je danse ma vie puis la danse me prend et
d'autres pas effacent ce que mes pieds ont écrit.
Dans la brume du rhombe je vois
des gens s'avancer, se pénétrant à grands cris tandis que je
danse. Un cri orgasmique tente d'escalader le ciel mais tous tombent
et me laissent enfin vivre le silence.
Mon cœur bat à tout rompre à
présent mais je ne dois pas me reposer. J'ai des signes à tracer.
Une dernière pause. Mes mains
emplies de poudre de silex tracent une ligne du ciel à la terre puis
de la terre au ciel. La poudre s'envole et retombe ou s'en va dans le
vent tandis que ma danse reprend. Comme mon cœur se calme, elle se
fait plus lente.Dans cette page blanche mes pieds trouvent le rythme
de la vie. Dans le sombre du ciel mes mains écrivent le rythme de la
vie.
Ma danse doit s'arrêter. Tout
en elle est consumé. La danse, elle, va continuer car tout est
consommé. Le rhombe s'est tu. Je regarde au dessus de moi le ciel
étoilé, sens au dessous de moi la terre tant foulée et je respire.
Le monde a retrouvé un sens.