lundi 6 février 2017

D.A.F.B. 1

Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel

Tel est le titre de l’œuvre posthume du R.P. Ignace, frère capucin parti on ne sait trop comment vers les plus inconnues contrées de l'Asie, mort on ne sait trop où, à on ne sait trop quelle date. Pour héritage, il nous laissa 1752 feuilles de bananier couvertes de son écriture large et élégante. Avant que d'entreprendre le tracé d'une biographie très mal connue, je tiens à vous proposer le premier des écrits que le R.P. Ignace nous a légués : ainsi, vous saurez de quoi il sera question dans cet essai.

   "Tandis que j'allais, cheminant parmi les buissons entrecroisés, j'entendis un homme ahaner. Ravi de trouver enfin une compagnie humaine en ces contrées désertées par notre Seigneur (ainsi me disais-je à moi-même, homme de peu de foi que je suis) je dirigeais mes pas vers lui. Je parvins à une vaste clairière inondée d'un soleil dont je n'aurais pu rêver en ma chère Italie. Là, je vis un moine de ce fameux bouddha que j'allais bientôt apprendre à connaitre mieux. Armé d'une pelle de bois grossière et usée, il tentait vainement de creuser la terre, suant et ahanant sous l'astre à son midi. Il est d'usage en nos contrées de penser que tous les orientaux sont de petits hommes malingres et souffreteux mais je vous prie de croire que mon vis-à-vis d'alors ne correspondait guère à cette description. Le ciel m'en soit témoin, il aurait été à sa place dans le port de Gênes, un ballot sur le dos et jurant aussi fort qu'il le faisait à ce moment-là. Le rictus qu'il fit en me voyant n'étant guère engageant, je m’approchais à pas menus de mon sinistre collègue Selon l'usage local, je me prosternais trois fois devant lui avant de lui adresser la parole, ce que je fis en le saluant. A ma grande surprise, il se prosterna à son tour en s’enquérant de ma santé. Nous nous retrouvâmes ainsi à genoux, face à face et je ne pus m'empêcher de couper court aux politesses d'usage pour lui poser la question qui me taraudait : que faisait-il là à creuser la terre en plein midi?
"-Ça ne se voit pas? Je cherche ma tombe.
-Pardon?
-Et oui, je cherche ma tombe. Il faut bien que je trouve mon corps pour pouvoir l'enterrer, non?"
Cher lecteur, je dis sans honte que cette étrange déclaration me laissa stupide. Je regardais le moine, les trous dans la terre, la clairière et le soleil au dessus de nous avant de décider que je ne rêvais pas. Enfin je contemplais le sol puis relevais les yeux vers lui.
"Mais enfin, vous êtes vivant! Comment pourriez-vous avoir une tombe?"
Le visage du moine, qui était devenu aussi amène que faire se pouvait, se chargea d'un rictus rageur et vindicatif.
Il leva son mala* puis l'abaissa en un geste que j'appris vite à connaitre.
Tandis que ma peau éclatait et que mon sang giclait, je l'entendis crier : "Idiot!"

*Le "mala" est un chapelet bouddhiste comportant 108 grains.