Discours
et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes
mais moins vastes que le ciel
De
concert au marché
Je
repensais souvent à ma rencontre avec le poète, m'interrogeant sur
les raisons de notre sympathie si soudaine. Plutôt que de faire
connaissance, nous avions repris une conversation longtemps
interrompue à l'endroit-même où nous l'avions laissée comme si
nos vies, le temps ou la géographie n'étaient rien. C'était du
moins ainsi que je ressentais les choses. En allait-il de même pour
lui ? Je l'ignorais mais je souhaitais le voir à nouveau.
Et,
comme si de rien n'était et faisant fi de toutes les raisons qui
pouvaient nous tenir séparés, je me mis à penser à ma réponse.
Puisqu'il avait chanté sa vision des voies de ce monde et de
l'autre, j'allais faire de même. Certes, je n'allais pas lui offrir
un récital d'opéra à sa façon mais ma voix avait été travaillée
à la rude école du maître des novices, loin là-bas dans le
monastère que j'avais dû quitter, rude en ceci qu'on y exigeait le
meilleur de chacun mais non pas inhumaine comme celles où l'on
attend de tous une perfection bien vaine. Les moines de la forêt qui
m'avaient entendu chanter des psaumes avaient été surpris par une
musique différente de celle à laquelle leurs oreilles étaient
accoutumées mais l'avait trouvée agréable et reposante pour
l'esprit, ce qui me confortait dans cette approche.
Toutefois,
il me restait à trouver que dire et, suivant en cela ma technique
favorite, je ne le cherchais pas. Je m'en allais sur les chemins en
murmurant dans mon cœur le nom du Sauveur, contemplais les
merveilles de la création et me réjouissais dans sa beauté.
Enfin,
un matin, alors que je venais d'achever de dire mes prières, je sus
qu'il était temps de prendre la plume et j'écrivis quelques vers
dans la langue religieuse des moines de la forêt, que nous parlions
tous deux, avant de les retravailler longuement. Il s'écoula une
semaine avant que je fusse prêt. Débutèrent alors les répétitions,
les corrections et les ajustements, tous ces mille et un détails
sans lesquels une œuvre, même mineure, n'est qu'un brouillon ou au
mieux une ébauche. Et puis, un jour, je sus qu'il était temps
d'abandonner ma tâche. Certes, ce n'était pas parfait, d'autant que
je n'étais nullement un artiste inspiré, mais il s'y trouvait ce
que je voulais dire sous une forme que je jugeais satisfaisante.
Il
s'écoula encore quelques temps avant que je ne revis le poète et
cette rencontre n'eut rien d'idéal. Il venait d'achever un récital
sur la place d'un marché et buvait de l'eau à longs traits en
compagnie de quelques confrères au beau milieu du brouhaha qui
accompagnait toujours ce type d’événements. Pourtant, l'esprit
voulait que je parlasse, et je le fis. J'aimerais pouvoir prétendre
que tous se turent pour m'écouter mais ce ne serait que vantardise.
Toutefois, nul ne m'interrompit et beaucoup me prêtèrent attention.
Voici la traduction de ce que je chantais alors :
Je suis la harpe du Seigneur
Il joue de moi et je résonne
Entendez les notes qui sonnent
Lorsque sa voix touche mon cœur
Sur les chemins je chante Dieu
Et sous les toits je fais de même
Toute la graine que je sème
Je l'ai recueillie dans les cieux
Là-haut tout le monde est heureux
Là-haut plus rien qui vous atteigne
Là-haut la justice enfin règne
Là-haut l'amour est victorieux
Quand je commence une chanson
Les enfants me jettent des pierres
Les hommes se noient dans leur bière
Les femmes dans leurs discutions
Et puis chacun s'en va prier
Pour qu'on m'arrête et qu'on me pende
Car même la nuit ils m'entendent
Les appeler à la pitié
Pitié pour tous les exploités
Pitié pour les auteurs de crimes
Pitié pour toutes les victimes
Pitié pour les riches rentiers
Mais que faire de ses loisirs
Si l'on ne peut crier sa haine
Ou bien se vautrer dans sa peine
Mieux vaut souffrir pour le plaisir
Un jour sans doute ils me prendront
Et me parleront de justice
Et puis après quelques supplices
Pour rire un peu ils me pendront
Alors ils rentreront chez eux
Alors ils m'oublieront peut-être
Alors je prierai pour les êtres
Alors je verrai enfin Dieu
Quand
j'eus achevé ce que j'ose nommer mon récital, le poète vint vers
moi et me dit sur le ton de la conversation :
« C'est
donc cela que tu penses ? Il va falloir que j'y réfléchisse. »
Il
m’entraîna vers ses compagnons, m'offrit une gourde d'eau et nous
devisâmes quelques temps au milieu de la foule, comme si le monde
n'était rien d'autre qu'une infime poussière dansant dans la clarté
du Seigneur.
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