vendredi 30 juin 2023

Mehr Licht : certes, mais laquelle ?

 

Les lumières qu'engendre la religion éclairent doucement et sont environnées de pénombre.

Les lumières qu'engendre la raison éclairent vivement et sont environnées de ténèbres.

La raison en est peut-être que la foi regarde l'autre tandis que la raison ne regarde que soi.


Maximes et autres moralités

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La cathédrale dont les flèches visent le bas

 

Dans ce petit bois, on ne compte plus les hommes venus s'allumer mutuellement leurs cierges de chair qui ne cherchent que le bas. En des processions tumultueuses, ils les brandissent et se les offrent, en quête de l'anus-sœur, de la bouche à baiser. Et les cierges s'agitent, s'agitent pour éructer une pauvre flamme semi-liquide qui remplit un réservoir de latex. L'offrande est alors prête pour rejoindre l'en-bas, portée par les eaux usées de la ville proche.

Et puis le jour vient où le fidèle ne trouve plus de trou où mettre son cierge : il est vieux, trop vieux pour plaire encore aux foules qui se succèdent dans le petit bois. Et puis son cierge marche mal : lui aussi est vieux et usé par tant et tant de processions et d'offrandes à l'en-bas.

Alors le fidèle prend la gélule que lui offre le monde et propose aux foules son cierge ragaillardi mais il reste vieux, trop vieux pour plaire aux jeunes hommes en quête de plaisir. Dorénavant, il lui faudra payer pour pratiquer ou bien se contenter de consommer les images pieuses véhiculées par la toile tissée pour le prendre.

C'est à ce moment que le fidèle comprend qu'il sera bientôt temps de rejoindre les fruits de sa pratique, porté par les eaux usées de la ville jusqu'à l'en-bas.


Poèmes en prose (table des matières)

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jeudi 8 juin 2023

DAFB 13 - Oniromancie (2)

 

-Ah, vous avez compris ça ? Ces derniers temps, j'avais un peu l'impression qu'il me manquait quelque chose. Pas la télé ni les smartphones, même pas les livres ou les gens. Mais quelque chose n'allait pas

-Non. Pas moyen. Alors, j'ai fait un rêve.

-Non, pas lui. Lui, il vient avec la télé et les smartphones, avec les livres et les gens, il est là pour ceux qui perdent tout contact avec la vie.

-J'en suis désolé. Vous savez, ce n'est pas facile de parler non plus. Je n'ai plus vraiment l'habitude de faire du vent avec ma bouche.

-D'accord, d'accord. Ce n'est vraiment pas facile. Dans mon rêve, j'étais un enfant et je me trouvais devant une rivière du genre un peu énervé, comme quand les neiges fondent et que la pluie s'en mêle.

-Sept, huit ans, quelque chose comme ça. L'âge où vous êtes déjà chiant mais toujours adorable.

-Je voulais la traverser. De l'autre côté, cela n'avait pas l'air si terrible que ça, vu de là où j'étais mais, allez savoir pourquoi, je voulais à tout prix traverser.

-C'est bien là tout le problème. Déjà maintenant, je n'y arriverais pas sans au moins une corde, alors à sept ans, vous pensez !

-Je restais là sans savoir quoi faire et puis j'ai vu un type se pointer. Il faisait un mètre soixante-dix à tout casser, et encore ; il avait le crâne rasé et de la barbe. Il portait une robe avec une corde nouée autour de la taille, comme les franciscains, mais elle était faite d'un tissu ocre et souple, comme celles des theravadins. Autour du cou, il portait une cordelette à laquelle était attachée une croix faite de tiges de bambou liées entre elles.

-Oui, c'était lui. Il ne me l'a pas dit et je ne l'ai pas reconnu sur le coup mais ce devait être lui.

-Pas terrible, en fait, mais pas banal non plus. Tout était dans le regard, comme s'il était toujours surpris de vous voir mais qu'il était content de sa pioche.

-Il m'a demandé si je voulais traverser. J'ai dit que oui. Il m'a proposé de grimper sur ses épaules. J'ai dit d'accord. Il m'a décollé du sol, m'a pris sur ses épaules et puis il a traversé la rivière.

-Elle est bonne, celle là ! Vous le prenez pour Jésus ? Il était trempé jusqu'aux os et il gémissait à chaque pas mais il est arrivé de l'autre côté. Là, il m'a posé par terre et puis il s'est retourné et il est reparti vers l'autre côté.

-C'est juste que juste avant de partir, il a dit quelque chose. Il m'a regardé droit dans les yeux et il m'a dit :

« Tu n'es pas Dieu. »


D A F B (table des matières)

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mardi 6 juin 2023

DAFB 12 - De concert au marché

 

Discours et anecdotes de la forêt des bambous plus hauts que les montagnes mais moins vastes que le ciel


De concert au marché


Je repensais souvent à ma rencontre avec le poète, m'interrogeant sur les raisons de notre sympathie si soudaine. Plutôt que de faire connaissance, nous avions repris une conversation longtemps interrompue à l'endroit-même où nous l'avions laissée comme si nos vies, le temps ou la géographie n'étaient rien. C'était du moins ainsi que je ressentais les choses. En allait-il de même pour lui ? Je l'ignorais mais je souhaitais le voir à nouveau.

Et, comme si de rien n'était et faisant fi de toutes les raisons qui pouvaient nous tenir séparés, je me mis à penser à ma réponse. Puisqu'il avait chanté sa vision des voies de ce monde et de l'autre, j'allais faire de même. Certes, je n'allais pas lui offrir un récital d'opéra à sa façon mais ma voix avait été travaillée à la rude école du maître des novices, loin là-bas dans le monastère que j'avais dû quitter, rude en ceci qu'on y exigeait le meilleur de chacun mais non pas inhumaine comme celles où l'on attend de tous une perfection bien vaine. Les moines de la forêt qui m'avaient entendu chanter des psaumes avaient été surpris par une musique différente de celle à laquelle leurs oreilles étaient accoutumées mais l'avait trouvée agréable et reposante pour l'esprit, ce qui me confortait dans cette approche.

Toutefois, il me restait à trouver que dire et, suivant en cela ma technique favorite, je ne le cherchais pas. Je m'en allais sur les chemins en murmurant dans mon cœur le nom du Sauveur, contemplais les merveilles de la création et me réjouissais dans sa beauté.

Enfin, un matin, alors que je venais d'achever de dire mes prières, je sus qu'il était temps de prendre la plume et j'écrivis quelques vers dans la langue religieuse des moines de la forêt, que nous parlions tous deux, avant de les retravailler longuement. Il s'écoula une semaine avant que je fusse prêt. Débutèrent alors les répétitions, les corrections et les ajustements, tous ces mille et un détails sans lesquels une œuvre, même mineure, n'est qu'un brouillon ou au mieux une ébauche. Et puis, un jour, je sus qu'il était temps d'abandonner ma tâche. Certes, ce n'était pas parfait, d'autant que je n'étais nullement un artiste inspiré, mais il s'y trouvait ce que je voulais dire sous une forme que je jugeais satisfaisante.


Il s'écoula encore quelques temps avant que je ne revis le poète et cette rencontre n'eut rien d'idéal. Il venait d'achever un récital sur la place d'un marché et buvait de l'eau à longs traits en compagnie de quelques confrères au beau milieu du brouhaha qui accompagnait toujours ce type d’événements. Pourtant, l'esprit voulait que je parlasse, et je le fis. J'aimerais pouvoir prétendre que tous se turent pour m'écouter mais ce ne serait que vantardise. Toutefois, nul ne m'interrompit et beaucoup me prêtèrent attention. Voici la traduction de ce que je chantais alors :


Je suis la harpe du Seigneur
Il joue de moi et je résonne
Entendez les notes qui sonnent
Lorsque sa voix touche mon cœur

Sur les chemins je chante Dieu
Et sous les toits je fais de même
Toute la graine que je sème
Je l'ai recueillie dans les cieux

Là-haut tout le monde est heureux
Là-haut plus rien qui vous atteigne
Là-haut la justice enfin règne
Là-haut l'amour est victorieux

Quand je commence une chanson
Les enfants me jettent des pierres
Les hommes se noient dans leur bière
Les femmes dans leurs discutions

Et puis chacun s'en va prier
Pour qu'on m'arrête et qu'on me pende
Car même la nuit ils m'entendent
Les appeler à la pitié

Pitié pour tous les exploités
Pitié pour les auteurs de crimes
Pitié pour toutes les victimes
Pitié pour les riches rentiers

Mais que faire de ses loisirs
Si l'on ne peut crier sa haine
Ou bien se vautrer dans sa peine
Mieux vaut souffrir pour le plaisir

Un jour sans doute ils me prendront
Et me parleront de justice
Et puis après quelques supplices
Pour rire un peu ils me pendront

Alors ils rentreront chez eux
Alors ils m'oublieront peut-être
Alors je prierai pour les êtres
Alors je verrai enfin Dieu


Quand j'eus achevé ce que j'ose nommer mon récital, le poète vint vers moi et me dit sur le ton de la conversation :

« C'est donc cela que tu penses ? Il va falloir que j'y réfléchisse. »

Il m’entraîna vers ses compagnons, m'offrit une gourde d'eau et nous devisâmes quelques temps au milieu de la foule, comme si le monde n'était rien d'autre qu'une infime poussière dansant dans la clarté du Seigneur.


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