C'est
maintenant.
Assise au pied de son lit,
Claire mâchonnait pensivement une mèche de ses cheveux . Sur
son bureau, sa tablette s'anima soudain, illuminant l'angle de sa
chambre cernée par la nuit. Claire n'était pas là. Sa tablette
s'éteignit, rendant aux ténèbres ce lieu désespérément vide.
Elle avait cessé de chercher.
Il n'y avait pas de porte de sortie, ni même d'issue de secours.
Tous les voyants étaient au rouge et les banques n'attendraient pas.
Elle était désarmée et encerclée. Finies, les études. Finis, les
rêves. Quelles options lui restait-il ? La criminalité ?
Elle n'aurait même pas su par où commencer. Ou bien la prostitution
dans l’éros center du quartier. Ou bien... poulinière.
L'espace d'un instant, elle
revit la petite imbécile arrogante qu'elle avait été. Sous le coup
des souvenirs, un sourire sinistre s 'épanouit sur ses lèvres
douloureuses à force d'être mordues.
Le jour des résultats du bac.
Elle aurait dû comprendre, ce jour-là. Elle était si belle alors !
Elle revit en esprit la petite robe bleue qu'elle avait été si
fière de porter, celle avec une fleur brodée à droite du
décolleté, ce vêtement qui l'avait éblouie dès le premier
regard. Elle était là, attendant la promulgation des résultats.
Elle aurait pu rester chez elle devant sa tablette mais elle était
allée au lycée retrouver ses amis. Et Madame Gombard, le professeur
de philosophie qui avait été, une année durant, la source de ses
cauchemars et l'objet de sa vindicte.
« Claire, t'es la
meilleure ! »
Oui, oui, la meilleure, la
première ! Peut-être allait-on l'interviewer, songeait-elle en
rajustant sa tenue et en jetant un coup d’œil du côté du
journaliste qui fumait une cigarette électronique, un air blasé
figé sur ses traits endormis.
Et puis Madame Gombard était
venue vers elle en souriant. Elle avait alors posé la main sur son
épaule d'un geste chaleureux avant de décocher sa flèche de
Parthes :
« Toutes mes
félicitations, Claire. Vous avez de l'or dans votre ventre. »
Elle aurait dû comprendre, ce
jour-là.
Ou l'année d'après, en voyant
son frère décliner un peu plus chaque jour. Il lui fallait de
l'argent pour payer ses études. A qui n'en fallait-il pas, à part
les enfants de professeurs et les privilégiés ? Il avait tout
essayé. Toutes les portes s'étaient fermées, même celles des
fast-foods qui croulaient sous les demandes d'emploi, même celles
des services d'aide à la personne, qui n'embauchaient plus que des
jeunes sur-diplômés payés au salaire minimum. Il avait tout
essayé. Jusqu'au test génétique. Quand le résultat arriva, leur
père déboucha une bouteille de champagne offerte par une voisine.
Enfin, la roue avait tourné ! Il avait obtenu la note
maximale !
Dès le lendemain, il était à
l'hôpital, engoncé dans une combinaison de cyberespace, une
trayeuse stérile fixée à ses parties génitales.
Elle ne l'avait revu que deux
mois plus tard, lors d'un congé universitaire. Il était assis dans
la cuisine, fixant d'un œil hagard une tasse de café préparé par
sa mère, une tasse de ce café à l'odeur riche et douce qu'il avait
tant aimé, avant. Il n'attendait plus rien de la vie, à présent,
sinon son quart d'heure de plaisir absolu que seul l'hôpital avait
les moyens de lui procurer.
Oui, ce jour-là, elle aurait dû
comprendre.
Ou bien l'année d'après, quand
Yasmina avait avalé une boite entière de calmants avant de se jeter
de la fenêtre de sa chambre d'étudiante. Depuis des mois, elle
avait des moments d'absence. Claire n'avait rien vu. Tous les jours,
toutes les heures, elle consultait le site de sa banque. Claire
n'avait rien voulu voir.
On l'avait sauvée, ce soir -là,
avant de la déclarer « danger pour elle-même » puis de
l'interner d'office, pour son propre bien. Claire l'avait revue
durant les vacances d'été, camée par son médecin, accroc aux
anxiolytiques et enceinte jusqu'aux yeux pour payer son traitement.
Ce jour-là, en la voyant, elle
avait commencé à comprendre.
Maintenant, elle savait.