mercredi 23 avril 2025

Le quinzième courrier

 

Cher ami,

Je suis de retour chez moi depuis une semaine à présent et même si je ne vis pas sur un nuage, je continue à ressentir un optimisme fort stimulant, ce qui est tout de même très curieux lorsque l’on songe aux bien étranges personnages que je vous ai vu invoquer. Sans doute mon humeur béate est-elle due au fait d’espérer que la fin des temps approche. C’est un peu comme lorsqu’une douleur sourde s’arrête : on ressent un soulagement et non une exultation mais tout de même, le monde recommence à vous sourire. Apparemment, nous voir nous enfoncer dans les ténèbres me pesait encore bien plus que je ne l’imaginais.

Comme je te l’ai dit, je reste extrêmement surpris du fait que les démons ont pris pour vous – je dis vous car je n’étais qu’un simple spectateur (d’ailleurs, d’où t’est venue cette curieuse idée de me nommer « catalyseur » ?) – leur forme traditionnelle. En ayant déjà vu, je savais quelle impression de stupeur ils communiquaient, mais ceux que j’avais contemplés étaient époustouflants de beauté. Tes remarques sur le rôle que jouent peut-être les attentes de l’observateur me paraissent vraisemblables mais ne me convainquent pourtant pas. Ainsi que je vous l’ai dit, leur apparence ne m’a jamais séduit. On n’est pas séduit lorsque l’on voit l’Himalaya. Émerveillé, oui. Séduit, non. Il y a là un mystère que je ne parviens pas à comprendre.

Parce qu’enfin, les vôtres étaient tout de même d’une laideur épouvantable, à tel point que ces chimères ont fait vomir certains d’entre nous, et je ne parle pas de l’odeur. Subure au petit matin devait être un jardin odoriférant à côté de votre salle d’invocation ce soir-là. Si je peux me permettre une mauvaise blague, nous savons à présent avec quoi le seigneur des mouches attire ses compagnes…

Mais laissons-là ces considérations qui ne mènent pas à grand-chose. Pour citer ta remarque, cela ne sert vraiment à rien de spéculer lorsque l’on manque de données, sinon peut-être à faire du vent ou couler de l’encre. Si une lueur me vient, je ne manquerai pas de t’en faire part.

Au rayon des rêves, c’est le royaume de la banalité. J’entends par là que ce sont les miens et qu’ils n’ont rien d’étrange. Je découpe et recolle des morceaux de mon quotidien, des espoirs et des attentes, des craintes et des appréhensions, des souhaits et des désirs. Avec tout cela, mon esprit fabrique des scénarios qui tiennent plus ou moins debout et me permettent de passer des nuits relativement tranquilles.

C’est plutôt mon endormissement qui m’intéresse en ce moment parce qu’il est le lieu de visions parfois étonnantes. Je ne me souviens pas vraiment de toutes mais le processus est le suivant : alors que je me prépare à basculer dans le sommeil, je vois des formes se rapprocher et se mouvoir, me permettant souvent de les contempler sous plusieurs angles. Est-ce cela ou bien est-ce moi qui vole autour à la manière d’un appareil photo tenu par un touriste en quête de souvenirs de vacances ? Je l’ignore. Comme tout se déroule en apesanteur dans un espace vide légèrement lumineux, de telles choses sont dures à affirmer.

Le contenu de ces visions est varié : parfois, ce sont des formes qui feraient la joie d’un spécialiste de la topologie, d’autres fois des visages qui te font face dans toutes les directions mais qui changent subtilement lors de leur rotation – ou de la tienne, qu’en sais-je ? Je vois aussi des êtres complets : hommes, femmes, anges tout droit sortis de tableaux de la Renaissance, soldats en armures dignes des films de samouraïs, etc.

Mais le plus frappant, ce sont les visages. Ils me font penser à un passage d’un roman de science-fiction de Jack Vance (Emphyrio, je crois) qui m’avait touché, dans lequel le héros voit un panneau sculpté par son père. L’objet est orné de multiples visages et d’une phrase : « Souviens-toi de moi. » Il me semble que c’est un thème traditionnel de la sculpture mais je peux me tromper. En tout cas, j’ai la même impression : ces visages veulent que quelqu’un les voit, que quelqu’un se souvienne. Cela me rend triste et amer. C’est la destinée de tant d’entre nous ! Non pas la mort, ou pas seulement, mais cette tombe sans fond qu’est l’oubli.

Combien de papas, combien de mamans, combien de frères, combien de sœurs, combien de fils, combien de filles sont-ils tombés pour chuter irrémédiablement dans le noir jusqu’à ce que l’érosion les ait réduits à néant ? Lorsque je suis vraiment triste, je m’imagine que ces néants continuent à tomber parce que nul ne s’en soucie.

C’est pour eux que je jette de la nourriture aux quatre vents lorsque je m’en vais en forêt. Bien sûr, des vivants vont la manger mais c’est surtout à eux que je pense. Dans l’esprit, cela ressemble un peu, je crois, au rituel tibétain qui consiste à nourrir les esprits avides. Je ne suis pas affirmatif parce que je ne le connais que par ouï-dire, mais il me semble que l’idée est là.

Il est tout de même étrange que les seuls êtres qui reçoivent l’hommage de notre mémoire collective soient des monstres complets qui se sont mêlés de politique. Même Mozart n’est qu’un nain devant Joseph Staline ou Néron. Nous sommes bien en train d’effacer Virgile de nos mémoires…

Je sais que je dis des banalités mais que veux-tu ? La vérité de la vie humaine est rarement, voire jamais originale. Alors moi, je donne en pensant à eux. Lorsque je vais bien, je m’imagine que je les vois avant de dormir parce que mon geste et celui des moines tibétains et les prières des fidèles qui pensent à eux leur ont rendu un visage (pas dans cet ordre, bien sûr ! Je n’en suis tout de même pas là ! Ou si ? Il va falloir que j’y pense…). Alors je souris et je continue à donner et je prie pour que les fidèles continuent à prier.

C’est un peu cela, Dieu, ne crois-tu pas ? Celui à qui nous n’avons jamais besoin de dire « Souviens-toi de moi. » mais juste « Papa ! ».

Je te laisse sur ces mots. Je crois avoir compris ce que vous attendez de moi mais je n’ai toujours pas la moindre idée de la façon de m’y prendre. Si cela change, je ne manquerai pas de te le faire savoir.

Bien à toi.


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jeudi 17 avril 2025

Le quatorzième courrier

 

Cher ami,

J’ai eu un avant-goût de l’enfer, le vrai, le beau, le médiéval. Cependant, cet enfer était peuplé d’hommes et se situait maintenant à défaut d’être ici. C’était un rêve, bien sûr, mais si vrai, si simplement et bêtement vrai… Mais pardon. Je me prépare à m’égarer. Essayons la mise à distance.

La scène est en Amérique du sud, dans un pays où l’on parle Espagnol. La salle est plutôt petite considérant ce qu’elle est, et il y fait chaud, mais pas excessivement. Ni moite, d’ailleurs, même si l’air est un peu humide. On dirait une sorte de salle de classe presque vidée de son mobilier. Il y a pourtant un bureau et quelques tables, et puis des chaises, dont certaines sont rangées dans le fond. Sur le bureau sont posés une règle d’écolier en plastique, une pince, un casse-noix et un marteau. À quoi la règle va-telle servir ? Mystère. La salle contient aussi le rêveur et trois hommes. Je suis dans le rêveur mais je ne suis pas lui. Je ne comprends pas ce qui se dit. Je reconnais la langue espagnole, que je sais distinguer du Portugais à l’oreille – c’est facile, mais je préfère être précis.

Je ne comprends pas ce qui se dit, donc. L’un des trois hommes parle d’un ton calme et posé. On dirait qu’il est en train d’expliquer un théorème pour le bénéfice des écoliers absents, ou plutôt des élèves si j’en crois le taille du mobilier. Et là, tout à coup, je comprends ce que pense le rêveur. L’homme vient de lui demander s’il savait compter jusqu’à sept en regardant ses mains. Le rêveur les regarde aussi et brusquement, je suis lui et je me demande s’il va retourner tous mes doigts sauf le septième, ou seulement le septième, et s’il faut partir de la gauche ou de la droite. J’ai très peur de la douleur mais c’est l’ignorance qui me tue et je n’ose pas poser de questions.

C’est ridicule, n’est-ce pas ? Crois-tu que l’on puisse vraiment penser ainsi alors que l’on sait que l’on va être torturé ? Je me le suis demandé longtemps après mon réveil plus que pénible. Sur le coup, cela me paraissait normal.

Sinon, l’homme parlait avec l’assurance tranquille d’un être en paix avec lui-même comme avec le monde. À vue de nez, je dirais que les tortionnaires étaient des policiers.

Voilà. Je voulais en finir vite avec cette histoire afin de pouvoir passer à autre chose.

Le rêve date de deux jours. Seulement, à chaque fois que je sens cet homme compter mes doigts, c’est maintenant, et cela alors même que le rêve s’estompe. C’est très curieux, que le mot « peur » te serve à parler des manèges à sensations et d’un homme qui va retourner tes doigts.

J’attends avec impatience que ses mains disparaissent de ma mémoire. D’habitude, cela va plus vite mais là, je crois que le rêveur était dans un souvenir qui ne disparaîtra que dans la tombe. Cela ne fait peut-être pas de moi quelqu’un de très compatissant mais je suis heureux de m’être réveillé alors que l’homme tendait ses mains vers la mienne. On pense rarement à l’aspect concret des choses lorsque l’on parle de torture ou des martyrs. Les gens qui aiment les films d’horreur croient parfois se blinder l’être mais il suffit d’un simple rêve pour que tout cela devienne risible.

Excuse-moi. Je sais que mon discours est en partie incohérent mais j’ai besoin de dire tout cela à quelqu’un et personne parmi les gens que je croise n’est prêt à m’entendre m’épancher ? Me confier ? Déblatérer ? Bavasser ? Je ne sais même pas ce que je fais en ce moment, en fait.

Je suis terrifié à l’idée que certains de mes voisins pourraient me parler aussi posément et me torturer avec autant de douceur si on leur en donnait le pouvoir et ce qui va avec, c’est à dire l’absence de conséquences légales, voire une récompense réservée aux serviteurs dévoués.

Il faut que tout cela s’arrête, mon ami. J’en suis plus que jamais convaincu. Il faut que tout cela s’arrête maintenant parce nous allons recommencer, ici aussi. Nous en portons tous les signes annonciateurs. À vrai dire, cela ne s’est jamais arrêté mais le rêve de paix universelle a vite tourné au cauchemar. Le vernis se craquelle et la vérité de l’être humain va se venger d’avoir été entravée dans sa joie de se vautrer dans la bauge de ses désirs.

Leur, ou plutôt notre maître n’a pas à revenir parce qu’il n’est jamais parti. Il va juste sortir des salons feutrés des grands de ce monde pour organiser quelques « happenings » ça et là, pour reprendre un langage qui n’est sans doute plus à la mode.

Mais bon, tu en as sans doute assez de m’entendre aligner des mots sans suite. Passons à autre chose.


L’écran était cassé, et les brisures esquissaient la forme d’une étoile mais aussi d’une toile d’araignée. Il y avait cinq ou six pointes mais les traits qui les produisaient étaient reliés par de fines fêlures évoquant la toile susdite.

Et oui, ce rouge m’a beaucoup frappé, mais je ne peux pas trop dire pourquoi. Cela va sans doute te paraître bizarre mais je n’ai jamais rien vu d’aussi rouge, même pas les bidules en plastique pour les enfants. C’est étrange, n’est-ce pas ?

Dans mon carnet, je note la présence de « passages » en plus des escaliers, mais je ne sais plus à présent ce que j’entendais par là.

Est-ce là ce que tu voulais dire par prophète ? Tu trouves des indications dans mes rêves ? Je préférerais cela parce que je ne me vois pas vitupérer au milieu d’une foule de citadins pressés d’aller ne rien faire. Je savais que celui-ci t’intéresserait particulièrement, mais ne me demande pas pourquoi. Tout comme je sais que celui sur la torture attirera ton attention mais ne t’apportera rien au-delà de son intérêt intrinsèque.

Encore une fois, je suis désolé de l’aspect décousu de mes propos. Je n’arrive pas à dormir ce soir alors je t’écris. Je comptais le faire demain et la lettre aurait sans doute eu plus de tenue mais je n’aurais pas été aussi sincère. Je n’aurais pas menti, non, mais l’emballage aurait été plus joli, cachant peut-être une partie du contenu.

Allez ! Au lit !

Bien à toi.


P.S. : La prochaine fois, j’attendrai ta vraie réponse avant d’écrire une nouvelle lettre. Je me rends compte qu’en l’état ce courrier est inadapté mais bon, je n’ai pas le courage de le réécrire et je souhaite l’envoyer quand même. Sache toutefois que je suis vraiment heureux de la nouvelle et qu’il me tarde de voir cela. En plus, figure-toi que c’est en te lisant que j’ai su que tu m’avais envoyé un deuxième message en clair. Il était pourtant bien là, dans ma boite de réception. Pourquoi ne l’ai-je pas ouvert ? Mystère.

Sinon, je serai là, bien sûr. Je ne voudrais rater ça pour rien au monde.


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lundi 14 avril 2025

Le treizième courrier

 

Cher ami,

Tout d’abord, une bonne nouvelle : j’ai revu le cerf dans la vraie vie. Il était loin mais je sais que c’était lui. Je continue à me demander si c’est bien cet être que les conteurs nommaient jadis le cerf blanc car à mes yeux, il n’est pas blanc mais tire franchement sur le gris. Aurait-il pris de l’âge en mille et quelques années ? De plus, je n’ai vu nulle croix entre ses bois, même lorsqu’il s’est aventuré tout près de moi. Toutefois, il laisse en moi une impression de pureté et une joie que je n’ai jamais ressenties qu’au contact du sacré, un bonheur d’enfant qui voit ses parents après une longue séparation. C’est d’ailleurs comme ça que je l’ai reconnu malgré la distance.

On dirait que le traitement que je me suis prescrit porte quelques fruits. Je reste sur le perron de la cathédrale et ne la perçois guère mais je reprends peu à peu pied. Au cas où tu te poserais la question, il semblerait que le point central ne soit pas la prière mais le silence dénué d’attente. Parler à Dieu et l’aimer sont certes deux grandes sources de vie intérieure mais se concentrer pour ralentir le flot qui nous constitue est tout à fait indispensable, pour moi du moins. Je compare volontiers la conscience à un bouchon et l’esprit à une rivière : tant que tu es promené au hasard des flots, les aléas du voyage t’empêchent de même savoir où tu es.

Quant à la nature du cerf, les paris restent ouverts. Je ne vois guère de lien entre lui et un quelconque roi sacré. Tout ce que j’en sais, à vrai dire, est qu’il me remplit de joie. Je n’ai pas la moindre idée du pourquoi. Il doit bien y avoir une explication quelque part en moi mais je n’y ai jamais eu accès.


Je reprends cette lettre au petit matin avec Dieu et la joie au cœur. Je n’ai pas la moindre idée de ce dont j’ai rêvé cette nuit mais ça a dû être bien parce que je me suis considérablement allégé. En émergeant du sommeil, mon esprit chantonnait : « Le ciel et la terre sont emplis de ta gloire, hosanna au plus haut des cieux... » à l’infini. Répété en boucle, cela peut paraître un peu lassant, sans doute, mais le cœur chante de joie : c’est sa façon de faire. Si tu ne connais pas l’air, j’imagine que tu peux le trouver facilement sur la toile car je crois que, pour une fois, mon esprit n’a pas joué avec les mots. Il n’est pas vraiment remarquable mais il remplit bien son office, ce qui reste la plus grande vertu d’un chant d’église.

Au fait, j’ai écouté hier ce chant pour la Theotokos que tu m’as recommandé, et c’est une merveille.

Est-ce l’idée qu’un groupe de chercheurs acharnés travaille à la fin des temps qui met mon cœur en joie ? Et bien, peut-être. Le brouhaha médiatique (et par médiatique, j’entends aussi tous les utilisateurs de réseaux sociaux qui ne sont plus des êtres mais des caisses de résonance du monde) est comme une énorme chape de plomb qui s’est abattue sur nous pour isoler l’être humain de la vie. L’idée que tous ces débiles pourraient enfin se taire a quelque chose de trop sublime pour être crue. En plus, imagine un peu qui Dieu a à sa disposition pour composer la B.O. de l’évènement ! Et qui pour la chanter ! Et qui pour la jouer ! Oh la la, mon ami, j’ai hâte d’entendre cela ! J’imagine qu’il doit aussi y avoir des vivants qui travaillent à son prélude, mais comment les trouver au milieu de la nuée de stars qui a envahi la terre comme une nuée de mouches constelle une charogne ? J’ai hâte de voir cela même si j’ai peur du Jugement Dernier, comme toute personne dans son bon sens.


Je reprends cette lettre un nouveau petit matin avec un rêve à raconter. Rien de bien folichon mais tu m’as dit de les surveiller, alors voilà. C’est le rêve urbain de quelqu’un d’autre. Je suis dans une ville au plan complexe où le rêveur se déplace avec facilité : il sait toujours où tourner, ne regarde pas particulièrement les choses intéressantes, n’est surpris par rien. Bref, il est chez lui. Dans cette ville, il y a des escaliers entre certaines rues mais il sont aussi modernes que les bâtiments. Le rêveur est pressé pour une raison qui m’échappe. Après avoir descendu un escalier plutôt vite, je parcours une rue en sortant un smartphone d’une grande poche (moi avec un smartphone!) juste sous un réverbère. Ai-je dit que c’était la nuit? La coque de l’engin est rouge. Même dans ces conditions, elle est vraiment très rouge. Je n’ai jamais vu qui que ce soit avec un téléphone de cette couleur, sauf dans les navets sur la guerre froide. Je regarde l’écran en pestant parce qu’il est fendu et que l’engin ne fonctionne plus, ce qui fait que je ne peux pas joindre une certaine Anne. J’accélère ma marche en rangeant l’appareil.

Petits ajouts : le rêveur savait que l’appareil était cassé mais voulait pester ; je n’ai pas la moindre idée de la langue qu’il parle : je la comprends comme ma langue natale mais ce n’est pas du Français et elle s’évanouit au réveil.

Sinon, j’ai réfléchi à ton problème avec les noms des démons. J’aime bien ta remarque, lorsque tu dis qu’en fait, ce sont des sortes de numéros de téléphone et que le destinataire peut choisir de ne pas décrocher ou de raccrocher et je crois qu’il y a de ça. En plus, les différences entre les auteurs mettent là-dedans un bordel incroyable. Si deux d’entre eux ont la même hiérarchie infernale, c’est que l’un a copié sur l’autre. Le plus incroyable, en fait, c’est que vous ayez obtenu des résultats.

L’astrologie, je n’y crois pas trop. Ils sont antérieurs aux astres et, de notre point de vue, ils ne sont nés nulle part. Si vous connaissez des gens sérieux, ce qui n’est plus mon cas depuis que mon voisin radiesthésiste et tireur de cartes à ses heures a rejoint un monde meilleur, essayez de consulter des voyants et autres devins. Je ne sais pas trop pour les autres mais Simon, mon voisin (t’en souviens-tu?) avait accès à de sacrées sources d’informations. Moi, je le consultais surtout à propos du passé de certains lieux et j’ai pu recouper pas mal des renseignements qu’il me donnait. Tu serais étonné du nombre de fois où il m’a dit des choses qui n’apparaissaient presque nulle part ailleurs – le mot important ici étant « presque ». Si le sujet t’intéresse, je peux t’envoyer une copie de mes notes de travail.

Enfin, je continue à réfléchir à la dernière partie de ta lettre mais décidément, je ne me vois pas en prophète : je n’ai rien à dire au monde et, de toute façon, il m’a bien signifié qu’il n’avait nulle envie de m’entendre.

Je te laisse sur ces mots en te souhaitant une bonne journée.

Bien à toi.


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samedi 5 avril 2025

Le douzième courrier

 

Cher ami,

Lorsque j’étais jeune, j’avais les pensées d’un homme jeune et je croyais que seul le mal pouvait souhaiter la fin du monde. À présent que j’ai vieilli, j’ai les pensées qui vous viennent avec la maturité et je sais que seul le bien peut souhaiter la fin du monde. Parce que, vois-tu, tu comprends en le regardant qu’il est tout entier voué à son maître et que même les gens de bien renforcent le pouvoir de ce dernier en le faisant perdurer.

Ne vois pas dans ces quelques mots une vaine parodie de Saint Paul, mais bien plutôt le constat désolé de celui qui sait que tout dégénère puis meurt, à commencer par ce qui est bien.

En lisant ta lettre, je n’ai pas été vraiment surpris. Pour reprendre une métaphore que nous aimons tous-deux, elle a fait pivoter l’image que j’avais de toi de quelques degrés et a éclairé d’un nouveau jour bien des choses que j’avais déjà perçues.

Je n’irai pas jusqu’à dire que je m’attendais à te voir au cœur d’un tel projet, et pourtant … Je sais combien tu souffres d’assister à la représentation du Grand Théâtre du Monde à laquelle la vie t’a convié et je sais aussi combien tu as trouvé amer le vin de l’oubli qui t’a été proposé. Je me souviens encore de ton éclat de rire lorsque tu as reçu les résultats qui t’annonçaient que tu avais vu juste dans ces recherches auxquelles je ne comprenais rien. Au moment même où je finissais d’évoquer ce souvenir, j’ai senti une vague de froid traverser mon échine. Ce soir-là, tu m’as parlé de Dieu et de la foi de tes pères près de la moitié de la nuit et tu t’es littéralement effondré en prononçant le Notre Père dans leur langue.

On m’avait dit que les Russes riaient beaucoup, mais pas de désespoir. Cela, il a fallu que je le voie de mes yeux.

Alors, je vais commencer par jouer franc-jeu en répondant à ta première question – et note bien que j’ai lu attentivement ta mise en garde et que je la considère comme une nouvelle preuve de cette honnêteté que j’ai toujours appréciée chez toi.

Oui, j’ai vu le zébu à la fourrure de tigre. Jusque-là, je pensais que c’était un bœuf efflanqué avec de grandes cormes mais j’ai vérifié : c’était bien un zébu. Il était debout sur une sorte de plateau rectangulaire dont je n’ai pas pu percevoir les porteurs ; pourtant, je savais qu’ils étaient là. Ils acheminaient le plateau au milieu d’une savane colorée et riche d’une faune étrange. Vers quelle destination ? Je l’ignore mais je sais que, dans mon rêve, cette scène m’a rempli d’une joie profonde. C’est d’ailleurs à peu près tout parce qu’il était purement visuel et ne comportait aucun scénario, ce qui est très rare chez moi.

J’ai tout de même une question à te poser : si tu savais pour ce rêve-ci, savais-tu aussi pour les autres que je t’ai racontés ? Et, que ta réponse soit positive ou non, comment savais-tu pour le zébu ? Parce qu’enfin, pour ma part, je ne l’ai même pas trouvé sur la toile, ce zébu ! Ai-je mal cherché ? Un artiste visionnaire en a-t-il fait une série de tableaux, ou est-ce encore une production des IA ?

Pour en revenir au but que tu poursuis, il ne me choque pas même s’il m’effraie. Je vois bien que nous nous enfonçons dans le mal, mais d’où tiens-tu que ce soit à nous de siffler « la fin de la récré » ? Le fils de Dieu n’a-t-il pas dit que nul ne connaissait le jour ni l’heure, sinon le Père ? Comment sais-tu que ton projet ne t’a pas été suggéré par le camp d’en face ? Parce que, vois-tu, il me rappelle étrangement un roman que j’ai lu il y a bien des années, et qui est peut-être dû à la plume de Jack Williamson, même si rien n’est moins sûr – mes souvenirs sont un peu flous et j’ai suivi le conseil que tu m’as donné il y a quelques temps en limitant mes recherches sur la toile à propos de ce thème. Tu me diras sans doute que j’ai cherché pour le zébu, mais tu me concéderas peut-être que son rapport avec la fin du monde est pour le moins restreint.

Bref, dans ce roman (une tétralogie, je crois), un mage « noir » mercenaire est embauché pour invoquer une multitude de démons. Ce faisant, il atteint une sorte de masse critique et ceux à qui il a permis d’entrer parachèvent le travail en ouvrant la porte à d’autres, si mes souvenirs sont bons. Bref, son action a enclenché le processus menant à l’Armageddon. Or, dans le livre, la bataille finale est gagnée par les enfers. Jette un coup d’œil à ce roman si tu le trouves : il est de bonne facture, plutôt distrayant et bien fichu, d’autant que l’auteur a clairement pris le temps de se renseigner à propos de la magie traditionnelle.

À présent, j’en arrive à ta seconde question, bien plus épineuse à mon sens : j’avoue ne pas très bien savoir par quel bout la prendre. Est-ce que je trempe dans le chamanisme ? La réponse est non. Est-ce que je pratique des rituels de ce type ? Encore non. Est-ce que je connais des gens dans ce milieu ? Toujours non. À vrai dire, à peu près tout ce que j’en sais, je l’ai lu dans des livres de Mircea Eliade et de quelques anthropologues, surtout russes, je crois. Maintenant, ai-je été invité dans mes rêves à des pratiques s’apparentant au chamanisme ? Cette fois, la réponse est oui. En tout cas, si je faisais dans le monde réel ce que j’ai fait dans celui des rêves, un spectateur neutre ignorant tout de la part interne du rituel croirait voir un chaman à l’œuvre puisqu’il s’agit d’une tentative de guérison par le souffle, l’idée dominante en moi au moment où je la pratique étant d’être le véhicule du souffle de Dieu. Toutefois, étant donné l’état du récipiendaire, je ne crois pas que je tentais de le guérir – il était un peu tard pour cela – mais plutôt de l’aider à trouver son Créateur. À moins que j’ai confondu l’âme et le corps, et que la pauvre ait été cet être souffrant recroquevillé en position fœtale alors que le corps était celui bien portant qui respirait à travers une sorte d’empilement de ces plaques alvéolées sur lesquelles on range les œufs. Tout cela n’est pas très clair dans mon esprit.

Dis-moi, je savais que les orthodoxes regardaient les catholiques avec un certain mépris, mais de là à nous imaginer dansant autour d’un feu pour invoquer les esprits, il y a de la marge, non ?

Plaisanterie mise à part, j’ai vu quelque part que des protestants pratiquaient un genre de transmission de l’Esprit Saint par le souffle et que quelques-uns de mes coreligionnaires souhaitaient leur emboîter le pas, mais mes informations s’arrêtent là.

Tant que j’y suis, tu trouveras ci-dessous, comme promis, l’adresse d’une vidéo sur les dangers de la prière. J’en ai vu quelques autres, mais quant à les retrouver...


Je te laisse sur ces mots en espérant que ton prochain courrier sera dans le droit prolongement du précédent et clarifiera les points laissés en suspens.

Bien à toi.

https://youtu.be/jXsg94HVNWs


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