Chapitre 7
Les errances de Luor ne durèrent que quelques décennies, ce qui n'est rien aux yeux des êtres de féerie. Changeant d'apparence au gré des situations -écureuil ici, gerfaut là ou encore truite à tel endroit mais humaine le plus souvent-, elle voyageait, ne rencontrant que bien rarement des êtres qu'elle pouvait craindre. Malheureusement, ceux-ci se trouvaient le plus souvent à la tête des communautés humaines.
Qu'ils fussent cachés sous les traits d'édiles, de questeurs, de prêtres ou de fonctionnaires, qu'ils fussent nobles ou roturiers, ils avaient tous deux traits en commun : l'avidité et la peur, rebaptisées pour l'occasion « bon sens » et « prudence ». Leurs propres pillages leur avaient appris à craindre leurs semblables et ils ne voyaient les autres qu'à la lumière de leur égoïsme.
Malheureusement pour l'espèce humaine, les vertus de leurs dirigeant habitaient aussi une part importante de la population, même si c'était à un bien moindre degré. Ainsi, le bon sens amenait tout un chacun à tenter de s'emparer du peu de biens que les autres possédaient et la prudence commandait de réduire à néant les victimes de ces vols. Les plus féroces d'entre eux étaient les parangons de vertu et les chantres du bien, la pureté de leurs intentions transformant à leurs yeux leurs pires crimes en autant d'actes de bonté.
Pour commettre le mal, ils aimaient à s'assembler en de vastes troupeaux guidés par des idées délirantes et des orateurs habiles et la moindre assemblée reprenait à son compte les règles communes en les dissimulant sous les habits d'une bonté changeante et mesquine.
A leurs yeux, le bien était, une fois que l'on était parvenu au sommet de sa propre pyramide sociale, de diminuer la pression de son pied sur la gorge de ses semblables, la moindre respiration devenant alors un don gracieux de la part du dirigeant.
Ce fut ce qu'elle décrivit à ses amis lorsqu'elle fut de retour à la caverne. Sans surprise, elle avait retrouvé Hellequin assis à l'endroit-même où elle l'avait laissé et où il attendait une décision qu'il savait inévitable. Sans surprise également, elle avait découvert que ses compagnons d'évasion s'étaient rassemblés pour l'attendre dans la salle aux échos.
Toutes ces choses furent dites très simplement car le but de Moïra n'était pas de convaincre qui que ce fût mais de les amener tous à la sagesse. Quand elle eut achevé son récit, son regard fit le tour de l'assemblée et elle conclut son discours par ces mots :
« Nous partons ce soir pour le vieux chêne qui m'a vue renaître. Tous les êtres de féerie ont entendu ma voix, compris mon choix et nous y rejoindront. De là, nous nous rendrons tous dans l'Autre Monde. Nous ne reviendrons ici qu'à la veille de la fin des temps, afin que tout soit consommé. Que feront les Sans Destin ?
Hellequin, qui avait repris l'apparence du Grand Veneur de la Chasse Sauvage et se tenait debout près d'elle, essuya d'un geste tendre de l'index les larmes qui coulaient sous les yeux de Moïra.
-Ce qu'ils voudront, Ma Dame. Quant à moi, je sollicite de ta bienveillance l'honneur et la joie de t'accompagner dans cet exode.
Un sourire scella leur accord. Comme Hellequin se détournait pour partir, Moïra l'arrêta d'un geste.
-Reste avec nous.
-Non, Ma Dame. J'ai senti sur toi ceux qui t'ont fait pleurer et je tiens à leur faire mes adieux en personne.
A l'heure du départ, Hellequin était de retour, entouré de la Chasse Sauvage qui glissait joyeusement sur l'air pour faire fête au Grand Veneur. Voyant que ses compagnons étaient prêts, il prit place au côté de Moïra et emboucha son cor, faisant résonner sa plainte déchirante avant de montrer l'ouest d'une main décharnée.
-En avant, ma Mesnie ; en avant, mes amis !
Derrière eux, la troupe des exilés s'avança pour les suivre.
A mi-parcours, Oreor se joignit à eux et Hellequin le laissa seul avec Moïra pour se diriger vers l'arrière-garde et prendre la dernière place dans leurs rangs. Quand tous les êtres de féerie eurent passé le portail vers l'Autre Monde ouvert par Moïra, il fit face à l'armée humaine qui les avait suivis. Il brisa alors ses bois de deux gestes secs et les posa sur une dalle de pierre qui se trouvait là. Tandis que des bois nouveaux poussaient sur son crâne, il se détourna et rejoignit le portail qu'il passa sans un regard vers ceux qui l'observaient. Aussitôt, le passage se referma derrière lui et des soldats prirent position autour de la dalle et surtout des bois pour en interdire l'accès à jamais. Ce fut là, en cet instant que s'assemblèrent devant la dalle les dirigeantes et les dirigeants de notre monde ainsi que des représentants choisis des fonctionnaires et des fonctionnaires. Alors, tous entonnèrent d'une seule voix l'hymne que nous chérissons tant et qui nous rappelle notre triomphe :
« Un enfant nous est mort, alléluia !
Notre enfance est décédée, alléluia !
Espérer fut son tort, alléluia !
Aussi l'avons nous tuée, alléluia ! »
Ce fut ainsi que le peuple de féerie disparut de notre monde et que toute magie le quitta avec lui.
Epilogue :
L'immense victoire remportée par nos troupes, l'incroyable courage dont elles firent preuve en se sacrifiant pour nous protéger des pouvoirs maléfiques des hordes déchaînées de féerie sont toujours célébrés chaque huitième Soldi. Qui parmi vous n'a pas été ému aux larmes par les souffrances de nos soldats et surtout de leurs chefs qui eurent raison du terrible Hellequin avant de décapiter l'atroce Moïra, la reine des démons ? Mais je laisse tout ceci aux journalistes car ils le racontent bien mieux que je ne saurais le faire.
Disons plutôt quelques mots du plus grand de nos héros, trop souvent méconnu du grand public, hélas.
Notre ami le Magus, ayant senti le vent tourner bien avant ses collègues, avait abandonné l'alchimie et la magie pour ouvrir une école de fonctionnaires. Pris de l'un de ces accès de génie dont il était coutumier, il inventa coup sur coup le tampon encreur, la TVA et le code de procédure administrative. Quand la magie eut entièrement disparu de notre univers, ses anciens camarades vinrent peupler les bancs de son école et c'est sous la houlette de leurs descendants que l'humanité avance à présent vers un avenir meilleur.
Quand au Magus lui-même, il est encore considéré comme le héros qui a fondé notre civilisation éclairée, ainsi que le savent tous les écoliers.