dimanche 20 juillet 2025

Le champ de crémation (DAFB 14)

 

Je m’aperçois qu’au fil des pages, je me suis laissé gagner par la nostalgie et que celle-ci a édulcoré mes propos. Avec l’éloignement, tous les évènements narrés ici ont pris un aspect doux qu’ils étaient bien loin d’avoir lorsque je les vivais. Peut-être est-il temps d’en dire un peu plus sur un autre aspect des religieux que j’ai connus là-bas.

Par un beau soir d’été, j’étais couvert d’une épaisse couche de sueur crasseuse accumulée dans l’atmosphère étouffante des forêts tropicales. Errant comme une âme en peine, je marchais jusqu’à un coude de la rivière où je comptais me rafraîchir et passais pour cela près d’un champ de crémation, l’un de ces lieux où mes hôtes faisaient brûler des cadavres, car telle est la coutume dans ces contrées. Je vis quelques silhouettes vêtues de robes monastiques le parcourir doucement mais je n’y prêtais guère attention, l’esprit tout entier fixé sur mon but, la sensation d’une eau fraîche frappant ma peau enivrée de chaleur.

Comme je crois l’avoir déjà dit, le jour tombe comme une enclume sous les tropiques et il faisait nuit quand je pris le chemin du retour. Rasséréné et tranquille, alors que je longeais le même champ de crémation, je passais près d’une petite hutte, sans doute construite par des villageois pour l’usage d’un saint homme. En effet, ceux-ci aiment venir méditer près des cadavres, des charniers et des bûchers qui leur permettent de mieux appréhender l’aspect transitoire de l’existence humaine.

Pourtant, en passant près de la hutte, je n’entendis pas le silence d’un homme qui médite ou la litanie des textes que l’on récite mais les pleurs d’un enfant dont la voix hésite sur le seuil de l’âge adulte.

Éclairée par la pleine lune, la cabane solitaire se dressait devant moi et je n’hésitais qu’un instant à en franchir le seuil. Comme j’entrais, je fus saisi par une odeur abjecte faite de sueur, d’urine et d’excréments mêlés et macérés. À la lueur d’une lampe à huile, je vis l’enfant assis sur le sol au milieu d’une marre puante, car il s’était fait dessus. Voyant qu’il n’avait l’air nullement blessé mais seulement terrorisé, je saisis ses bras et le relevais.

Sur ses traits, je pus lire tour à tour la stupeur, la joie, la honte et la colère.

-Laissez-moi ! Je suis ici pour la religion !

Il avait employé un terme complexe que je n’essaierai pas de traduire ici, mais je faillis rire en l’entendant dans un tel contexte. M’étant repris, je compris que son soi-disant maître spirituel avait dû lui ordonner de pratiquer là quelque exercice de méditation.

Le lâchant, je fis une chose que je n’avais jamais faite jusqu’alors. Je saisis l’énorme chapelet qui m’avait été octroyé par mon ami le maître de mort et qui symbolisait, selon lui, le degré d’avancement de ma compréhension spirituelle, puis je fis mine de vouloir frapper le novice. Le petit coq orgueilleux rabattit ses plumes sans pour autant redevenir un enfant terrorisé, car j’étais là.

-Si tu as une robe de rechange, prends la et suis moi. Je vais te montrer où te laver.

-Non, saint homme, me répondit-il. Mon maître m’a ordonné de passer la nuit ici.

-Qui est ton maître ? Tu m’as reconnu, n’est-ce pas ? Pourrais-je en dire autant de ton maître si je le voyais ?

Il prononça un nom qui me rappela quelque chose puis rougit. Je ne voudrais pas paraître fat, lecteur. Tu dois ici comprendre que je faisais jouer l’autorité qui m’avait été attribuée car je n’avais aucun autre moyen de faire obéir le garçon en lui permettant de garder sa dignité.

-Suis-moi. Tu vas te laver avant de paraître devant l’un des maîtres de ton maître.

Sans tergiverser, le jeune homme saisit un petit sac, le prit à bout de bras afin de ne pas le souiller puis me suivit. Tandis qu’il se lavait, je fis ce que je pouvais pour nettoyer sa robe en aval de lui, assez loin pour préserver sa pudeur et assez près pour veiller sur sa personne.

Quand il fut sec et vêtu d’une robe de rechange, je lui dis de me suivre et bavardais avec lui tout en cheminant vers notre destination. Connaissant le maître de mort, je m’attendais à le trouver en train de méditer dans sa hutte. Son assistant ne fit aucune remarque en me laissant entrer.

Même si le maître et moi n’étions pas du même avis sur bien des sujets, je savais ce qu’il pensait des enfants, aussi n’y allais-je pas par quatre chemins en lui racontant les faits tandis que le jeune homme attendait d’être admis en sa présence. Je retins pourtant le feu roulant de ma colère car ce n’était ni le moment, ni le lieu pour l’exprimer.

-Bref, si j’ai bien compris, ses condisciples se moquent de sa pusillanimité et son maître en rajoute du côté du grand et sage guide ô combien bienveillant. Ceci doit cesser.

Je me tus, observant mon vieil ami dans l’attente de sa réponse. Son allure ferme et décidée, qui lui était d’ailleurs coutumière, me fit deviner qu’il avait pris un ensemble de décisions qui n’allaient sans doutez pas contenter tout un chacun. Pourtant, ce ne fut pas sans un soupçon d’inquiétude que je vis une lueur de malice éclairer son regard quand il me dit de faire entrer l’enfant.

Lorsque ce dernier eut procédé aux politesses d’usage devant une personne aussi considérable que l’était le maître de mort, il s’assit et patienta. Une bonne trentaine d’Ave Maria plus tard, je vis que l’enfant n’avait plus peur mais qu’il était tout entier sous le charme de la solennité de l’instant. C’était sans doute là le signal que le vieux chenapan qui me servait d’ami attendait car il commença à parler.

-Mon assistant va te prêter un matelas pour que tu te reposes. Demain, tu emménageras dans la hutte abandonnée à côté de celle du chrétien. Il faudra juste refaire le toit. Tu viendras ici pour écouter les enseignements mais c’est au chrétien que je confie ton éducation.

-Mais, Maître…

-Oui ?

-Il est chrétien…

-Quel sens de l’observation ! Comment l’as-tu deviné ?

Un peu rabroué, l’enfant qui ne voulait plus l’être se tut.

-Je t’enseignerai la religion. Lui t’apprendra à bien lire, à bien écrire, à bien compter et surtout à être humain. Personne ne peut devenir moine sans savoir cela.

-Mais enfin, Maître !

-Hmm ?

-Les autres…

-Quoi, les autres ?

-Ils vont se moquer de moi !

-C’est un fait. Y-a-t-il autre chose ?

-Je ne veux pas que l’on se moque de moi !

-Depuis quand ta vie t’obéit-elle ?

L’enfant se tut un long moment et je vis que le meilleur allait sortir de lui.

-Depuis jamais, Maître.

-Bon, dit le maître de mort en hochant la tête. Si tu étais plus grand, je te congédierais pour que tu penses à tout cela mais, comme tu ne l’es pas, je vais t’aider un peu. D’abord, j’ai appris des choses au contact de frère Christophe. Je pense donc qu’il en ira de même pour toi. Ensuite, si tu as peur qu’il ne te convertisse à ses croyances, c’est soit que tu es un imbécile, soit que les tiennes ne valent rien, soit qu’il a raison. Enfin, il y a un lien entre vous.

-Lequel, Maître ?

-Tu sauras que tu es en train de devenir un moine lorsque tu pourras répondre à cette question. File. Je dois parler à ton maître.

L’enfant sortit, nous laissant seuls. Le regard de mon ami pétillait de malice lorsqu’il se tourna vers moi.

-Je crois qu’on ne va pas s’ennuyer durant les semaines à venir. Qu’en penses-tu ?

-De la situation, ou de toi ?

-De moi, bien sûr. Tu sais combien je goûte les compliments.

Nous rîmes de concert.


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