lundi 28 juillet 2025

Le dix-septième courrier

 

Mon cher ami,

Je voudrais tout d’abord te présenter mes excuses pour mon long silence. J’ai bien reçu ta lettre et tes messages de plus en plus pressants mais je n’ai pas trouvé en moi la force de te répondre et il s’est trouvé que, ces derniers temps, je n’avais à ma disposition aucune autre force que la mienne qui s’était tarie. Tu ne peux pas imaginer de combien de subterfuges j’ai dû user pour me convaincre de saisir enfin la plume, le premier étant le recours à notre amitié et le dernier la reconnaissance que je vous dois à tous pour votre accueil si chaleureux. Dans l’ambiance du moment, j’ai même dû me parler de l’image que je voulais laisser au monde après ma mort, ce qui doit te donner un bon aperçu de mon état d’esprit.

Qu’il fait nuit lorsqu’on est en bas, mon ami ! Mais quelle étrange nuit ! Silencieuse et déserte comme jamais nuit ne le fut sur cette terre, même au cœur du plus désert des déserts de ce globe. Opaque, lourde comme l’air par une soirée d’orage, et si silencieuse que ton cœur y résonne comme un tonnerre qui s’en va loin de toi et qu’aucun écho ne te renvoie jamais car il ne rencontre aucun obstacle sur sa route, même pas celui de ton enveloppe charnelle devenue évanescente, voire inexistante.

Ne m’en veux pas si je fais des phrases. C’est ma façon d’éloigner le silence qui me dit ce cesser d’écrire parce que tout est vanité. Tu ne peux pas t’imaginer comme mon stylo est lourd, ce soir. Enfin, j’espère pour toi que tu ne peux pas l’imaginer.

Au rayon des rêves, puisque le sujet t’intéresse encore, j’en fais toujours qui, hélas, renforcent mon avis à propos de ce que nous sommes vraiment, mais cela sans l’espérance de la foi. La nuit dernière, par exemple, a été traversée par celui de quelqu’un qui n’est vraiment pas d’ici, à moins d’être un amateur de mangas, maintenant que j’y pense, car il y a quelque chose de vraiment bizarre dans certains. Oui, en effet, les étranges créatures végétales que j’y ai croisées, mes propres pouvoirs liés aux plantes qui croissaient à la suite de mes actions, tous ces combats, et puis ce scénario plus touffu qu’un massif forestier, tout cela peut bien appartenir à l’univers des mangas, d’autant que rien n’y semblait vraiment étranger à l’humanité. Peut-être était-ce le rêve d’un amateur ou d’un créateur de mangas. Pas de jeux vidéos, du moins je ne le crois pas. Enfin, après tout, Dieu seul sait ce qu’ils créent, en ce moment. Sinon, le rêve n’était pas très intéressant. Complexe, scénarisé, avec des émotions et de l’action, mais rien de bien remarquable. J’étais bien loin de cette énorme clef de chambre d’hôtel en laiton qui m’a terrorisé il y a peu et dont l’apparition a provoqué une telle panique en moi qu’elle m’a fait oublier le reste du rêve, ou du moins autre chose que ses grandes lignes, pas très passionnantes non plus, d’ailleurs : une histoire trouble qui tournait autour de la nécessité de visiter un lieu en restant caché. J’aimerais bien savoir ce que cette clef voulait dire pour le vrai rêveur.

Pour en revenir à ce que je disais avant de laisser mes pensées s’égarer, j’aurais bien aimé que tout ce que je vivais ressemblât à la nuit obscure de Saint Jean de la Croix. Pourtant, s’il y avait bien le vide et l’obscurité, il n’y avait même pas l’attente d’un espérance. Mon Seigneur et ami ne s’était pas éloigné de moi et je ne m’étais jamais détourné de lui. Simplement, il n’y avait plus rien, il n’y a toujours plus rien là où, auparavant, il y avait quelqu’un. Étais-je seulement bien là moi-même ? Peut-être, à la façon d’un moi dépressif qui se recroqueville sur lui-même pour ne plus rien sentir. Je n’errais pas, je ne cherchais pas, je ne pensais pas. Enfin si, peut-être un peu, puisque je parcourais les rues, réfléchissais, me promenais, faisais tous les gestes de ce que ma vie est devenue. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Note que je pourrais mettre tout ce qui précède au présent sans changement notable, sinon que je suis parvenu à prendre la plume pour t’écrire.

Était-il arrivé quelque chose ? Et bien, en revenant chez moi, en retrouvant mon existence habituelle, j’étais habité par une sensation de vide, de vanité. En vous voyant tous si vivants, si ensemble, si tu me permets l’expression, si affairés, j’ai vu aussi combien tout ce que j’étais m’éloignait de vous, et j’ai eu mal. Je me sentais seul et inutile à tous, même à moi-même. La distance entre les autres et moi ressemble parfois à un océan que je n’ai plus la force de seulement vouloir franchir. J’entends des mots aussi inutiles que futiles, répétitifs jusqu’à la nausée. J’assiste à des actes présentant exactement les mêmes caractéristiques. Plus toutes ces choses sont pensées, réfléchies, et plus elles semblent vides de sens ou d’objet. Je ne peux même pas dire que tout cela ne rime à rien. En fait, tout cela n’est rien, ou peut-être un peu d’écume à la surface des flots, toujours renouvelés mais jamais vraiment différents.

Quand Dieu est là, je peux vivre avec. Mais là, hélas, il y a eu cet espèce d’affadissement de tout et cette nuit qui a tout envahi. Je parle bien de nuit et non de ténèbres ou de quoi que ce soit de grandiloquent, car l’absence de lumière n’était pas prégnante, n’est pas prégnante. Je savais qu’il existait encore un jour pour les autres ; je n’étais pas entièrement replié sur moi. Je me sentais juste seul, vieux et inutile.

Je m’en plains alors qu’il est bien possible que des milliers de mes contemporains vivent ainsi lorsqu’ils posent leur smartphone. Cela expliquerait pourquoi tant l’ont toujours à la main. Moi qui aime tant le Français, j’adore le mot « scroller », cette abomination dont l’emploi forcé me montre l’inadéquation de ma langue natale avec l’univers qu’elle a contribué à façonner. Cela me semble être une assez bonne image de ma personne.

Je pourrais passer des heures à t’ennuyer avec ce que je pense du monde qui m’entoure, avec mes considérations à propos de tout et de rien, à propos de la folie masochiste qui nous prend face à la technologie, voire face à la vie, sur la douleur qui s’empare de moi lorsque je nous entends répéter comme des perroquets les discours destructeurs que tous les médias et leurs contempteurs inscrivent sur nos cerveaux malades de vide et d’ennui.

Et moi je suis là, avec mes idées bizarres, mon vécu qui n’est pas de ce monde, mon manque d’intérêt absolu pour tout ce dont on me dit que c’est là la vie. Parfois, je me dis que je devrais essayer d’expliquer, d’alerter, de tempêter. Et puis je vois la vidéo d’une star du web qui fait précisément cela, je lis les conversations passionnées qui ont lieu en dessous et je me sens juste fatigué.

Mais laissons cela.

Pour finir, j’ai eu une idée à propos des noms de démons. Je crois qu’il faudrait faire des recherches chez les possédés, peut-être surtout chez ceux à qui on a refusé l’exorcisme. Durant la longue éclipse, il était « tendance » de penser que toutes ces vieilles histoires n’étaient que les conséquences de désirs refoulés et de divers traumatismes, y compris chez les curés. J’ai même entendu parler par un témoin crédible d’un psychiatre effrayé par le manque de compassion et de discernement de certains prêtres plus matérialistes que Mao et Staline réunis. Peut-être n’est-ce qu’une légende urbaine mais je trouve qu’elle a un parfum de vérité, tant certains membres du clergé aiment se montrer plus royalistes que le roi et sont empressés d’adhérer à toute chose pourvu qu’elle soit moderne. Figure-toi qu’il existe même des officines catholiques dans lesquelles on considère la transsubstantiation comme un superstition et la messe comme une simple anamnèse (Je ne plaisante pas : c’est bien ce mot que j’ai entendu employer). Je n’ose même pas penser ce que ces gens pensent du diable, ou de Dieu lui-même, d’ailleurs.

Parmi les refusés, il y a sans doute une légion de vrais malades et de fausses victimes, mais il y a peut-être aussi des cas authentiques qui n’ont pas subi le formatage ecclésial, ce qui leur permettra de vous dire ce qu’ils ont vraiment subi et ce qu’ils savent des entités qui les ont habités. Note bien que je pense que ce formatage est nécessaire afin de permettre aux gens de vivre sereinement. Le problème est qu’il recouvre la réalité d’un épais voile de superstitions matérialistes.

Voilà, je crois que c’est tout. Cette lettre est sans doute très décousue mais je sens que si je m’amuse à la relire, je vais la jeter à la poubelle sans avoir pour autant le courage de la réécrire. Mieux vaut donc la laisser en l’état et te faire confiance pour démêler le bon grain de l’ivraie.

Bon vent, mon ami, et à une prochaine fois peut-être.


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dimanche 20 juillet 2025

Le champ de crémation (DAFB 14)

 

Je m’aperçois qu’au fil des pages, je me suis laissé gagner par la nostalgie et que celle-ci a édulcoré mes propos. Avec l’éloignement, tous les évènements narrés ici ont pris un aspect doux qu’ils étaient bien loin d’avoir lorsque je les vivais. Peut-être est-il temps d’en dire un peu plus sur un autre aspect des religieux que j’ai connus là-bas.

Par un beau soir d’été, j’étais couvert d’une épaisse couche de sueur crasseuse accumulée dans l’atmosphère étouffante des forêts tropicales. Errant comme une âme en peine, je marchais jusqu’à un coude de la rivière où je comptais me rafraîchir et passais pour cela près d’un champ de crémation, l’un de ces lieux où mes hôtes faisaient brûler des cadavres, car telle est la coutume dans ces contrées. Je vis quelques silhouettes vêtues de robes monastiques le parcourir doucement mais je n’y prêtais guère attention, l’esprit tout entier fixé sur mon but, la sensation d’une eau fraîche frappant ma peau enivrée de chaleur.

Comme je crois l’avoir déjà dit, le jour tombe comme une enclume sous les tropiques et il faisait nuit quand je pris le chemin du retour. Rasséréné et tranquille, alors que je longeais le même champ de crémation, je passais près d’une petite hutte, sans doute construite par des villageois pour l’usage d’un saint homme. En effet, ceux-ci aiment venir méditer près des cadavres, des charniers et des bûchers qui leur permettent de mieux appréhender l’aspect transitoire de l’existence humaine.

Pourtant, en passant près de la hutte, je n’entendis pas le silence d’un homme qui médite ou la litanie des textes que l’on récite mais les pleurs d’un enfant dont la voix hésite sur le seuil de l’âge adulte.

Éclairée par la pleine lune, la cabane solitaire se dressait devant moi et je n’hésitais qu’un instant à en franchir le seuil. Comme j’entrais, je fus saisi par une odeur abjecte faite de sueur, d’urine et d’excréments mêlés et macérés. À la lueur d’une lampe à huile, je vis l’enfant assis sur le sol au milieu d’une marre puante, car il s’était fait dessus. Voyant qu’il n’avait l’air nullement blessé mais seulement terrorisé, je saisis ses bras et le relevais.

Sur ses traits, je pus lire tour à tour la stupeur, la joie, la honte et la colère.

-Laissez-moi ! Je suis ici pour la religion !

Il avait employé un terme complexe que je n’essaierai pas de traduire ici, mais je faillis rire en l’entendant dans un tel contexte. M’étant repris, je compris que son soi-disant maître spirituel avait dû lui ordonner de pratiquer là quelque exercice de méditation.

Le lâchant, je fis une chose que je n’avais jamais faite jusqu’alors. Je saisis l’énorme chapelet qui m’avait été octroyé par mon ami le maître de mort et qui symbolisait, selon lui, le degré d’avancement de ma compréhension spirituelle, puis je fis mine de vouloir frapper le novice. Le petit coq orgueilleux rabattit ses plumes sans pour autant redevenir un enfant terrorisé, car j’étais là.

-Si tu as une robe de rechange, prends la et suis moi. Je vais te montrer où te laver.

-Non, saint homme, me répondit-il. Mon maître m’a ordonné de passer la nuit ici.

-Qui est ton maître ? Tu m’as reconnu, n’est-ce pas ? Pourrais-je en dire autant de ton maître si je le voyais ?

Il prononça un nom qui me rappela quelque chose puis rougit. Je ne voudrais pas paraître fat, lecteur. Tu dois ici comprendre que je faisais jouer l’autorité qui m’avait été attribuée car je n’avais aucun autre moyen de faire obéir le garçon en lui permettant de garder sa dignité.

-Suis-moi. Tu vas te laver avant de paraître devant l’un des maîtres de ton maître.

Sans tergiverser, le jeune homme saisit un petit sac, le prit à bout de bras afin de ne pas le souiller puis me suivit. Tandis qu’il se lavait, je fis ce que je pouvais pour nettoyer sa robe en aval de lui, assez loin pour préserver sa pudeur et assez près pour veiller sur sa personne.

Quand il fut sec et vêtu d’une robe de rechange, je lui dis de me suivre et bavardais avec lui tout en cheminant vers notre destination. Connaissant le maître de mort, je m’attendais à le trouver en train de méditer dans sa hutte. Son assistant ne fit aucune remarque en me laissant entrer.

Même si le maître et moi n’étions pas du même avis sur bien des sujets, je savais ce qu’il pensait des enfants, aussi n’y allais-je pas par quatre chemins en lui racontant les faits tandis que le jeune homme attendait d’être admis en sa présence. Je retins pourtant le feu roulant de ma colère car ce n’était ni le moment, ni le lieu pour l’exprimer.

-Bref, si j’ai bien compris, ses condisciples se moquent de sa pusillanimité et son maître en rajoute du côté du grand et sage guide ô combien bienveillant. Ceci doit cesser.

Je me tus, observant mon vieil ami dans l’attente de sa réponse. Son allure ferme et décidée, qui lui était d’ailleurs coutumière, me fit deviner qu’il avait pris un ensemble de décisions qui n’allaient sans doutez pas contenter tout un chacun. Pourtant, ce ne fut pas sans un soupçon d’inquiétude que je vis une lueur de malice éclairer son regard quand il me dit de faire entrer l’enfant.

Lorsque ce dernier eut procédé aux politesses d’usage devant une personne aussi considérable que l’était le maître de mort, il s’assit et patienta. Une bonne trentaine d’Ave Maria plus tard, je vis que l’enfant n’avait plus peur mais qu’il était tout entier sous le charme de la solennité de l’instant. C’était sans doute là le signal que le vieux chenapan qui me servait d’ami attendait car il commença à parler.

-Mon assistant va te prêter un matelas pour que tu te reposes. Demain, tu emménageras dans la hutte abandonnée à côté de celle du chrétien. Il faudra juste refaire le toit. Tu viendras ici pour écouter les enseignements mais c’est au chrétien que je confie ton éducation.

-Mais, Maître…

-Oui ?

-Il est chrétien…

-Quel sens de l’observation ! Comment l’as-tu deviné ?

Un peu rabroué, l’enfant qui ne voulait plus l’être se tut.

-Je t’enseignerai la religion. Lui t’apprendra à bien lire, à bien écrire, à bien compter et surtout à être humain. Personne ne peut devenir moine sans savoir cela.

-Mais enfin, Maître !

-Hmm ?

-Les autres…

-Quoi, les autres ?

-Ils vont se moquer de moi !

-C’est un fait. Y-a-t-il autre chose ?

-Je ne veux pas que l’on se moque de moi !

-Depuis quand ta vie t’obéit-elle ?

L’enfant se tut un long moment et je vis que le meilleur allait sortir de lui.

-Depuis jamais, Maître.

-Bon, dit le maître de mort en hochant la tête. Si tu étais plus grand, je te congédierais pour que tu penses à tout cela mais, comme tu ne l’es pas, je vais t’aider un peu. D’abord, j’ai appris des choses au contact de frère Christophe. Je pense donc qu’il en ira de même pour toi. Ensuite, si tu as peur qu’il ne te convertisse à ses croyances, c’est soit que tu es un imbécile, soit que les tiennes ne valent rien, soit qu’il a raison. Enfin, il y a un lien entre vous.

-Lequel, Maître ?

-Tu sauras que tu es en train de devenir un moine lorsque tu pourras répondre à cette question. File. Je dois parler à ton maître.

L’enfant sortit, nous laissant seuls. Le regard de mon ami pétillait de malice lorsqu’il se tourna vers moi.

-Je crois qu’on ne va pas s’ennuyer durant les semaines à venir. Qu’en penses-tu ?

-De la situation, ou de toi ?

-De moi, bien sûr. Tu sais combien je goûte les compliments.

Nous rîmes de concert.


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mardi 15 juillet 2025

Repose en guerre

 

Une coquille d’œuf repose sur le sol,

Témoignant d’un combat pour sortir de la nuit ;

Toi aussi, mon ami, tu prendras ton envol

Quand tu auras brisé ce qui te garde en vie.


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