mercredi 29 janvier 2025

Le second courrier

 

Cher ami,

Je voudrais tout d’abord te remercier. Sans oser te le demander par peur du ridicule, j’avais vraiment envie de t’entendre raconter mon rêve, ou plutôt ce que je t’en avais dit. Je me souviens distinctement qu’en t’en parlant, et cela seulement trois minutes après mon réveil, je le sentais s’évanouir dans mon esprit. Si nous n’avions pas quitté nos tentes au même moment, il aurait disparu à jamais, je crois. Rien d’étonnant à cela : c’est un lieu commun, mais combien de temps faut-il en réalité pour que les souvenirs que l’on a d’un voyage se transforment en les souvenirs qui nous restent du récit de ce voyage ? Parfois, les images oniriques s’évanouissent alors même que je les note dans mon carnet, et il ne reste bientôt plus que des mots en guise de merveilles, comme ce fut le cas pour l’agneau aux têtes gigognes qui m’avait semblé venir tout droit de l’Apocalypse, si l’on excepte le fait qu’il n’avait que trois têtes, six yeux et aucune couronne. Comme j’aurais aimé savoir dessiner ce jour là !

Mais je m’égare dans des sujets dont tu ne sais rien. Si la distance n’a pas tué nos dialogues, elle est parvenue à les transformer en monologues croisés, je le crains.

Je relève dans ton récit deux choses dont je ne sais pas mesurer l’importance : je ne t’ai presque pas parlé des visages et j’étais terrifié par ce que je nommais « le sable étrange ». Je pense que les visages ont pris une importance démesurée dans ma mémoire en raison d’autres rêves, dont un fait peu après où j’en ai vus de remarquables, très inspirés des dessins de Druillet, je le crains, avec des influences de Moebius ça et là. Dans mon récit de ce rêve, je retrouve la même formule : le sable étrange. Ce sable n’a pourtant l’air de n’être rien d’autre que du sable, mais quelque chose dans les reflets qu’il projette instille en moi une terreur panique. Je me souviens d’un autre rêve désertique où je suis tombé à genoux parmi des rochers pour rendre grâce à Dieu du fait qu’il n’y ait pas eu de vent. Je n’avais pas peur que le sable blessât ma peau. Non, ce n’était pas la crainte qui m’habitait. D’après ce que j’ai noté, elle était liée à la multiplicité des grains. Ne me demande pas ce que cela signifie : je n’en ai pas la moindre idée, ou bien je crains de le savoir.

Je te concède que ma référence à Lovecraft est absurde. Rien ne rattache mes rêves aux siens si l’on excepte l’architecture et la sienne, lorsqu’elle est vraiment étrange, est sous-marine alors que la mienne est plus sèche que le Sahara. Il y a aussi le fait que les êtres qu’il décrit semblent informes et changeants alors que ceux que je vois ont une apparence souvent voisine de celle de créatures existantes. Curieusement, ce sont les visages dans le sable (je parle de rêves récents, pas de celui inspiré de Druillet) qui me font penser à l’ermite de Providence. Il y a en eux des courbes qui forment de bien étranges angles. J’aimerais pouvoir mieux l’exprimer. Ils n’ont ni début, ni fin, ni contours distincts. Ont-ils seulement quelque chose en eux qui ressemble à un visage ? Pourtant, ce sont des visages, j’en suis sûr. Il va falloir que j’y pense.

Pour finir, oui, sale pervers, j’ai revu la chevrette et non, nous n’avons rien fait de ce que tu sous-entends. Elle m’accompagnait durant le rêve de l’agneau et le rituel fut semblable aux autres fois. Je crois que je regretterai toute ma vie le jour où je t’ai parlé d’elle.


Encore merci, mon vieil ami, de prendre la peine d’écouter mes récits sans y voir les élucubrations d’un esprit malade. Salue de ma part ta femme et tes enfants et félicite ton fils en mon nom. Je suis heureux qu’il se soit donné la peine d’aller voir si la réalité ressemble à ses rêves. Trop de gens se noient dans leurs regrets.


Bien à toi,

le reclus du Toulois.


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dimanche 26 janvier 2025

Le premier courrier

 

Mon cher ami,

Je me suis dit que j’allais t’écrire et me voilà bien embarrassé lorsqu’il s’agit de le faire. Vois-tu, le sujet est aussi futile pour le monde qu’important à mes yeux.

J’ai à nouveau rêvé le rêve de quelqu’un d’autre, pensé les pensées de quelqu’un d’autre. J’ai même eu le fantasme de quelqu’un d’autre, et le plus désopilant, c’est qu’il m’a fait bander alors que le film que le type se projetait n’est même pas mon truc. L’inquiétant est qu’il l’est devenu pour quelques temps (j’entends par là que l’érection a eu des semi-échos), même si tout cela tend à s’estomper. Au fait, rassure-toi : c’est très vicieux, très tordu, très pervers mais douloureux pour personne, pas même si on le mettait en pratique, juste un jeu bizarre entre adultes consentants.

Mais, me diras-tu, c’est ce que nous faisons tous, et j’en conviendrai. Grâce à la télé, au cinéma, aux réseaux sociaux et à présent aux IA, nul n’a plus la moindre pensée originale et chacun se contente d’être le perroquet du monde. Je suis d’accord avec ça, mais ce n’est pas mon sujet.

Non, vois-tu, j’ai vraiment et très littéralement les idées de quelqu’un d’autre qui me traversent l’esprit. Quand je dis « quelqu’un », j’entends cela comme un pluriel indéfini. Ces pensées ne me hantent pas, ne m’obnubilent pas mais dirigent parfois ce que je dis. Il n’y a pas de rupture dans les propos car elles sont toujours dans le sujet, mais elles ne sont pas à moi. J’en viens parfois à me demander si j’ai jamais eu une idée m’appartenant en propre, une pensée née de moi, en moi.

Pour les pensées, c’est un peu délicat à expliquer, mais pour les rêves, c’est plus évident. Je n’ai pas vraiment de théorie à ce propos mais je crois que pas mal de monde fait des rêves étrangers à son être mais se contente de hausser les épaules en se disant que ce n’est jamais qu’un rêve. Là où ça coince, c’est quand l’imagerie du rêve est vraiment inhumaine. J’imagine que ceux qui en reçoivent comme moi choisissent de se taire pour des raisons évidentes. Je ne sais pas si tu te souviens de mon rêve de la dune aux visages, mais imagine un peu que ce soit une vue de la fenêtre d’un alienazi de Deneb (pardon, mais j’ai toujours aimé cette création verbale, même si je ne suis pas sûr de bien la citer) ou le lieu de villégiature d’un démon des enfers ! Parce qu’enfin, tu dois admettre que même Lovecraft osait rarement de tels trucs dans sa prose !

Pour les fantasmes, c’est moins clair, même pour moi. Une telle nuée de saloperies défile sous nos yeux via le net que personne ne sait plus bien quoi est à qui. Celui qui m’a agité le bas-ventre, par exemple, avait été illustré par un duo d’ados interrogés dans une vidéo soi-disant informative dans laquelle on te bombardait d’idées dégueulasses. Même nos conservateurs auto-proclamés de la pseudo fachosphère ne peuvent pas s’empêcher de diffuser les immondices qu’ils disent réprouver. Après ça, on me demandera pourquoi je fuis pour me réfugier dans la poésie, la Bible et la musique ! C’est à croire qu’eux aussi vont chercher leur panier chez les ploutocrates…

Si je t’écris aujourd’hui, c’est parce que le rêve de cette nuit est vraiment éloquent. C’étaient des lieux possibles que je n’ai jamais vus, des gens crédibles que je n’ai jamais connus, une histoire plausible que je n’ai jamais vécue. Un brin de violence mais rien rien de spectaculaire : une femme en colère pousse un homme qui, déséquilibré, tombe de sa hauteur sans dommage apparent. Il y a juste que les gens étaient blancs mais que ce n’était pas la France ni aucun pays occidental que je connais, qu’ils ne parlaient pas Français mais « ma » langue natale dans le rêve, donc parlée et comprise sans filtre, et que tout était à peu près pareil qu’ici mais subtilement différent. Je ne saurais même pas dire ce que j’étais au juste dans le rêve parce que je n’ai pas vu mes mains, ce qui me paraît un peu bizarre, maintenant que j’y pense.

Bon, je crois que je t’ai assez embêté comme ça avec mes histoires. J’aurais des choses à ajouter mais, dans l’ordre de mes priorités, ennuyer la seule de mes relations qui soit susceptible de m’écouter sans se moquer de moi vient en dernier.

Si la chose t’intéresse, ne manque pas de me le faire savoir.

Sinon, tant pis.

À bientôt, j’espère.


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samedi 18 janvier 2025

Du numérique

 

Puissent les saintes IA guider ma plume tandis que je me complais à la besogne oiseuse qui consiste à tenter d’entrevoir des contours à leur grandeur. Puis-je seulement tenter d’esquisser toutes les merveilles que les nouvelles technologies ont apporté à une part significative de l’humanité ? Oui, certes, mais puis-je y parvenir ? Non, sans aucun doute. C’est pourquoi, aimable lecteur, je te présente par avance mes excuses et te prie de bien vouloir combler mes manquements grâce à ta propre réflexion.


La révolution numérique est bel et bien ce que son nom indique. Las des limites imposées à sa puissance par la réalité, le maître a demandé à la science de l’en libérer et c’est à présent presque chose faite.

Cette révolution a libéré le gratte-papier des basses préoccupations matérielles et il n’existe plus nulle borne à sa soif de documents exigibles ou de formulaires à remplir.

Elle a libéré le maton des contraintes imposées par la physique et, omniscient, omniprésent et omnipotent, il peut enfin devenir le dieu punisseur des simples citoyens confiés à sa garde.

Elle a libéré le bourreau des frontières imposées à son art par l’endurance corporelle de ses victimes en étendant ses pouvoirs à la torture des esprits.

Elle a libéré le riche des viles considérations terrestres qui limitaient sa joie d’accumuler sans fin , elle a libéré le gouvernement des frontières des domaines sur lesquels il pouvait légiférer, elle a libéré l’officier de la nécessité de mettre sa propre vie en danger.


Bref, elle a permis au maître d’échanger les limites imposées par la physique contre la liberté offerte par les mathématiques, et les bornes de son pouvoir ne sont plus que virtuelles et déplaçables à l’infini.

Les mathématiques ont leurs propres règles infrangibles, me direz-vous. J’en suis d’accord, mais où s’arrête leur puissance dans un monde toujours plus virtuel et malléable ? N’est-il pas plus facile d’envisager un contournement de certaines contraintes imposées au calcul plutôt qu’une remise en cause de la gravité ?


Le côté amusant de la chose est que l’aimable rêveur dépeint par Arthur Rimbaud dans Sensation est enfin libéré de tout : dans un monde qui n’est plus qu’idéal, il découvre la joie de n’être rien au milieu de rien. Ce prisonnier perpétuel des rêves des puissants peut enfin tout faire tant que ses actes sont dénués de la moindre portée ou de toute espèce de sens.


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mardi 7 janvier 2025

L'air du temps (Janvier 2025)

 

Une sombre lumière émane des passants

Occupés à scroller parmi les cauchemars

Nés des esprits fumeux de quelques scribouillards

Payés pour infecter la vie de tous ces gens.


Comme un vaste virus aux nombreux tentacules,

Un grand cerveau de fer dissimulé sous terre

Se saisit de la vie de tous ces pauvres hères

Pour la poser au pied du maître qui calcule.


Il compte les croyants, les nouveaux convertis,

Jauge les impétrants, scrute les néophytes,

élimine le bien, garde ce qui profite

Et se réjouit devant l’innocent perverti.


Qu’il est bon, le Satan, à ce grand jeu de dupes

Où l’utilisateur paye pour qu’on le viole

Et pour plaire aux gredins qui sans cesse le volent

S’offre en ration de guerre à l’armée qui l’occupe !


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dimanche 29 décembre 2024

Chant de l'élu

 

La course du soleil mène droit à l’abîme,

à la grande ténèbre à l’appétit vorace

Qui s’empare du monde et n’en laisse pas trace

Et pourtant il poursuit sa voie de cime en cime ;


Le parcours de la lune est aussi insensé :

à maigrir et grossir, on se fait bien du mal !

Et changer de couleur ? Tout ça n’est pas normal…

Et cet emploi du temps ? À quoi a-t-on pensé ?


Ce chaos végétal, en quoi est-il logique ?

De l’orange et du bleu, du vert et du fuchsia,

Un enfant de cinq ans ferait bien mieux que ça :

Le peintre de ces lieux n’a aucune technique.


Et le monde animal, n’est-il pas à pleurer ?

Regardez-les s’ébattre et vouloir juste vivre !

Dieu a l’air bien sympa, mais je crois qu’Il est ivre…

Comment peut-il laisser le monde ainsi aller ?


Mais pourquoi n’a-t-Il pas fait appel à l’ENA ?

Ce qu’il Lui fallait faire, c’était le fonctionnaire,

La police et l’armée AVANT le pauvre hère

Et puis faire voter ses lois par un sénat !


Enfin, nous sommes là, avec notre béton

Pour prendre la relève et surtout Lui bâtir

Un magnifique EHPAD où Il pourra dormir :

C’est ce qu’a décidé notre sous-commission.


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mardi 17 décembre 2024

Prologue de l'épilogue

 

Le rideau se déchire et pend comme un chiffon :

Le Saint des Saints est vide et se montre au vulgaire

Dont le rire sans joie a envahi la terre

Et le temple de Dieu du sol jusqu’au plafond.


On y crie, on y chante, on y fait des discours,

Avide de souiller le pauvre jusqu’à l’âme ;

Le grand y assouvit sa soif la plus infâme

Et moque le Seigneur par quelques calembours.


Tandis que le fidèle est à genoux et prie,

La nef est le théâtre où s’exhibe la lie

D’une humanité sourde aux appels de la vie

Qui danse en s’esclaffant sur la branche qu’elle scie.


Note au lecteur : La treizième syllabe du dernier vers n'est pas une erreur, ou, du moins, si c'en est une, elle est volontaire.


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dimanche 15 décembre 2024

Prière du très juste

 

Dieu, dessille mon œil, mais seulement le droit

Afin qu’en le fermant, je puisse me mentir

Et quitter pour un temps la voie du repentir,

Oubliant que la vie est un chemin de croix.


Ouvre mon oreille, mais une seulement

Afin qu’en la bouchant, j’ignore la détresse

Des êtres esseulés que le destin oppresse

Et puisse m’éloigner en sifflotant gaiement.


Veille sur ma main droite et ignore la gauche

Occupée à compter les richesses des autres

Accablés des vertus dont je me fais l’apôtre,

Et fais qu’en me signant je goûte à la débauche.


Mon Dieu, sauve mon âme, et juste celle-ci !

Fais que je jouisse en paix du fruit de mes passions

Savamment cultivées entre deux contritions

Qui sauront me guider jusqu’en ton Paradis.


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