vendredi 21 février 2025

Le septième courrier

 

Cher ami,

La personne à qui mon rêve de cette nuit était destiné doit être bien étrange car dans son monde, c’est la banalité qui cache l’horreur sous les traits les plus anodins.

Il n’y a pas de ciel en elle. Tout se déroule dans des souterrains faits de métal et de béton, et même les fenêtres donnent dans des salles vastes et sombres.

Il y règne une pénombre reposante sous laquelle se dissimule un danger indicible et souvent impossible à reconnaître. Tout peut y être un objet de terreur : un bouton de porte, une dalle lumineuse servant d’éclairage, un couvert en plastique ou que sais-je ?

Toutefois, rien de saurait y égaler l’atrocité d’une femme en tailleur et talons plats, surtout si elle marche en diagonale par rapport aux angles des pièces.

Moi qui te parle, j’ai vu l’une de ces femmes. Elle avait des cheveux, un visage, des yeux, des épaules et même le reste. Son tailleur était le vêtement de travail d’une cadre. Son regard était normal, tout comme sa façon de bouger.

Pourtant, des frissons d’abjecte terreur me parcouraient tandis qu’elle marchait non loin de moi, traçant des diagonales qui finiraient bien par croiser mon chemin plus chaotique.

J’avais longtemps fui sa présence, parcourant de longs couloirs et de vastes pièces en prenant bien soin de rester près des murs afin de ne pas éveiller l’attention des prédateurs.

De temps en temps, je m’arrêtais pour contempler un papier froissé ou une assiette vide, et parfois même le chambranle d’un porte. Il y aurait long à dire sur ces derniers.

Ce fut dès l’entrée de l’une des nombreuses pièces que je vis, posé sur une table d’angle, l’un des Saint Graal (je n’ose mettre ceci au pluriel même si ce singulier me tourmente) de celui que je me plais à nommer mon hôte, et celui-ci frémit de joie.

J’avançais rapidement pour poser une main fébrile sur le boîtier en plastique qui devait contenir un tampon encreur et l’ouvris maladroitement, manquant de le faire tomber dans ma hâte.

Il était bien là, tout humide, prêt à l’emploi, prêt à couvrir d’encre bleue tout objet que l’on poserait sur lui. Une fois mon butin empoché, je repris ma course folle dans les pièces vides.

Tout en avançant rapidement, j’essuyais mon doigt couvert d’encre bleue à l’aide d’un mouchoir en papier que j’avais tiré de ma poche. Ce fut en m’arrêtant pour vérifier la propreté de mon doigt que je sus que ma chance avait tourné.

À quelques mètres de moi, je vis la semelle d’une ballerine beige se poser doucement sur un sol marqueté. La chaussure couvrait un pied portant un mi-bas, un bas ou un collant couleur chair.

Mon regard monta jusqu’à l’ourlet d’une jupe gris-bleu, puis jusqu’à la jupe elle-même et enfin jusqu’à la veste du tailleur. Les mains de la femme, soigneusement manucurées, firent un petit geste d’apaisement.

J’étais paralysé de terreur par les mouvements inexorables de cette femme, par ses pas qui suivaient l’une des grandes diagonales de la pièce jusqu’à l’endroit où elle pourrait tourner.


Voilà. C’est à peu près tout. J’ai essayé, autant que faire se peut, de retranscrire l’ambiance du rêve et je crois y être assez bien parvenu. Toutefois, il y régnait une telle tension pleine d’étrangeté, et cela à partir d’éléments si anodins, que je serais bien en peine d’identifier l’origine de l’angoisse de mon hôte.


Au fait, comme j’ai tardé à t’envoyer ceci, un rêve fait-maison m’est venu, rempli d’éléments et de personnages familiers réunis pour l’occasion.

C’était une sorte de dîner au restaurant. J’y étais à table avec des inconnus et je détonnais suffisamment pour devoir présenter des excuses qui furent acceptées avec réticence. Je m’en allais donc seul, passant entre des tables animées où je vis, entre autres, un ami de jeunesse en train de dîner tout en bavardant joyeusement. Les femmes étaient belles et détendues, l’ambiance chaleureuse et gaie et mon sentiment de solitude absolu. Cet hymne à l’échec de ma vie animale a fait mal à une partie de moi dont je ne savais pas qu’elle souffrait autant. Peut-être est-ce là l’une des clefs de l’étrangeté de ma vie onirique. Il faudra que je parle de tout cela avec Dieu, je crois.


Bien à toi.


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samedi 15 février 2025

Le feu du sel

 

À A.M., avec mes amitiés


Refrain :


Celui qui croit

En Toi Père éternel

Tu lui octroies

Une place en ton ciel


Celui qui croît

En la vie éternelle

Reçoit de Toi

La grâce la plus belle



Premier couplet :


La foi descend

Et s’écoule en cascade

Sur les enfants

Ce sel devenu fade


Elle est un flot

Qui nous vient pour noyer

Les êtres faux

Parmi l’humanité


La foi est flamme

Venue pour consumer

L’esprit infâme

De ceux qui l’ont bafouée


Elle est un feu

Destiné à brûler

Le cœur de ceux

Qui rêvent de régner




Second couplet :


La foi est terre

S’ouvrant pour engloutir

Dans les enfers

Les bourreaux des martyrs


Elle est un vent

Et souffle sur le monde

Un ouragan

Qui emporte l’immonde


La foi est chair

Devenue nourriture

Pour des enfers

Sauver les créatures


Elle est un sang

Donné pour abreuver

Le cœur des gens

Qui en furent sevrés


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jeudi 13 février 2025

Le sixième courrier

 

Cher ami,

Je te reconnais bien là ! Moi qui me demandais si ton intérêt pour les arts magiques t’avait profondément changé, je tiens ma réponse. Et, de manière curieuse, ton goût marqué pour les appâts féminins te guide toujours vers l’essentiel ! Voilà qui laisserait perplexes bien des moralistes.

Oui, la cathédrale de lumière était bien « le truc avec cette fille qui, de mignonne, devenait super-canon. » Ta mémoire ô combien sélective a fait l’économie de beaucoup de détails mais, même pour moi, cet épisode a marqué une étape importante. Tu sembles aussi te souvenir de mon état nerveux pitoyable à cette époque, aussi ne vais-je pas insister sur ce point sinon pour dire que c’était pour cette raison que je ne me croyais pas. Étant données les épreuves que je venais de traverser, je me cachais derrière la science et le bon sens pour nier le témoignage d’une réalité qui avait bien des choses à me dire.

Ce jour-là, j’arpentais d’assez jolies rues situées non loin de chez moi sous un prétexte ou sous un autre, mais en tout cas surtout pour tenter de me rétablir un peu. Pour autant que je m’en souvienne, le temps était mi-figue, mi-raisin, sans averses mais avec quelques éclaircies, de celles où le soleil, sans vraiment paraître, parvient pourtant à te faire savoir qu’il est là.

Dans une rue où je vais assez peu car elle ne contient aucun commerce, je m’aperçus que tout était en train de changer. Comment dire cela ? Le sol était moins dur sous mes pieds et même la tristesse du macadam parvenait à gagner quelques couleurs. Non, pas vraiment des couleurs, mais un peu comme le souvenir de la beauté des vieilles gens, si tu vois ce que je veux dire. Dans les bacs et les jardins, les fleurs palpitaient de vie et même l’air avait un goût d’énergie, un parfum d’espérance en quelque chose que je ne saurais pas définir. Ne t’y trompe surtout pas ! Les signes étaient encore faibles, à l’époque, et nous sommes bien loin des révélations de la Pâques de l’année suivante (ce qui me fait d’ailleurs penser que c’était il y a quatre ans, et non deux. Comme le temps passe !).

Seuls les passants ne changeaient pas. Je n’ai pas besoin de te décrire un citadin marchant dans une rue, n’est-ce pas ? Nous ne sommes certes pas dans une grande métropole mais les carapaces des gens sont déjà bien épaisses. Bien qu’assez peu nombreux, ils dépensent beaucoup d’énergie à se protéger de la vie.

Pourtant, quand je vis, à une trentaine de pas de moi, un jeune homme fermer la portière de sa voiture pour se diriger vers une maison, je sus tout de suite qu’il y avait quelque chose en lui de différent. La main de son Créateur était sur lui, révélant les détails de son œuvre, et ces détails étaient époustouflants de beauté et de grandeur. Ce fut à ce moment-là que je vis que quelque chose en l’être humain dépassait de très loin l’être humain. Ce jeune homme avait le port et l’aspect martial d’un aigle et la joie d’être à jamais libre illuminait ses yeux.

Je le dis mal, et je ne sais pas comment faire mieux. Pardon pour cela. Comme il était apparemment à la fois vif et en pleine forme, le changement qui s’était produit en lui – si du moins une telle chose était vraiment arrivée – ne fut pas aussi accentué que pour la jeune femme, mais il ne manqua pourtant pas de m’étonner.

Une chose encore : quand il me regarda, ses yeux me dirent qu’il savait que je venais de voir en lui… l’indicible. Rien de faux ni de souillé ne transparut, juste un bonheur indéfinissable d’avoir été reconnu, mais pas comme une vedette à l’ego gonflé d’orgueil, oh ça non ! Bien plutôt cette joie d’exister vraiment pour l’autre.

En poursuivant ma route, je faillis me signer. Je le fais à présent souvent pour rendre grâce à Dieu lorsqu’Il me montre la grandeur de son œuvre. Ne vois pas là une fantaisie d’artiste : je suis convaincu qu’Il le fait parce qu’Il a pitié de moi. Lui sait que seuls l’amour et l’émerveillement peuvent panser nos plaies béantes d’où la vie s’écoule à gros bouillons pour se perdre dans un sol desséché.

Bailles-tu d’ennui devant ma prose ? Rassure-toi, nous en venons à présent à la jeune femme – enfin, quand je dis jeune, je parle d’un trentaine d’années, je crois.

Elle, je l’ai croisée dans une rue beaucoup plus passante, près d’un bureau de tabac où j’allais assez souvent. Elle faisait partie d’un flot de voyageurs qui descendaient d’un bus et, quand je la vis, elle marchait toute recroquevillée en elle-même, visiblement épuisée. Je sais que la formulation est étrange mais c’est la seule qui me soit venue à l’esprit pour évoquer ce que j’ai vu.

C’était une femme tout à fait normale, en vêtements de ville du type pratique. Son travail ne devait pas réclamer une mise particulière, j’imagine. Pourtant, quelque chose attira mon attention et je m’arrêtais de marcher, je crois. En tout cas, quelque chose dans mon attitude dut se modifier. Elle était splendide, habitée d’une force et d’une dignité que je n’ai jamais revues chez qui que ce soit d’autre. En la voyant, je compris mieux pourquoi la tâche d’écraser la tête du serpent était dévolue aux femmes.

Tout cela dut se voir car, lorsque la scène redevint normale, j’avais devant moi une jeune femme alerte et souriante au dos droit, comme si un énorme fardeau venait de quitter ses épaules. Parfois, je me plais à croire que Dieu m’a permis de voir ces êtres afin qu’eux-mêmes me voient les voir.

En me relisant, je m’aperçois que je n’ai pas vraiment réussi à retranscrire la magie de ces instants et que je n’ai rien dit de la cathédrale de lumière, celle où je vais à présent à chaque fois que notre Créateur me le permet et que ma folie ne m’en chasse pas.

Ce sera sans doute pour une autre fois.

Bien à toi.


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mercredi 12 février 2025

Le cinquième courrier

 

Mon cher ami,

Voilà qui clarifie bien des choses et m’explique enfin certaines parties obscures de tes lettres. Il faudra que tu me racontes tout cela, à l’occasion, du moins le peu que tu auras le droit de me dire. J’ai moi-même, à certaines périodes de ma vie, caressé l’idée de suivre le genre de voie où tu te trouves à présent mais le sort en a voulu autrement : l’occasion ne s’est jamais présentée et les praticiens d’arts occultes que j’ai rencontrés ne m’ont guère impressionné. Comme ils travaillaient seuls - ou, du moins, je le crois -, je n’en ferais pas une règle, mais il manquait à leur approche une assise structurée. Ils prenaient un peu de ci, un peu de ça et faisaient leur tambouille. Ils étaient très modernes, en fait.

Quand je dis qu’ils travaillaient seuls, je veux dire qu’ils étaient seuls en groupe. Pardon pour la formulation un peu étrange, mais leurs bidules n’étaient pas des structures avec des buts clairement définis mais bien plutôt des associations de particuliers partageant les mêmes marottes qui, de temps à autre, se réunissaient pour célébrer quelque chose. Pour agir de concert, il faut avoir un objet qui dépasse la somme des participants et ce n’était pas leur cas.

Bien sûr, je ne veux pas insinuer que tel est aussi le tien. Tes propos restent un peu obscurs mais tu ne parais ni être fasciné par l’en-bas, ni adhérer à un patchwork de croyances inconciliables, ni vouloir réinventer des cultes morts, alors je me dis que tu es sans doute avec des gens sérieux.

C’est, je crois, tout ce que j’ai à en dire, du moins avec le peu de détails dont je dispose. Peut-être en saurai-je plus à l’occasion si, comme tu le dis, les circonstances s’y prêtent.

Pour ce qui est de moi, je suis un peu ton genre de voie, mais à l’envers. Tu apprends de nouvelles choses alors que je désapprends des choses que je croyais sûres. Vois-tu, je prends très au sérieux ce que le Christ a dit de Dieu et des choses qu’Il révèle aux simples, du moins tant que tu nommes simple quelqu’un qui croit en ce qu’il voit plutôt qu’en ce qu’il pense. Je laisse donc aller peu à peu ce que je considérais comme vrai pour accepter ce qui arrive. Je le dis mal, mais peut-être verras-tu l’esprit de la chose à travers les brumes de mon discours.

Tout le problème de cette méthode est que, lorsque tu t’y prends ainsi, il finit par arriver des choses vraiment bizarres et que tu es bien obligé de l’admettre. Le hasard et la destinée sont deux refuges qui protègent de la réalité, qui permettent de ne pas la regarder. Ce sont deux systèmes de croyances qui expliquent tout rapidement et font l’économie tant du réel que de bien des questions car ils expliquent tout de manière très raccourcie.

Mais encore une fois, je m’égare. Philosopher n’est pas mon propos et je laisse volontiers les joies de cette discipline aux diplômés payés pour ça. Comme l’a dit un grand homme à son savetier, je n’ai pas à regarder au dessus de la chaussure.

Ne m’en veux pas, surtout. Je suis parfois gagné par l’amertume de ceux que personne n’accepte d’entendre.

Mais, puisque j’ai évoqué le sujet, il se trouve justement que des choses étranges se sont passées autour de moi, et cela encore récemment. Je range ces phénomènes en deux catégories : ceux que personne d’autre ne semble voir, ce qui fait peut-être de moi un fou victime d’hallucinations, et ceux que tout le monde voit sans s’en étonner, ce qui fait peut-être de moi un crétin qui ne comprend rien à rien. Je n’y crois guère dans les deux cas mais l’honnêteté me pousse à évoquer ces possibilités.

Je m’aperçois que j’ai beaucoup bavardé et me dis que tu as sans doute mieux à faire que de lire ma prose alors je vais faire court, quitte à renvoyer certaines explications à d’autres courriers. Donnons-donc un exemple des deux cas :

- Te souviens-tu de l’histoire de ce type que j’ai racontée il y a deux ans, l’homme qui avait vu une rue se changer en une cathédrale de lumière et certains passants en des êtres merveilleux alors que personne d’autre ne remarquait rien ? Ce type, c’était moi, et tout était vrai, mais transformé pour que l’on ne me regarde pas comme un hurluberlu.

- Il y a un homme qui vient à la messe et qui s’en va toujours au moment de la communion. Peu importent ses raisons : les énoncer n’apporterait rien à mon propos, d’autant que si je crois en comprendre une partie, le reste n’est que conjectures. En fait, le problème est ailleurs : parfois, il n’est pas seul. Deux hommes bien plus jeunes arrivent un peu en retard, comme lui, s’assoient sur le même banc que lui sans sembler le connaître et partent en même temps que lui. Personne ne les regarde parce que leur apparence est tout à fait anodine et pourtant, si les paroissiens les observaient d’un peu plus près, ils seraient bien surpris de voir de leurs propres yeux des manifestations de certaines de leurs croyances. Sont-ils d’en-haut ou d’en-bas ? J’avoue l’ignorer car tous sont des êtres célestes, d’exquises créations de Dieu. Ne crois pas l’imagerie, tant savante que populaire. Dans le divin comme dans le démoniaque, les anges paraissent purs et splendides pour les pauvres mortels. De plus, l’idée qu’un démon doive fuir la messe est une ânerie : songe que le diable lui-même paraît devant Dieu et Lui parle.

Je crois que tu dois à présent en avoir assez de consulter ta montre en te demandant si ce sera encore long et je m’interromps donc. Si tu te demandes pourquoi je ne t’avais rien dit auparavant, demande-toi aussi comment tu t’y prendrais pour parler de telles choses et tu comprendras ma position. Si tu penses que je suis fou, sois bienveillant envers moi et dis-toi que j’ai besoin d’aide. Si, au contraire, mes propos continuent à t’intéresser, sache que je compte bien les continuer lorsque l’occasion se présentera.

Dans tous les cas, je reste ton ami.

Bien à toi.


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jeudi 6 février 2025

Le quatrième courrier

 

Ta question tombe au moment idéal, cher ami. Ce matin, dans les brumes du réveil qui précèdent le lever, celles où précisément tu te remémores tes rêves en accéléré afin de les graver dans un cerveau qui ne les a pas vécus, ou plutôt de les y déposer en une fine couche de neige qui s’évaporera au soleil de la conscience, du moins pour les rêves étranges, dans ces brumes, donc, ou plutôt à leur sortie, j’ai songé à toi en me disant : « En voici un que je ne lui raconterai pas... ». Ta question me fait mentir, mais qu’importe ? Je t’ai bien dit que je n’étais pas devin. Voici donc la chose :

Je marche la nuit entre des immeubles très semblables à ceux de la cité de mon enfance, ces grosses choses en béton que seuls les goûts dévoyés de riches bourgeois pouvaient juger belles avant qu’ils n’aillent se calfeutrer dans des hôtels particuliers datant d’un ou deux siècles.

L’éclairage aussi vient de mon enfance. Il est assez rare et tire sur le jaune-aube glorieuse dans la cité pourrie. Ce jaune découpe la nuit en halos plutôt que de l’éclairer, préserve des zones de mi-chien mi-loup où ce sont pourtant les félins qui règnent en maîtres, mais il guide cependant l’habitant aviné jusqu’au havre de guerre qu’il nomme sa maison.

Je vais vite et jouis d’une agilité surnaturelle, comme bien souvent dans mes rêves. Je n’y suis pas un super-héros, non, mais mes déplacements ont quelque chose d’incorporel.

Je ne rencontre personne. Ce doit être un soir de semaine. Parents et enfants sont au lit, et malheur à qui les réveillerait ! À cette époque qui laisse en moi quelques regrets, les habitants normaux n’appellent guère la police. Ils ont des poings et, au besoin, il traîne toujours un manche de pioche quelque part, voire quelques souvenirs d’Indochine ou d’Algérie.

Tout le charme de ce rêve repose sur son ambiance. Le vert de l’herbe entre les immeubles (car il y en avait, et il y en a toujours, même si la cité a bien changé) y est d’une profondeur, d’une puissance qui me laissent encore rêveur au réveil. Il n’est pas surnaturel. Un très bon peintre pourrait suggérer sa texture, sa qualité, voire son énergie rentrée.

Comment peut-on distinguer une telle couleur dans une nuit profonde éclairée par quelques réverbères ? Disons que telle est la magie des rêves, n’est-ce pas ?

Un peu désœuvré, je pousse la porte d’une cave entrebâillée, ou plutôt la porte d’entrée de caves communes, puis une autre porte intérieure qui doit donner sur une entrée. Je joue avec elle car elle grince et une voix perce alors la nuit :

« Tu vas t’calmer, l’greffier ? »

Cette voix à moitié endormie, à moitié réveillée, à moitié énervée, à moitié amusée et qui appartient sans doute à un ouvrier qui partira prendre le « dur » bien avant l’aube, cette voix donc me fait m’envoler vers la nuit de toute la vitesse de mes jambes avec l’agilité nonchalante du vent. Je tiens à préciser que je ne suis pas un chat dans ce rêve : je vois depuis la hauteur d’un homme et j’ai des mains que j’aperçois parfois, comme lorsque j’ouvre une porte.


Le rêve prophétique est plus complexe dans sa structure, surtout symbolique, mais plus simple à raconter. En voici un qui date de bien longtemps et dont les conséquence m’ont marqué durablement :

Je cours dans une rue pavée bordée de bâtiments médiévaux, poursuivi par une foule en colère. Soudain, je passe près d’un chariot débâché où se trouvent des armes, sans doute destinées à la soldatesque locale. Je me saisis d’une épée puis me retourne vers la foule en me préparant au combat et en me disant : « Après tout, je suis un être humain. »

Je tiens à préciser que ce rêve présentait ma situation et indiquait sa solution ; j’imagine que bien des gens pourraient recevoir le même conseil avec fruit. Je sais que ma manière de considérer ces choses n’est pas canonique mais, pour ma part, je nomme « divination » la prévision d’un évènement inexorable, ce qui m’arrive de temps à autre, et « prophétie » un chemin pour sortir d’une situation inextricable. La véritable prophétie m’est presque totalement inconnue et je préfère éviter le sujet qui reste douloureux.

Quant aux divinations, le peu que je reçois n’effleure plus jamais mes lèvres. C’est vraiment un poids trop lourd à porter car hélas, les gens te croient. Quelque chose en nous est fasciné par l’inéluctabilité du destin.


Voilà. Je crois avoir répondu à tes questions même si j’avoue ne pas bien comprendre les allusions cryptiques que tu fais à l’initiation et à la destinée. Pourrais-tu me les expliquer plus clairement ?

Bien à toi.


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dimanche 2 février 2025

Le troisième courrier

 

Cher ami,

Crois bien que si j’avais su que de telles choses t’intéressaient à ce point- là, je t’en aurais parlé dès le matin du rêve. Pourquoi celui-ci ? J’aimerais bien que tu me le dises, à l’occasion. Mais laissons là ce préambule car il ne mène qu’à un développement vide, je le crains. Le rêve, pour étrange qu’il ait été, n’était rien de ce que tu sembles croire.

Si je reprends mes notes, je vois qu’il s’est produit le 29 août et que je l’ai retranscrit à 2 heures 28 du matin. Il concerne l’agneau mais aussi la chevrette que je nomme l’âme des forêts. Cette dernière a le rôle que tu connais et qui t’amuse tant mais elle m’est d’un grand réconfort car l’agneau, vois-tu, n’est pas ce que tu crois, ou plutôt ce que j’imagine que tu crois. Moi aussi, j’ai voulu penser pendant un temps qu’il était l’Agneau mais, malgré l’enflure subséquente de mon ego, j’ai dû déchanter devant les faits.

Comme je te l’ai dit, il avait trois têtes, six yeux et aucune couronne. Ses trois têtes n’en formaient qu’une, étrangement articulée et, avec un brin d’irrévérence, je dirais qu’elles étaient empilées. Je ne peux pas vraiment décrire l’atmosphère de bizarrerie qui enveloppait le tout, mais sache que rien ne manquait pour rendre l’instant sacré. Si mes souvenirs sont bons, j’ai eu droit à la lumière céleste étiquetée « lumière céleste », au chœur angélique qui chantait « nous sommes le chœur angélique », aux sages vieillards emplis d’une sainteté garantie sainte par les autorités adéquates, et j’en passe…

Bref, rien ne manquait à ma vision sinon, comment dire ? Sinon la présence, je crois. Dès mon réveil, la déception pointait sous l’émerveillement dû à l’abondance de preuves. Tous les signes d’une visite sacrée étaient bien là mais la présence était absente. C’est un peu comme ces films dont les images t’emportent sur le coup mais ne laissent nulle trace en toi.

Voilà. C’était un beau spectacle, mais rien qu’un spectacle. Ne va pas pour autant prendre ma description au premier degré. En fait, le rêve était vraiment merveilleux. Comme je l’ai dit, tout y était, il ne manquait vraiment rien pour que je me prenne pour un prophète, un élu ou que sais-je. Seulement, Lui n’était pas là et mon âme le savait. Tout ce truc était un peu comme l’argent du diable dans les histoires médiévales : au réveil, le bel or est devenu une poignée de feuilles mortes.

Tu me questionnes à propos de l’agneau mais je ne peux pas dire que je m’en souvienne vraiment. Les têtes semblaient sortir l’une de l’autre comme des poupées russes, seulement on n’avait pas à ouvrir l’une pour libérer l’autre. Elle venait toute seule, sans orifice ni dispositif apparent, un peu comme s’il y avait eu un hologramme dans l’hologramme. Pourtant, tout semblait matériel, mais pas comme l’aspect profondément charnel d’un véritable agneau. Pour poursuivre dans l’irrévérence, le tout paraissait être en plastoque, si tu vois ce que je veux dire.

Enfin, il y a le fait que le rêve n’était pas à moi, pour moi. Il n’avait aucun rapport avec mes préoccupations du moment que tu connais (si, si, relis la date), ni avec ce que j’avais fait senti ou pensé durant une journée totalement liée à la vie dans sa version la plus crue. Ce rêve d’un autre ne me concernait en rien, même s’il a constitué plus tard une réponse à un questionnement intérieur. Si, dans un premier temps, celui de l’émerveillement, j’ai souhaité le contraire, je me suis vite réjoui par la suite que la pleine puissance du spectacle n’ait pas été braquée sur moi.

Parce que vois-tu, cher ami, je ne suis qu’un homme, et je n’ai pas la force d’âme de Job. Si le grand menteur veut ma peau, je crains d’être une proie facile.

Toutefois, je m’égare car l’œuvre n’était pas signée. Il y a juste que quand quelque chose paraît saint à ce point là, il engendre en moi une sensation de malaise. Selon mon expérience, le sacré est très simple dans son action, direct dans ses méthodes et ne s’enveloppe de nul mystère ni symbole, même pas des signes de la sainteté, à vrai dire. Il faut se souvenir que le miracle est naturel pour Celui qui en est à l’origine.

Voilà, cher ami, je crois que c’est tout. Si tu as d’autres questions, n’hésite pas à les poser. Sinon, comme tu me le demandes, je te tiendrai au courant de la suite des évènements.

Porte-toi bien.


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mercredi 29 janvier 2025

Le second courrier

 

Cher ami,

Je voudrais tout d’abord te remercier. Sans oser te le demander par peur du ridicule, j’avais vraiment envie de t’entendre raconter mon rêve, ou plutôt ce que je t’en avais dit. Je me souviens distinctement qu’en t’en parlant, et cela seulement trois minutes après mon réveil, je le sentais s’évanouir dans mon esprit. Si nous n’avions pas quitté nos tentes au même moment, il aurait disparu à jamais, je crois. Rien d’étonnant à cela : c’est un lieu commun, mais combien de temps faut-il en réalité pour que les souvenirs que l’on a d’un voyage se transforment en les souvenirs qui nous restent du récit de ce voyage ? Parfois, les images oniriques s’évanouissent alors même que je les note dans mon carnet, et il ne reste bientôt plus que des mots en guise de merveilles, comme ce fut le cas pour l’agneau aux têtes gigognes qui m’avait semblé venir tout droit de l’Apocalypse, si l’on excepte le fait qu’il n’avait que trois têtes, six yeux et aucune couronne. Comme j’aurais aimé savoir dessiner ce jour là !

Mais je m’égare dans des sujets dont tu ne sais rien. Si la distance n’a pas tué nos dialogues, elle est parvenue à les transformer en monologues croisés, je le crains.

Je relève dans ton récit deux choses dont je ne sais pas mesurer l’importance : je ne t’ai presque pas parlé des visages et j’étais terrifié par ce que je nommais « le sable étrange ». Je pense que les visages ont pris une importance démesurée dans ma mémoire en raison d’autres rêves, dont un fait peu après où j’en ai vus de remarquables, très inspirés des dessins de Druillet, je le crains, avec des influences de Moebius ça et là. Dans mon récit de ce rêve, je retrouve la même formule : le sable étrange. Ce sable n’a pourtant l’air de n’être rien d’autre que du sable, mais quelque chose dans les reflets qu’il projette instille en moi une terreur panique. Je me souviens d’un autre rêve désertique où je suis tombé à genoux parmi des rochers pour rendre grâce à Dieu du fait qu’il n’y ait pas eu de vent. Je n’avais pas peur que le sable blessât ma peau. Non, ce n’était pas la crainte qui m’habitait. D’après ce que j’ai noté, elle était liée à la multiplicité des grains. Ne me demande pas ce que cela signifie : je n’en ai pas la moindre idée, ou bien je crains de le savoir.

Je te concède que ma référence à Lovecraft est absurde. Rien ne rattache mes rêves aux siens si l’on excepte l’architecture et la sienne, lorsqu’elle est vraiment étrange, est sous-marine alors que la mienne est plus sèche que le Sahara. Il y a aussi le fait que les êtres qu’il décrit semblent informes et changeants alors que ceux que je vois ont une apparence souvent voisine de celle de créatures existantes. Curieusement, ce sont les visages dans le sable (je parle de rêves récents, pas de celui inspiré de Druillet) qui me font penser à l’ermite de Providence. Il y a en eux des courbes qui forment de bien étranges angles. J’aimerais pouvoir mieux l’exprimer. Ils n’ont ni début, ni fin, ni contours distincts. Ont-ils seulement quelque chose en eux qui ressemble à un visage ? Pourtant, ce sont des visages, j’en suis sûr. Il va falloir que j’y pense.

Pour finir, oui, sale pervers, j’ai revu la chevrette et non, nous n’avons rien fait de ce que tu sous-entends. Elle m’accompagnait durant le rêve de l’agneau et le rituel fut semblable aux autres fois. Je crois que je regretterai toute ma vie le jour où je t’ai parlé d’elle.


Encore merci, mon vieil ami, de prendre la peine d’écouter mes récits sans y voir les élucubrations d’un esprit malade. Salue de ma part ta femme et tes enfants et félicite ton fils en mon nom. Je suis heureux qu’il se soit donné la peine d’aller voir si la réalité ressemble à ses rêves. Trop de gens se noient dans leurs regrets.


Bien à toi,

le reclus du Toulois.


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