Cher
ami,
J’ai
marché tout l’après-midi, hier, en tournant et en retournant
votre problème, ou plutôt notre problème, pour tenter d’en voir
tous les aspects. J’avoue que cela me chiffonnait : vous avez
fait tout ce qu’il y avait à faire et pourtant le monde existe
encore.
Je
n’ai pas vraiment réexaminé vos prémices ni votre procédure
parce que, comme je vous l’ai déjà dit ce jour qui aurait dû
être grand, je crois sincèrement que votre IA a fait du beau boulot
en démêlant toutes ces théories sur l’Armageddon et que vous en
avez fait un meilleur encore en établissant votre protocole.
Reste
le fait que nous sommes encore là et que le monde n’a pas été
jugé.
Sur
le plan du raisonnement, je pense que tu as raison lorsque tu cites
en substance la célèbre phrase du Christ : « Nul ne
connaît le jour ni l’heure sinon le Père. » Toutefois, je
ne crois pas qu’Il vous ait empêchés de faire quoi que ce soit.
En fait, je pense même que vous avez été aidés pour aller aussi
loin parce qu’enfin, tout s’est admirablement mis en place, ne
trouves-tu pas ?
Dieu
ne nous a pas menacés ou prévenus de la fin des temps : Il
nous l’a promise. En tout cas, Il l’a promise à ses vrais
disciples en les avertissant toutefois, entre autres par le biais de
la phrase que tu cites, qu’ils allaient devoir la mériter par
leurs efforts.
Lui
qui se préparait à mourir sur la croix et qui connaissait bien
mieux que nous la direction que les choses allaient prendre savait
très bien, selon moi, combien ceux qui L’aimaient seraient pressés
de voir tout s’achever, mais j’ai cherché en vain l’endroit où
il leur dit d’attendre assis sur leurs mains que les choses se
passent. En fait, c’est tout le contraire et l’Église (peu
importe la chapelle pourvu qu’elle reconnaisse la parenté du
Christ et, selon moi, la grandeur du rôle de sa mère), l’Église
donc a fait sa part du travail en communiquant l’Évangile à
toutes les nations. C’est à présent chose faite et tout est en
place.
Je
te dis tout ça parce que j’ai senti ton désespoir, cher ami, et
que je ne veux pas te voir continuer sur cette pente que je ne
connais que trop bien. Tu as raison depuis le début et ton œuvre
est bonne. Toutefois, nul n’a jamais promis qu’elle serait
facile.
Venons-en
à présent à mon analyse du problème. Pour ce qui est de sa
solution, mon vieux, je ne peux pas te l’offrir sur un plateau, je
t’en préviens d’avance, mais je sais combien tu es un chercheur
acharné et comme tu aimes en réalité triompher des obstacles que
la quête de la vérité place sur ta route.
Alors
voilà : le Grand Soir, si tu me permets cette boutade, le Grand
Soir donc n’a pas eu lieu parce que vous n’avez pas réussi à
faire venir le moindre démon, si l’on entend par ce mot un ange
déchu. En fait, le problème, c’est eux et non Dieu. Ils n’ont
pas la moindre intention de nous faciliter la tâche parce qu’ils
ont tout à perdre. C’est eux, l’équipe adverse, encore et
toujours.
Maintenant,
venons-en au pourquoi. Là, accroche-toi aux branches et suis-moi
bien. Je t’avertis, je n’ai pas la moindre preuve de ce que
j’avance : tout ce qui suit est né dans la prière et dans la
contemplation, et non dans ton laboratoire.
Lorsqu’ils
ont entendu le Seigneur donner à ses apôtres le pouvoir de les
chasser, et donc de les acculer là où ils ne voulaient pas aller,
ils ont fait ce que ferait toute personne dans son bon sens :
ils se sont cachés. Tout seigneurs des enfers qu’ils étaient, il
savaient que même le dernier des derniers pouvait les contraindre,
pourvu qu’il aimât Dieu.
Maintenant,
comment ont-ils fait ? Et bien, ils ont cessé de se manifester
aussi crûment que par le passé, à l’exception des plus faibles
ou des plus stupides d’entre eux, et ceci afin d’échapper aux
regards des gens de bien.
Ensuite,
ils se sont arrangés pour ne plus pouvoir être appelés, et cela
même par leurs esclaves. Ils savaient bien ce qui allait arriver
avec les prêtres défroqués mais eux n’avaient pas l’humilité
du Christ, sinon ils n’auraient pas été eux.
J’imagine
qu’ils ont dû créer ce que les mages appellent des
formes-pensées. Ne me demande pas de définir ce terme qui a des
variantes plus exotiques. Je l’ai entendu dans des contextes trop
variés pour bien saisir ce dont il s’agit. Telles que je vois les
choses, ils ont créé des chimères à l’aide des rêves et des
cauchemars des hommes afin de répondre à leurs attentes en matière
de seigneurs du mal et nous n’avons été que trop heureux de les
aider, tant nous étions pressés de trouver quelqu’un à accuser
de toutes nos lâchetés et autres manquements. Les noms de ces
entités doivent provenir du même tonneau, j’imagine. Comment les
anges s’appellent-ils entre eux ? Qui peut le dire ? En
revanche, nous sommes sûrs d’une chose : pour dire leur nom,
avoir des cordes vocales n’aide en rien. S’ils ont vraiment porté
ceux de dieux païens (et j’ai quelques raisons de croire le
contraire), ce n’étaient jamais que des identités d’emprunt.
Non,
si leur nom figure quelque part, ce n’est pas non plus dans la
Bible puisque l’hébreu est une langue parlée sans rien de
particulièrement original. Où, alors ? Et bien, j’imagine
qu’ils doivent avoir leurs mystiques et leurs adeptes, mais comment
les trouver dans ce fatras qu’est la littérature magique ?
Quelques conseillers des grands de ce monde doivent être au courant,
mais j’ai du mal à les imaginer en train de se confier à nous.
Si
j’ai raison, nous avons du pain sur la planche, n’est-ce pas ?
Et, hélas, je n’ai pas vraiment de solution à ta proposer. Le
côté drôle du truc, c’est qu’ils s’appellent peut être Shub
Niggurath et Cthulhu, pour ce que nous en savons.
Comme
ça, au débotté, je vois deux solutions : soit vous mettez la
main sur l’Amra Devadoris de notre temps et vous le faites parler,
soit vous trouvez un moyen de séparer le bon grain de l’ivraie. Ne
m’as-tu pas dit que tu avais créé des algorithmes pour classer
des informations pour le compte d’une boite japonaise ? Bien
sûr, il te faudra savoir quoi y mettre au juste mais cela, nous
avons du temps pour y penser.
Voilà,
cher ami, ce que je pense de la situation. Ne tarde pas trop à me
donner de tes nouvelles parce que j’ai hâte de savoir ce que tu en
dis. Ma solution a au moins le mérite à mes yeux d’expliquer
pourquoi les êtres splendides que j’ai vus étaient si laids le
soir où vous les avez appelés.
Pour
finir sur une note plus légère, figure-toi que l’un des rares
anges (ou démons?) que j’ai vus se trouvait parmi des étudiants
et qu’ils sortaient d’un ciné-club qui venait de projeter
« L’Exorciste ».
Où va le monde, on se le demande, hein, quand les anges se livrent à
de pareilles facéties, tu ne trouves pas ?
Je
te laisse sur ces mots en espérant que tu as trouvé du grain à
moudre dans cette lettre.
Bien
à toi.
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