lundi 8 septembre 2025

Ballon-sonde

 

J’en ai assez, que le monde change et me change. Si encore il changeait un petit peu à la fois, et moi aussi, comme avant, tout irait bien. Mais là, ça ne va plus du tout parce qu’il change brutalement, et cela trop souvent.

Je ne veux pas dire qu’une seconde le ciel est bleu et la suivante, rose. Ce n’est pas si simple. Je veux dire qu’un jour la maison de Jorge est là et qu’un autre elle n’y est pas et que personne ne le voit.

Je n’en parle pas, car qui me croirait ? Même moi, je ne me crois pas lorsque je le dis.

Il y a quelques temps, je suis passé devant la maison de Jorge et elle n’était pas là. À la place, il y avait un garage ouvert. Un homme mûr discutait avec un adolescent qui apprêtait un vélo. Je me suis dit : « Hein ? » Et puis un peu plus loin, j’ai compris que ce n’était pas le même monde qu’avant mais ce fut très fugitif parce que ma mémoire était en train d’être reconstruite, alors très vite j’ai fait un nœud à mon esprit à l’endroit de l’absence de la maison de Jorge pour me souvenir qu’elle n’était pas là.

Une autre fois, je suis repassé à l’endroit de l’absence de la maison de Jorge et elle était là. J’ai quand même gardé le nœud à mon esprit pour me souvenir qu’elle n’y avait pas toujours été, et puis j’ai fait un autre nœud pour me souvenir que parfois elle était là, et d’autres fois non.

Par la suite, ma mémoire fut lente à changer, comme si les deux nœuds ralentissaient le débit des foutaises que le monde me racontait, alors j’ai réfléchi. J’ai regardé à côté de la maison de Jorge et le garage était là, mais fermé, cette fois. Je me suis alors dit : « Peut-être que le monde change seulement de volume, comme un ballon que l’on gonfle et que l’on dégonfle. Parfois les choses sont confondues ; d’autres fois, non. »

J’ai réfléchi et je me suis dit que ce n’était sans doute pas ça et j’ai été déçu. J’aurais bien aimé vivre sur le ventre d’Azatoth ou, mieux encore, sur celui de Shub Niggurath. Toutefois, mon histoire de ballons n’expliquait pas les « voisins vigilants ». Parce que, voyez-vous, Jorge a toujours été un « Voisin Vigilant » et que c’est pour ça que je n’ai jamais voulu le connaître. Pour moi, c’est un bout de l’œil de Sauron et je l’imagine immobile devant un mur d’écrans, un ordinateur branché sur le site de dénonciation de la police à portée de la main, marquant les passants du signe « 135 » qui donne « 531 » dans un miroir, ce qui me terrifie quand j’additionne les deux.

Et le problème, voyez-vous, c’est que lorsque la maison de Jorge est là, il n’y a que deux « voisins vigilants » dans le quartier. Par contre, lorsqu’elle n’est pas là, ils se multiplient comme des bactéries dans un boîte de Petri. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je préfère un monde avec un seul Jorge.

J’ai réfléchi longtemps tout en marchant, ne parvenant même plus à comprendre ce que je comprenais l’instant d’avant. Moi qui étais déjà si seul, j’étais encore plus seul depuis que j’avais vu l’arnaque. Mais que faire ? Les solutions défilaient dans ma tête, allant de mauvaise à pire encore.

Et puis aujourd’hui, sur le chemin du retour, j’ai croisé deux femmes qui marchaient en riant et c’est alors que j’ai su. J’allais rentrer chez moi, écrire cette histoire à laquelle je ne croirais bientôt plus, défaire les nœuds dans mon esprit et dormir.


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