lundi 29 septembre 2025

Le vingtième courrier

 

Cher ami,

Tout d’abord, ne t’étonne pas de la façon dont ce courrier t’est parvenu.Ce n’est pas qu’il soit vital ou essentiel même si je crois qu’il contient des informations qui t’intéresseront. Mets plutôt ce moyen de transmission sur le compte de mon tempérament un peu joueur : cela fait longtemps que je souhaite tester cette méthode de communication.

Ensuite, je dois faire encore une fois appel à tes services pour remercier Svetlana de ma part. Comme elle me l’a dit, le premier organe qui reconnaît l’infestation démoniaque est bel et bien le nez, et sa description de l’odeur inimitable de ce phénomène s’est révélée des plus exactes. Je ne sais pas d’où elle a tiré toutes les données qu’elle m’a communiquées mais elles sont extrêmement utiles pour moi. La sainte Russie aurait-elle créé des UFR de magie dans ses universités ?

Enfin, et avant d’en venir à la partie substantielle de ce courrier, merci pour les informations au sujet de la magie des bâtons, faute d’un autre nom. Ainsi, nous serions passés de la magie en 4D et plus à celle en 2D après l’invention de l’écriture ? Il faudra que j’y pense vraiment parce qu’il me semble que ce renseignement s’emboîte parfaitement avec certains autres dont je dispose, mais nous verrons cela en temps et en heure. Remarque, j’aurai dû m’en douter en visitant les pyramides ou les alignements de menhirs.

Et, avant d’oublier, mille mercis également à ta charmante épouse. Comment a-t-elle su que c’était précisément de cet ustensile que j’avais besoin ? Ceux qui prétendent que l’intuition féminine est un mythe devraient prendre la peine d’en rencontrer quelques unes, je crois…

Venons-en à présent à la moelle de cette lettre, que j’espère substantifique. J’ai lu le gros dossier que vous avez rédigé à propos des adorateurs des démons, parcouru quelques notes personnelles et, surtout, j’ai rassemblé mes écrits sur les rêves que m’a procurés mon peu aimable squatter, ainsi que sur les théories qui infestaient mon esprit tandis qu’il était là. En joignant tout cela aux témoignages d’anciens adeptes que j’ai connus, je crois être parvenu à tracer un portrait non pas des croyances satanistes mais de la propagande qu’ils infligent aux autres. En effet, je pars de l’hypothèse que leurs croyances et leurs thèses réelles ne sont pas du tout diffusées : les anges, déchus ou non, ne pensent pas mais savent et, à mon sens, gardent cela pour eux. Le salmigondis qu’Amaymon a fait ingurgiter à mon esprit n’est pas son savoir mais, comment dire ? La nourriture qu’il prépare pour ses chiens. Comme tu lis la Bible avec assiduité et que tes connaissances en magie et peut-être en mythologie sont bien plus vastes que les miennes, je vais t’épargner les citations et autre appareil critique. Voici donc, en gros, ce que je pense avoir saisi :

Notre planète a été créée par une grande déesse-mère nommée Ashéra dans son aspect diurne et Lilith dans son aspect nocturne. Elle a un parèdre, son chevalier-servant Cernunnos/Lucifer. Tous deux sont gentils, pacifiques et aimants. Ils ont créé l’espèce humaine mais celle-ci n’est pas tout à fait la nôtre, comme nous allons le voir.

Sous leur règne, la Terre a connu un âge d’or qui a pris fin avec l’arrivée d’un dieu méchant, sournois, vantard, guerrier, cruel, etc. etc. etc., identifiable au Dieu de la Bible, selon ces croyances, du moins. Il a apporté avec lui une nuée d’âmes du même acabit et les a imposées aux gentils êtres humains, forçant leurs esprits pour les placer sous la domination de ses sbires, sbires qui ne sont nul autres que nous, bien sûr, monstres patriarcaux et cruels qui refusons d’obéir à la déesse-mère. Note aussi que l’envahisseur a apporté l’écriture aux hommes afin de leur infliger ses lois et sa propagande : son arrivée marque les débuts des temps historiques et, selon les tenants de cette thèse, des temps des conflits.

Seulement, quelques gentils êtres humains véritables échappent au joug du dieu cruel à chaque génération et adorent leurs authentiques créateurs. En détournant les technologies inventées par les méchants, ils ont pu se regrouper en organisations philanthropiques qui promeuvent le retour de l’âge d’or et la paix perpétuelle en proposant de liquider l’occupant par des moyens pacifiques tels que l’avortement, la stérilisation et l’euthanasie afin de supprimer les créatures souillées par le dieu cruel pour ne laisser vivre que les gentils enfants de la déesse-mère. Je te laisse le soin de deviner combien de survivants sont attendus.

Mais cessons là. Je sais que cette histoire a un goût de réchauffé ; je me suis même demandé combien de fois elle avait servi, avec toutes les variantes imaginables. D’ailleurs, la version que j’ai racontée ici n’a rien de canonique. Comme tu peux l’imaginer, les noms changent aussi souvent que les circonstances mais l’esprit reste le même. Ainsi, cette version manichéenne et victimaire est assez représentative du genre. Est-elle habile ? J’avoue l’ignorer, mais elle présente l’avantage de pouvoir regrouper une catégorie de gens minoritaire, ceux qui sont prêts à passer à l’action, tout en leur donnant bonne conscience. Je crois que les gens prêts à faire le mal en le sachant sont très peu nombreux, alors que le nombre de ceux qui y prendront plaisir si le prétexte est bon est bien plus grand. Nous n’avons pas besoin de chercher bien loin dans nos mémoires pour en trouver quelques exemples, n’est-ce pas ?

Pour finir ce portrait, je voudrais te raconter un rêve que je trouve exemplaire : il ne raconte rien de particulier, ne comporte nul message ésotérique – identifiable par le simple mortel, du moins, et paraît presque entièrement innocent, comme tu vas pouvoir en juger.

Je suis à l’entrée d’une grotte et je viens de rentrer d’une chasse fructueuse. Après une rapide toilette dans un torrent voisin, je broie des minéraux dans un mortier afin de préparer des couleurs dont ma femme a besoin pour ses peintures (elle est voyante et prêtresse de la déesse-mère). Je suis aidé par des adolescents que je forme à cette tâche. Demain, deux jeunes gens de leur âge devront mourir parce que la tribu ne peut pas les nourrir et deux autres seront stérilisés pour éviter un trop grand nombre d’enfants. Je suis convaincu que cette règle est juste et bonne, comme toutes celles promulguées par le conseil des mères.

Voilà. C’est tout. Maintenant vient ce que je ne peux pas vraiment exprimer. Je suis pleinement heureux, aimant et aimé. Je suis bien, à ma juste place en ce monde. Pour citer ce vieux lascar de Voltaire, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Peut-être te demandes-tu pourquoi je te raconte tout cela et quel rapport ceci a avec l’œuvre que tu poursuis. Et bien, aucun, peut-être, mais j’en doute. Quelque chose en moi me dit que nous allons bientôt avoir besoin de savoir tout cela, et bien plus. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le camp d’en face n’est pas formé que de psychopathes hirsutes et débauchés. Il est constitué pour une large part de bons citoyens qui travaillent, paient leurs impôts et donnent la pièce à des organisations charitables. Le seul problème avec eux est qu’ils sont mauvais depuis la surface de leur peau jusqu’à la moelle de leurs os. Leurs pensées fleurent la pourriture et la mort parce que le château de leur âme n’a qu’un seul habitant : eux-mêmes.

Je te laisse sur ces mots que tu trouveras sans doute vindicatifs et amers, mais je n’ai hélas rien d’autre à dire pour le moment. J’imagine que mon prochain courrier sera bien différent puisque mes rêves ont retrouvé leur cours habituel.

Au fait, tant que j’y suis, pense à consulter ta boite spéciale. J’y ai posté la retranscription des signes que j’ai vus sur une page que j’ai lue la nuit dernière. Elle n’avait aucun sens à mes yeux, mais cela ne veut pas dire grand-chose, n’est-ce-pas ? Si elle en a un aux vôtres, ne manque pas de me le faire savoir.

Bien à toi.


Contes (table des matières)

Sommaire général

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire