Cher ami,
Comme tu le pensais, il semblerait que je me sois inquiété un peu trop vite. J’ignore de qu’Amaymon sait de tes recherches ou plutôt de ta quête, mais je sais que ce n’est pas dans ce cadre que nos routes se sont croisées. Il est entré dans ma vie à travers mon gagne-pain, je crois. Mais n’allons pas trop vite, parce que l’histoire a des aspects qui peuvent t’intéresser.
Mon client était un homme relativement cultivé selon les normes de l’époque. Passionné de fantastique, il avait lu tous les incontournables, ce qui n’est déjà pas si mal, mais également bien d’autres avant de voir le film « Le projet Blair Witch », que j’ai visionné depuis. Le film lui avait fait penser à une nouvelle de Karl Edward Wagner, « Sticks », excellente d’ailleurs. Au passage, je te la recommande chaudement. Ce qui fascinait mon client, c’était les bâtonnets liés, ces formes, ces figures, cette magie antérieure à l’écriture et usant de symboles oubliés. Notons au passage que lui-même est un ingénieur très féru de géométrie. Bref, il voulait écrire un roman autour de ce thème dont il n’avait trouvé nulle trace ailleurs. Il m’engageait essentiellement pour faire des recherches sur ce sujet ésotérique, mais aussi pour l’aider à obtenir un produit fini satisfaisant. Son style était intéressant, ses idées étaient claires, sa trame plutôt cohérente malgré un certain manque de substance. J’allais donc devoir mériter mes revenus mais je ne m’ennuierais pas, ce qui est déjà beaucoup.
Je parcourus avec lui le fil de ses recherches méticuleuses pour obtenir la même conclusion que lui : soit ce type de magie n’existait pas, soit nous ne savions pas lire les documents qui en parlaient, soit elle avait été transmise oralement et constituait un secret initiatique à la manière de l’alchimie : on peut lire toute la documentation disponible sans être plus avancé en l’absence d’un guide.
Comme tu le sais, la magie n’entre pas dans le champ de mes compétences mais j’ai beaucoup lu et j’ai quelques relations dans les milieux s’intéressant à l’occultisme. Lorsque j’en fis le tour, je finis par tomber sur quelqu’un qui connaissait quelqu’un : tu sais comment ces choses fonctionnent. Bref, un témoin avait vu cette magie à l’œuvre et pouvait me dire où.
Ayant donné ma parole, je ne peux guère t’en dire plus sinon que cette femme, dans sa folle jeunesse, avait vu des mages offrir un lieu au mal. Quand je dis un lieu, je parle de plusieurs hectares et de tout ce qui s’y trouve. Dans leur langage, ils appelaient cela « bâtir un trône à Satan ». Même si l’idée me paraissait tantôt loufoque, tantôt atroce, ma curiosité était piquée d’autant que, selon elle, le rituel ne comportait ni pentacles, ni écrits mais des bâtons liés pour former des structures, des chemins complexes suivis sur le sol et d’étranges chants dans une langue inconnue et bizarre. Et, tiens-toi bien, il ne comportait ni sacrifice, ni usage de stupéfiants ni même de partouze ! Existait-il donc un ordre cistercien parmi les satanistes ? Plus sérieusement, cette femme me dit plusieurs choses qui m’ont frappé : les démons n’ont pas de corps et le sexe les incommode ou les dégoûte ; l’usage de drogues n’a aucun sens pour eux ; nous leur sacrifions tant d’êtres chaque jour qu’un nouveau mort aurait été superfétatoire en plus de dangereux. Ajoute à cela que, selon les guides de la cérémonie, notre notion du mal est à la fois égoïste et enfantine et tu obtiens un bien étrange résultat. C’est presque du Machen, n’est-ce pas ? C’est bien lui qui disserte sur une sorte de sainteté du mal, il me semble.
C’est à peu près là que mes souvenirs s’arrêtent. Je pourrais te parler de ce fameux trône mais ce serait inutile car tu as déjà vu le lieu, comme tu le comprendras en lisant la documentation que je t’envoie par les canaux habituels. Je joins à cela des photos des bâtons liés et des scans de mes notes de l’époque. Tu verras qu’en fait, si tu connais l’endroit, il t’a paru anodin bien que peut-être vaguement repoussant. Pour ce qui est du rituel lui-même, je n’en dis guère plus dans mes notes mais les formes sont intéressantes, je crois. Peut-être pourrez-vous en tirer quelque chose.
J’en reviens à mon histoire, que j’ai reconstituée parce que, vois-tu, à partir de là, mes souvenirs sont presque entièrement effacés. D’ailleurs, en me questionnant à ce propos, j’ai ressenti du dégoût suivi d’un ennui si incommensurable qu’il m’a fait littéralement m’endormir, la tête sur mon bureau… Heureusement pour moi, le père Legendre connaissait ce phénomène sur lequel je reviendrai.
J’ai suivi les indications de la femme. Les lieux m’ont paru relativement normaux, comme la fois où nous les avons parcourus ensemble. Par contre, le comportement de ceux qui y passent ne l’est pas. Les formes sont là, bien visibles, mais personne ne les remarque ni ne les regarde. L’effet, lui, est particulier et se manifeste surtout par une perte de contrôle. C’est le genre d’endroit où un ancien alcoolique rêvera tant d’un verre qu’il le boira si on lui en propose un, si tu vois ce que je veux dire. Tu peux appliquer le raisonnement à tous les comportements morbides, déviants, dangereux ou violents. Rien de spectaculaire, et surtout rien que l’on ne puisse pas attribuer à sa propre faiblesse pour y répondre par la haine de soi.
Que vient faire Amaymon dans tout cela, me demanderas-tu ? J’y venais, justement. Selon cette femme, si j’en crois mes notes, il a un rôle qui ressemble à celui de Yog Sothoth dans les mythes lovecraftiens, celui de la porte et de la clef : avec lui, rien n’arrive ; sans lui, rien ne se passe. Il semble être une sorte de catalyseur nécessaire à la réaction. On trouve d’ailleurs cela chez les spécialistes en démonologie qui parlent du personnage même si son rôle y semble très ponctuel, et cela pour une évocation particulière. Bref, la femme m’a beaucoup parlé de lui et de son statut chez les saints du mal. Je présume donc que c’est en me rendant sur les lieux que j’ai attiré son attention et que c’est à ce moment-là qu’il a décidé de me tenir compagnie.
Voilà, je crois que c’est à peu près tout. Si j’ai oublié quelque chose, vous le saurez en lisant mes notes, ce que j’ai moi-même dû faire pour pouvoir rédiger cette lettre.
Je n’ai trouvé aucune trace de la femme ni même des gens qui me l’ont présentée. Je n’en tire aucune conclusion parce que de telles choses arrivent dans les milieux interlopes.
Si j’en suis arrivé là, c’est grâce au père Legendre. Ce prêtre, qui n’a pourtant jamais été exorciste, n’a même pas semblé surpris tant par ma confession que par ce que je lui ai raconté ensuite – Rassure-toi, je ne lui ai fait aucune mention du projet qui n’est pas mien même si j’y participe. Tes propres consultants spirituels suffisent amplement à vos besoins. Selon le père Legendre, donc, engendrer du dégoût et de l’ennui est à la portée d’un mentaliste chevronné et de telles réactions ne sont pas rares dans les cas d’infestation démoniaque : la victime trouve repoussantes toutes les choses susceptibles de l’aider.
Toujours selon lui, les signes montrent que j’ai été en contact avec le mal, mais pas celui qui engendre peur et douleur comme dans les films à succès. Non, ce serait la chose authentique, celle qui défait une créature en lui faisant croire qu’elle est en train de se libérer de chaînes alors même qu’elle entre en esclavage. Il m’a dit en souriant qu’afin de ne plus être les enfants du Seigneur, bien des gens devenaient des larbins qui s’ignorent.
Sais-tu qu’il m’en a beaucoup voulu de culpabiliser ? Il m’a dit que si j’avais le devoir de me reprendre et de me corriger, je ne devais en revanche jamais me juger parce qu’un tel acte n’était pas à ma portée. Selon lui, en la matière, il faut se considérer soi-même comme son prochain et suivre les préceptes évangéliques. Suivre les Commandements, obéir aux recommandations de l’Église, essayer d’imiter les Saints, c’est tout ce que l’on peut demander à une créature qui ignore pourquoi elle préfère les fraises aux framboises.
Mais laissons cela pour le moment. Je dois encore y réfléchir et j’imagine que tu auras quelques questions à me poser.
Je suis heureux que les mots que j’ai entendus en rêve vous soient utiles. Figure-toi que je m’imaginais qu’ils avaient un lien quelconque avec le peuple Aztèque. Les cultures de l’Amérique précolombienne (Quel bel oxymore ! Un continent nommé Amérique avant Colomb!) m’ont longtemps fasciné en raison de leur étrangeté, de leur caractère quasi extra-terrestre à mes yeux. Ajoute à cela le désir d’être le professeur Jones, mais pas celui de la salle de classe, bien sûr, plus quelques parties de Tomb Raider, et tu trouves un rêveur qui voit des civilisations perdues partout et surtout des possibilités d’aventures… Je n’aurais jamais pensé que cette expression soit encore plus étrangère que cela.
Je te laisse sur ces mots en espérant que vous n’aurez pas besoin d’un spécialiste pour décrypter mes notes. Si les figures géométriques tracées par les bâtons ont un sens, ne manque pas de me le faire savoir, je te prie, mais en Français, si possible. Souviens-toi que je suis presque un parfait béotien en mathématiques.
Bien à toi, et mon bonjour à Svetlana.
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