lundi 18 mars 2024

272 bis, Avenue du Ciel

 

Second dialogue de fiel et de miel : les deux étages des enfers



Afin de donner un coup de fouet à ses chiffres d’audience qui ont tendance à stagner, voire à baisser, Iel organise un évènement amplement annoncé : il invite le père de celui qui avait lancé sa carrière d’influenceur, Dieu, en promettant à ses abonnés un spectacle aussi surprenant que scandaleux.

La scène est dans le studio de Iel, toujours plus pimpant, design et stylé. Ses innombrables bouches émettent constamment un brouhaha diffus dont émerge une voix asexuée. La présence de Dieu n’est manifestée que par une absence solitaire d’où sort une voix profonde.



- Oh mon Dieu, quand me tueras-tu ?
N’ai-je pas assez attendu ?
N’ai-je pas assez fait le mal ?
N’ai-je pas assez fui le bien ?

-Pourquoi veux-tu que je te tue ?
Crois-tu que la mort est un dû ?
Quant à ton mal, il est banal
et tu n’as pas aimé en vain.

- Pourtant, Seigneur, j’ai tant erré
sur tous les chemins de la vie !
Et puis j’ai haï tant de gens
et n’ai aimé que mes plus proches.

- Ils sont les plus durs à aimer
car on vit en leur compagnie.
Pourquoi te méprises-tu tant ?
C’est cela que je te reproche.

Ce que je vois, mon petit gars,
c’est que tu tiens tout pour acquis.
Te crois tu si facile à faire ?
Crois-tu que l’on crée comme on pète ?

Et pour réparer vos dégâts,
est-ce si simple, à ton avis ?
Les anges n’ont aucun horaire
Tant vous savez vous montrer bêtes.

- Mon Seigneur, la vie est si dure !
Prends pitié de ta créature !
Tout est si laid, tout est si vain :
chaque jour a un goût de cendre.

- J’ai pitié de ma créature
et parfois c’est vraiment très dur…
Mais vous êtes libres, putain !
Est-ce donc si dur à comprendre ?

Si tout est laid, c’est de par toi :
ta vie est comme tu la fais.
Moi j’ai créé, tu as brisé,
alors n’inverse pas les rôles.

Pleurer, c’est bien ton truc, à toi,
mais quand je fais, toi tu défais.
Mes règles ? Tu les as conchiées
et en plus tu t’est trouvé drôle.

- Tes règles étaient un carcan
imposé à l’humanité ;
quant à ton monde, il est atroce :
devrais-je t’en féliciter ?

- Alors tes lois, c’est du nanan ?
Tes chefs ont de l’humanité ?
Tu ronges la vie jusqu’à l’os
et tu nous la joues dégoûté ?

- Je suis victime ! J’ai des droits !
Je me porte partie civile.
Le monde sera mon témoin :
j’exige un procès sur le champs.

- Ça alors ! Victime de quoi ?
D’un raisonnement imbécile ?
« Oh que j’ai mal à mes deux poings !
Oh que le mur il est méchant ! »

- Écoutez donc donc ce Dieu cruel :
il se moque d’une victime !
Associations, rejoignez-moi !
Nous triompherons du tyran !

- Mais quel tyran vois-tu, bordel ?
Ta bêtise a atteint des cimes…
Tu as tout dévasté sans moi,
rempli d’un orgueil délirant.

- Les défauts de la créature
sont causés par l’incompétence
de celui qui l’a mise au point.
Quelle est ta réponse à cela ?

- Qu’il n’y a rien dans la nature
qui soit aussi plein d’importance
que toi, vain cousin du babouin.
Qu’en penses-tu, de celle-là ?

Futile assassin de ton frère,
minable avorteur de ta fille,
cruel castrateur de ton fils,
lâche bourreau de tes parents,

tels sont tes faits d’armes, mon cher.
Ne vois-tu là que des vétilles
dont tu touches les bénéfices ?
Quand tu te vois, te sens-tu grand ?

- C’est de leur faute, ils m’ont forcé,
ou bien c’est toi, le Créateur.
En tout cas, je n’y suis pour rien :
la société m’a perverti.

- Là pour le coup, c’est du corsé !
Ton frère a contraint son tueur
et l’embryon tenait ta main ?
Que n’as-tu pas tout subverti ?

Allez, c’est bon. Parler est vain.
J’aurais voulu éviter ça
mais tu t’enfonces dans l’abyme :
il vaut bien mieux te foudroyer.

- Police ! Alerte ! À l’assassin !
Tu crois t’en tirer comme ça,
toi dont j’ai dénoncé les crimes ?
Prépare-toi à guerroyer.


Iel s’enfuit bien vite, son interface connectée à la main.

La scène est vide. Seuls un excès d’absence et un excès de présence rendent perceptible l’existence des personnages.


- Es-tu devenu le serpent
de mon Paradis, ô mon Dieu ?
Iel et sa terre sont à moi,
ainsi que je l’avais prédit.

- Ah, Satan, Satan, mon enfant,
tout d’un coup je me sens bien vieux.
L’occident succombe à ta loi ;
ce lieu est devenu maudit.

- Dans ces pays, on tue les vieux,
et les bébés, on les ingère
dans l’espoir de ne pas mourir.
Pars ! Ta place n’est plus ici.

- Pas plus qu’elle n’est dans les cieux :
toute contrée m’est étrangère
depuis le décès d’un martyr.
Il devait bien en être ainsi.


Rideau.


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