Mon
cher ami,
Et
bien, j’ai eu chaud, n’est-ce pas ? Je parle au passé parce
que la méthode préconisée par Svetlana a eu les effets escomptés.
Je m’attendais à voir s’écarter une ombre ou à entendre une
vague pschitt au loin mais les adieux d’Amaymon ont été un peu
plus spectaculaires que cela. J’envoie un courrier séparé à
cette dame pour la remercier mais je compte bien pouvoir le faire en
personne dans peu de temps. Je ne suis pas tout à fait sûr que le
mélange dont elle m’a donné la recette soit comestible mais il a
assurément un effet tout simplement magique sur les parasites, ou
du moins sur celui qui s’était logé dans ma vie.
J’ai
lu et relu tes explications mais je ne suis toujours pas sûr de bien
les avoir comprises. Tant que j’y pense, les excuses n’étaient
pas nécessaires. J’ai bien compris pourquoi vous ne pouviez pas
bannir vous-mêmes l’intrus et, à partir de là, pourquoi il était
aussi inutile que vain de vous mettre à sa portée. Sans doute me
trouveras-tu un peu étrange, mais je ne suis pas loin d’admirer
les talents de ce fils du serpent dont la dangerosité ne fait aucun
doute. Sans vous, je n’aurais même pas su qu’il était là avant
de monter dans l’ascenseur pour le grand en-bas.
Ce
qui me laisse perplexe, en fait, c’est le comment et surtout le
pourquoi. À sa place, je me serais attaqué à toi. N’es-tu pas
une cible bien plus logique, étant donné ce que tu as déjà
accompli et ce que tu te prépares à faire ? Même si je suis
assez fier de l’aide que je vous ai apportée, à commencer, comme
tu t’en doutes, par le moyen de connaître le nom de mon ex-hôte,
mon rôle est somme toute assez mineur.
J’ai
lu ce que les maîtres de la démonologie les plus respectés ont cru
savoir à propos d’Amaymon et leur description correspond fort peu
à l’être qui m’a hanté, à tel point qu’ils n’ont
pratiquement pas de traits communs. Ceci dit, comme ils ne savaient
pas non plus que son nom n’était pas Amaymon mais l’odeur de
l’encens que l’on devait brûler en l’évoquant, du moins si
j’ai bien compris votre découverte, leur témoignage me semble
assez peu probant. Il faudra que tu m’expliques comment vous avez
appris cela.
Figure-toi
qu’en t’écrivant, mon cerveau se met enfin en marche et que mes
idées se font plus claires. En fait, bien des pièces du puzzle
semblent avoir du mal à trouver leur place dans cette histoire. S’il
ne t’a pas traqué, c’est qu’il n’était pas après toi, mais
bien après moi. Il ne m’a pas paru appartenir à la catégorie de
personnes pouvant se contenter d’un merle en guise d’une grive.
Non. J’étais sa grive. Mais pourquoi ?
Pardon
de t’utiliser ainsi, mon vieil ami, mais le fait de réfléchir en
m’adressant à toi semble me stimuler, aussi vais-je abuser de ta
patience et continuer. Maintenant que j’y pense, il me semble que
j’ai joui de la compagnie d’Amaymon durant bien plus de temps que
je ne l’imaginais. Je vais essayer de t’expliquer d’où je tire
cette impression, mais cela risque d’être compliqué parce que
tout ceci se fonde sur des sentiments assez vagues. Pour prendre une
métaphore, j’étais installé dans un train dont je pensais qu’il
se rendait dans la Jérusalem Céleste mais quelqu’un s’est mis à
jouer avec les aiguillages.
Quand
je me suis rendu compte que certains de mes rêves n’étaient pas
les miens et que certaines de mes pensées ne m’appartenaient pas
davantage, j’ai tout d’abord pensé que soit mon esprit avait
commencé à déraisonner, soit j’étais une sorte de voyant ou de
télépathe. Toutefois, lorsque je me suis mis à écouter des gens
parler de leurs propres rêves, je me suis aperçu que je me
trompais : en fait, très peu de songes étaient destinés aux
gens qui les avaient faits.
Mais
tu connais toutes mes thèses à ce propos comme à propos de
l’endroit où nous pensons vraiment, aussi ne vais-je pas insister
sur le sujet. Non, ce qui m’intéresse est ce qui m’est arrivé
ensuite. Je crois que d’une certaine façon, mon identité a
commencé à se déliter. À titre d’exemple, il m’est arrivé
plus d’une fois, au réveil, d’admettre qu’un rêve était bien
le mien en raison de souvenirs de lieux, de personnages, d’actions
que j’avais à l’esprit pour ensuite déchanter devant
l’évidence : ces souvenirs n’étaient pas les miens. Ainsi,
il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je parcourais les couloirs
d’une université en quête de toilettes, un grand classique des
rêves de pré-réveil s’il en fut. Toutes les pancartes étaient
en Espagnol et je connaissais l’agencement des lieux puisque je m’y
dirigeais avec sûreté, pestant seulement contre le fait que
certains couloirs étaient fermés en raison de travaux. Rien de
remarquable, donc, sauf à la fin. Au réveil, j’étais sûr de
m’être trouvé en territoire familier car je me souvenais bien des
lieux et des années d’études que j’y avais passées. Ce ne fut
qu’un peu plus tard que je vis le problème : j’ai fait mes
études en France et je n’ai jamais mis les pieds dans une
université espagnole ou sud-américaine ; de plus, l’aspect
des bâtiments n’évoquait rien pour moi. Au fait, avant de
conclure à propos de ce rêve somme toute anodin : j’avais
peur d’autres étudiants parce qu’ils étaient « tzetca
metzi ». Dans mon esprit, ces termes dont je viens de
transcrire la sonorité renvoyaient à une ethnie, une origine ou une
race. Or, je n’en ai trouvé le sens ni dans ma mémoire, ni sur la
toile. Aurais-tu une suggestion ?
Bref,
ce qui m’intéresse ici, c’est que les contours de mon identité
commençaient à devenir de plus en plus flous, à l’inverse de
ceux de mon orgueil, et que ce flou envahissait ma vie pour des
périodes de plus en plus longues après le réveil. Pour ce qui est
de l’orgueil, n’avais-je pas, à l’aide de mes propres forces
et de ma seule volonté, fait une découverte fascinante ? Et
n’avais-je pas appris que ma propre personnalité n’était qu’un
aspect d’un être bien plus complexe et bien plus vaste ? Tout
ceci avait un côté Randolph Carter qui ne m’échappe pas. Et, au
milieu de ce capharnaüm, où donc se trouvaient la Sainte Trinité
et la Vierge Marie, me demanderas-tu ? Dans une case nommée
« pratique religieuse » soigneusement séparée de la
vie, te répondrai-je de la manière la plus moderne qui soit.
Pardonne ma vulgarité, mais j’étais devenu une putain des démons
et ils me bourraient à l’infini.
Voilà,
c’est dit. Ces pensées devaient traîner quelque part en moi mais
ce n’est qu’en t’écrivant que j’ai pu mettre le doigt
dessus. Amaymon ne me cherchait pas parce que j’étais un morceau
de choix : dans l’état où j’étais, s’il me voulait, il
n’avait qu’à me prendre, comme tous ses frères. En fait, il
m’utilisait parce que dans ma folie, j’étais devenu une cible
facile, un point faible par lequel il pouvait accéder à vous tous.
Quel
était son but ? De quelles idées, de quelles soi-disant
informations comptait-il me remplir ? Je n’en ai pas la
moindre idée, pas plus qu’un tournevis ne sait à quoi il va
servir. Ce que je pense, c’est que, quelles qu’aient été ses
visées, il avait besoin que je devienne une loque juste bonne à
sourire lorsque l’on s’en sert, une sorte de drone sans pensée
ni opinion, ni rien d’autre si l’on excepte la volonté de ses
nouveaux maîtres et des croyances malsaines propres à polluer tout
son entourage.
Je
grossis le trait parce que je suis en colère mais je crois que
l’essentiel est là. Surtout, ne t’inquiète pas trop pour moi.
Je ne compte pas ruminer tout cela mais aller me confesser, faire
acte de contrition puis reprendre les données pour y voir plus
clair.
Il
y a donc du pain sur la planche pour démêler le vrai du faux, les
informations des mensonges et rendre à chacun ce qui lui appartient.
Tout n’est pas à jeter dans ce que j’ai vécu parce que les
expériences étaient authentiques, comme j’ai pu le constater à
de multiples reprises. En revanche, pour les conclusions que j’ai
cru pouvoir en tirer, c’est une tout autre histoire.
Comme
je l’ai dit, je tâcherai de venir vous voir bientôt mais je ne
peux rien garantir. Et, cher ami, si vous avez besoin d’évoquer
Amaymon dans le cadre du projet, ne prends pas la peine de me
prévenir. Je ne tiens pas vraiment à revoir celui qui m’a
manipulé avec tant de facilité.
Bien
à toi.
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